Ne plus être à contretemps

La possibilité, désormais ouverte par la loi (Claeys/Léonetti, 01/16), d’énoncer des « directives anticipées » concernant les derniers moments de sa propre vie, et de les opposer à certaines décisions médicales est presque unanimement saluée comme un progrès.

    S’il s’agit bien, comme cela est implicitement entendu, de faire en sorte que les femmes et les hommes qui s’apprêtent à quitter ce monde ne soient pas pris en otage par la puissance technique dont les médecins sont supposés disposer, il faut en effet reconnaître en cette orientation une victoire de la liberté et la considérer comme un signe de respect du mouvement de la vie. A priori, il est certes des états physiques ou mentaux dont nous affirmons, principalement quand nous sommes en pleine possession de nos moyens, que nous nous ne voudrons pas les traverser…

    A priori…Mais le moment venu ? Et de toute façon, de quoi parlons-nous ? Et surtout de qui ? Combien n’ont-ils pas juré qu’ils se suicideraient dans l’hypothèse de telle ou telle maladie grave et qui, comme la plupart en pareille conjoncture, se sont finalement battus quand l’occasion s’est présentée ? Bien présomptueux ceux qui parient pour l’affrontement ou au contraire le refus d’une situation délicate, avant qu’elle ne se présente. Il y a à peu près le même degré d’aléa à anticiper ce que nous souhaiterions en cas de maladie invalidante ou mortelle qu’à présumer de la réaction dont on se révélera capable face à l’injustice. Héros (pour autant qu’on puisse en l’occurrence déterminer qui est héroïque et qui ne l’est pas) ne sont pas forcément ceux qu’on imaginait tels, avant que le danger ne se présente.

    Et quand bien même nous nous serions à nous-mêmes fait le serment de ne pas accepter certaines altérations au delà d’une certaine limite, ce serment à soi, proclamé pour affirmer le pouvoir sur sa propre vie contre tout ce qui tend à nous le confisquer, ne peut-il constituer un nouveau piège ?

    Qui est le « directeur » qui décidera par anticipation de celle ou de celui que nous serons devenus quand la mort s’approchera ?

    Le cours de la vie imposant souvent de sévères démentis aux directives que nous souhaitions lui imprimer, il y a peut-être, aussi humain cela puisse-t-il être, quelque illusion à prétendre connaître nos souhaits à venir face à ce qui, plus que tout le reste, relève de l’inimaginable.

    Il en est qui écourtent leur vie de n’avoir pas supporté de devenir vieux, en étouffant par avance la tolérance qu’aurait pu manifester à son propre endroit le vieil homme ou la vieille femme auxquels ils n’ont donné aucune chance.

    Veillons donc à ce que le « directeur » qui craint de se voir en butte à ce que l’on appelle l’ « obstination déraisonnable » des médecins ne soit pas à lui-même cet autre tyran qui, enfermant dans ses projections actuelles la situation à venir, risquerait d’empêcher de voir les ressources qu’elle comportera peut-être le moment venu.

    Pour échapper à toute tyrannie, le plus beau cadeau que les hommes pourraient se faire à eux-mêmes, ne serait-ce pas d’apprendre à de ne plus être à contretemps, c’est-à-dire à s’ouvrir à ce qui vient, quand cela vient ?