La maladie chronique ou le temps douloureux

L’impact de la chronicité

La maladie chronique, comme son nom l’indique, est une maladie du temps, une maladie où le temps est un problème.

    Partir de cette remarque ne signifie pas renvoyer l’approche de la maladie chronique dans le domaine des concepts et de l’abstraction mais tend à souligner au contraire à quel point le rapport au temps est un élément important et concrètement douloureux pour celui qui souffre d’une maladie chronique[1].

    Comme toute maladie, la maladie chronique trouble le rapport au temps. Comme toute maladie, elle inaugure une rupture dans son existence, crée un avant et un après le diagnostic. Elle modifie la capacité dynamique essentielle du sujet à se projeter dans l’avenir et le fait entrer dans une nouvelle temporalité, souvent appauvrie de ses multiples possibles. Le passé et le futur sont revus à l’aune de la maladie, le passé est souvent idéalisé dans une sorte d’illusion rétrospective qui le transforme en paradis perdu et le rapport à l’avenir toujours grevé de fortes inquiétudes, suspendu à la possibilité d’une guérison : les projets sont renvoyés à un futur hypothétique, énoncés au conditionnel, parfois même censurés. Dans la maladie, on est le plus souvent renvoyé à une logique du présent ou de l’instant.

    Mais le rapport au temps est plus complexe et sans doute plus douloureux encore dans le cas de la maladie chronique. Au sens où elle conjugue à la fois cette logique de l’incertitude et du moment présent qui est le propre de la maladie et celle d’un temps qui dure, car la maladie chronique est une « maladie de compagnie » qui s’installe souvent définitivement dans la vie d’un patient. Il doit subir au long cours la logique du va-et-vient, de l’aléatoire, des montagnes russes. L’alternance des moments de crises, de rémissions et de rechutes, la vie funambule entre les fausses alertes et les faux espoirs. Tout ce qui est pénible dans l’expérience ponctuelle de la maladie est sans cesse réitéré dans la maladie chronique. En ce sens, l’image de Sisyphe est peut-être l’une de celles qui illustrent le parcours du malade et sa propre représentation intérieure. Chacun de ses efforts longs et pénibles est sans cesse menacé d’être réduit à néant par une nouvelle crise, une nouvelle attaque au terme de laquelle il lui faudra de nouveau tout reprendre à zéro dans l’espoir de retrouver un peu de ce sentiment particulier de « normalité » des périodes de rémission.

    On pourrait donc dire que la temporalité spécifique de la maladie chronique est d’installer l’incertitude dans la durée. C’est cette nature labile, insaisissable, de la maladie chronique, sa constance dans l’imprévisibilité, si on peut dire les choses ainsi, cette incertitude instaurée comme mode d’être par la présence latente du risque, qui en fait une maladie difficile à comprendre et à vivre.

    La maladie est difficile à comprendre, pour le malade comme pour les autres. D’abord parce que c’est une maladie qui dure, qui ne cesse pas et qui en ce sens, va à l’encontre de notre représentation commune de la maladie, envisagée sur le mode de l’accident de parcours ou de l’épreuve nécessaire (comme dans le cas des maladies infantiles qui servent à nous immuniser), que l’on surmonte, et dont on guérit. Dans ce schéma, la maladie est un moment négatif qui tend à être dépassé par un retour à la guérison, retour à la santé. L’autre représentation de la maladie, plus généralement refoulée, en est la forme tragique où la maladie conduit à la mort. Mais l’image d’une maladie qui cohabite avec la vie reste encore très floue, même si elle commence à s’imposer à la conscience collective, notamment autour de certaines pathologies, qui ne sont plus systématiquement synonymes de condamnation brutale, comme le cancer ou le SIDA devenus maladies chroniques dans les pays privilégiés, ou encore la maladie d’Alzheimer ou la schizophrénie qui engagent très lourdement l’entourage dans l’épreuve de la maladie.

    Malgré cette visibilité accrue de la maladie chronique, l’idée de devoir vivre durablement avec la maladie, et même plus précisément, de vivre dans la maladie, de vivre quotidiennement avec elle, presque sans répit, constitue une représentation quasiment impossible. L’état de maladie est irreprésentable dans son acuité, son intensité et dans sa violence à quelqu’un en bonne santé. Parce que nos représentations sont intimement liées à notre état corporel personnel, parce qu’elles s’enracinent dans ce que nous ressentons physiquement, il est difficile à celui qui est en bonne santé de prendre la mesure de cette usure que constitue la maladie comme épreuve physique et psychique. De la même manière que celui qui est au chaud a du mal à imaginer la douleur du froid, même s’il l’a déjà vécue, celui qui se sent bien ne peut prendre toute la mesure de la violence de la douleur, quand bien même il l’aurait éprouvée lui-même. Dans le cas du malade chronique par exemple, il n’est pas rare que les moments de rémission atténuent le souvenir de la souffrance des périodes critiques. L’état de santé et de rémission, s’ils n’effacent pas la crainte devant la douleur aiguë, en font disparaître le ressenti pour y substituer l’idée de douleur. Dans cette nuance réside toute l’incompréhension qui peut s’insinuer entre celui qui souffre et celui qui l’entoure, incompréhension qui peut également se manifester entre malades, et qui témoigne, si c’était nécessaire, à quel point la douleur nous emprisonne en nous-mêmes[2].

