Le régime: un concept ambivalent

Prends soin de toi !

« Ce que tu manges, ce que tu bois en plus de ce qui est nécessaire à ta santé, constitue autant de crédit supplémentaire à l’avancement de la maladie et de la mort ».

    Ainsi parle Luigi Cornaro dans son livre, De la sobriété. Conseils pour vivre longtemps, 1558. Une prudence sans faille et un jugement avisé exempteraient chacun de tout recours à un médecin. Avant comme après Cornaro, une gamme d’injonctions allant de la bienveillance à la menace en passant par toutes les nuances de la prudence imprègne les discours du soin, en un entrecroisement moral et médical. Que reste-t-il de commun entre le siècle de Cornaro et le nôtre ? Philosophie de l’existence, science médicales, pratique de soin, thérapeutique : le régime continue à s’imposer comme une boussole de l’existence.

    Recherche d’un équilibre, le régime ne saurait, en lui-même, définir une spécificité de l’homme. Si fuir la douleur et rechercher le plaisir est instinctivement partagé par une communauté significative d’espèces vivantes, le régime – aptitude à choisir un mode de vie et une nourriture la plus adéquate à sa propre nature –  ne peut, à première vue, constituer un attribut distinctif de l’humain. Cependant, il s’agit d’une notion à l’intersection entre plusieurs champs de savoirs et domaines d’activités : technique, science, effort physique, médecine, philosophie ; il est une composante dynamique et fondamentale de la connaissance de soi.

    Le régime : anthropologie et nature

    Le régime se situant, dès l’Antiquité, à l’intersection entre l’action humaine et les phénomènes naturels, invite à considérer l’homme en même temps que la nature, l’homme pris dans son environnement naturel. Cette approche trouve ses sources dans le corpus hippocratique et fera autorité jusqu’au XVIIIe siècle.

    Une idée semble partagée par médecins et philosophes dès le Ve siècle avant notre ère : l’homme ne peut être médicalement appréhendé en dehors d’un "milieu", non pas au sens que Claude Bernard confèrera à ce terme en parlant de « milieu intérieur », mais au sens premier et général de milieu naturel. En quoi penser le régime, c’est penser une emprise forte du milieu sur l’homme ?

    Si l’anthropologie est une notion qui sera explicitement théorisée et conceptualisée à partir du XVIIIe siècle, issue du lexique germanique, et utilisée par les médecins (Ernst Platner) et les philosophes (Kant), la médecine antique propose une anthropologie archaïque décisive pour dresser un portrait de l’homme en santé et en maladie. Le corpus hippocratique  se livre à une investigation approfondie des caractères physiques et moraux propres à l’homme. Un ouvrage d’Hippocrate, Air, eaux, lieux, qui fera autorité jusqu’au milieu du XIXe siècle, propose une étude des hommes tels qu’ils sont marqués par leur milieu naturel, affectant de manière profonde le physique comme le moral. Émerge une doctrine de l’homme et des maladies conférant une existence conceptuelle à l’idée de milieu : climat, région, mœurs, coutumes... Être, exister, c’est d’abord être imprégné par un ensemble de facteurs environnementaux. Pour bien cerner la nature d’une affection « On remarquera la constitution innée, le pays, les habitudes, l’âge, la saison, la nature de la maladie, son état d’accroissement et de rémission, qu’elle se termine ou non » (Aphorisme 4, trad. Mercy, 1821). De telles recommandations s’adressent au médecin, elles parlent aussi à l’homme avisé mais également au malade. Quelques règles sont ainsi communes aux hommes, bien que perfectionnées par les médecins : l’art de l’observation, de l’analyse, du discernement et le sens de la précaution.

    Le régime : une auto-médecine ?