    S’il est donc difficile de prendre la mesure de la douleur de l’autre, d’y être véritablement attentif, cela l’est d’autant plus que les signes de la maladie sont discrets. Or précisément, le malade chronique n’a pas toujours l’air malade.  Ce qui constitue à la fois un avantage et un problème. En effet, par cette invisibilité (on peut penser au diabète, à certaines maladies auto-immunes ou à certains cancers) le malade échappe à une stigmatisation sociale parfois pesante, mais il peut également souffrir d’une aide ou d’une attention dont il a besoin dans une période où les efforts lui coûtent plus qu’à d’autres. Lorsque la maladie est connue, elle n’en est pas forcément mieux comprise et la tentation est grande (parce qu’elle est rassurante) d’identifier l’absence de signes notoires de fragilité ou de faiblesse comme une guérison.

    Comprendre la maladie chronique, cela signifie réussir à accepter de ne pas guérir. C’est-à-dire réussir à continuer à se penser en intégrant dans sa définition intime celle de malade. Non pas s’y réduire (ce qui peut constituer une tentation pour le malade), mais la rendre conciliable avec une nouvelle identité à construire mais qui nous ressemble encore, qui préserve une forme de continuité avec celui que l’on était avant. Ce travail intérieur de reconfiguration de l’image de soi, de l’identité intérieure est lui aussi éprouvant.

    La maladie chronique est une épreuve d’endurance. Cette maladie qui s’entête est comme une volonté infaillible face à laquelle le sujet doit être capable de lutter, face à laquelle on attend de lui qu’il oppose la même ténacité, la même pugnacité, la même détermination. Face à l’obstination aveugle de la maladie, il faudrait un courage sans faille du malade. On voit d’emblée à quel point le combat est injuste parce qu’inégal, pour ne pas dire perdu d’avance. Celui qui est déjà fragilisé devrait avoir cette volonté que l’homme sain n’est pas toujours capable d’avoir. Il pèse sur le malade une très forte pression implicite autour de cette « vertu de constance » qu’on (les médecins, les proches, la société) attend(ent) – voire exige(nt) – de lui (pour vivre le mieux possible avec cette maladie, pour garder espoir, pour rester positif). C’est faire reposer sur lui une lourde responsabilité. Il semble important, et plus juste, de prendre en considération la fragilité intrinsèque du malade (en particulier à l’heure où l’on insiste tant sur sa responsabilité et son autonomie) et de ne pas lui demander des trésors de courage dont la plupart des hommes sains sont incapables. La maladie ne fournit pas automatiquement ce sursaut de la volonté qu’on aime nous présenter à travers l’image du malade parfait, combatif, presque guerrier. Trop souvent, elle ne fait qu’épuiser le patient. Il n’existe pas de dialectique naturelle qui ferait de la maladie l’expérience qui nous rend systématiquement plus forts ou plus vertueux.

    Dans la maladie chronique, le rapport au temps est d’autant plus complexe que les temporalités se chevauchent, le malade doit jongler avec une logique de l’instant et celle de la durée. Il lui faut à la fois savoir vivre au jour le jour, pour profiter des bons jours ou des bons moments, dans la temporalité de l’instant et d’autre part, ne pas renoncer à penser dans la durée et s’efforcer d’agir dans la continuité : s’astreindre à la constance, la régularité dans le suivi des traitements, des prescriptions, des interdictions.

    Entre épicurisme forcé et logique de la prudence, le malade est pris dans des oppositions déchirantes.

    Spécificité de la temporalité de la maladie chronique, son caractère à la fois durable et aléatoire qui en fait une épreuve sur le plan existentiel mais qui constitue une difficulté spécifique d’un point de vue thérapeutique.


    [1] Nous avons essayé de réfléchir ici sur les éléments qui pourraient être communs à l’expérience de la maladie chronique, quelles que soient ses formes. Cependant, il est évident que devant la variété des pathologies regroupées sous ce terme générique et la singularité de l’expérience de chaque malade, ces propos ne prétendent qu’à présenter des pistes d’interprétation qu’il est facile (et sans doute faut-il s’en réjouir) de contester à l’aide d’exemples concrets.

    [2] Elle peut aussi cependant, et les exemples sont nombreux, nous rendre moins indifférents à la douleur des autres et à ses signes.