    En quoi la nécessité de se faire le « médecin de soi-même » (titre d’un ouvrage important de Aziza Shuster, 1975) relèverait d’une exigence du régime  ? Le régime instruit une philosophie de l’existence : savoir en toutes circonstances se gouverner. Il contribue à rendre effective une forme d’autonomie, mais cette dernière notion fait l’objet d’une évolution considérable entre les XVe et XVIIIe siècles. Prescrire des régimes de vie, c’est vouloir articuler auto-régulation de chacun et régulation sociale pour assurer l’équilibre de  la cité, idée qui prend ses sources dans la médecine d’Hippocrate comme dans la philosophie d'Aristote. L’époque moderne régénère cette exigence du régime, insistant sur une conformité avec la société et une convenance morale : le régime doit policer l’homme. Si l’héritage de l’Antiquité prévaut dans l’écriture de nombreux ouvrages conseillant les hommes quant à la préservation de leur santé, les termes de « gouvernement »  et de « politique » de santé, appliqués à une gestion individuelle de la vie quotidienne, tendent à infléchir le discours dans le sens d’une exigence sociale et morale. Il faut rechercher un modèle comportemental ; d’où le succès du livre de Luigi Cornaro évoqué précédemment.

    Les conseils de santé s’inscrivent dans une logique du savoir vivre. Composantes majeures dans la distribution des règles de l’apparence, souci de soi et exigence de soin se mêlent souvent à une exigence esthétique : la santé est du côté du beau ; ce qui est plaisant à regarder, à entendre, contribue indéniablement à élever l’esprit et à fortifier les défenses du corps. De telles préoccupations sont soulevées dans un ouvrage de Nicolas Abraham de La Framboisière, Gouvernement nécessaire à chacun pour vivre longtemps en santé (1600), où l’auteur veut s’adresser à un public dépassant l’habituelle communauté des savants.  Mais les enjeux relatifs à la recommandation de se gouverner soi-même ne se limitent pas à cette panoplie d’exigences.

    Du régime : entre conseil individuel et exigence politique

    C’est à la fin du XVIIe siècle que s’esquisse le souci d’une santé publique, étendue à une population significative, motivée, notamment, par des enjeux économiques. La grande enquête sur les maladies du travail, recensant par corporations d’artisans les différentes formes de fléaux, est publiée par Bernardino Ramazzini en 1700. Une telle préoccupation s’inscrit dans un processus de valorisation croissante du travail. Arts et métiers font leur entrée dans le cénacle des sciences et de la philosophie, (Encyclopédie de Diderot et d’Alembert à partir de 1751). Avant que le tiers-états, du « rien » qu’il fut pendant si longtemps, aspire à devenir « tout », pour reprendre les mots de Siéyès à la fin de ce même siècle, la bonne santé de la production est assurément considérée comme un facteur déterminant pour le devenir de l’économie ; pour cela, il faut donc des artisans en bonne santé. Repenser l’hôpital, l’urbanisation et la manufacture, à partir du XVIIIe siècle,  contribue à rendre explicite l’exigence d’une santé publique.

    De l’ancien au nouveau régime, médecins, savants, philosophes et politiques se rejoignent parfois dans le projet d’une régénération de l’homme. L’homme régénéré est celui qui, par son mode de vie, participe au grand mouvement de rupture d’avec les corruptions engendrées par les habitudes de l’ancien régime. À cette fin, trois objectifs doivent être remplis par chaque citoyen, comme le montrent Tissot dans son célèbre Avis au peuple sur sa santé, également Cabanis ou encore Lanthenas, théoriciens de l’idée de régénération de l’homme : sortir de la misère, de l’ignorance et de la maladie. Le travail, l’éducation et une médecine préventive qui se fonde en partie sur l’hygiène et le régime sont les réponses à ces trois enjeux. Le gouvernement de soi-même devient désormais un impératif national  : celui dont il faut prendre soin, au-delà de l’individu lui-même, c’est le citoyen. En une dynamique réflexive instituée par le Contrat social, celui-qui transgresse les lois se nuit à lui-même autant qu’à la Cité dans son entièreté  ; de même, celui qui ne prend pas soin de son corps et de sa santé, nuit par là-même à la santé de la nation.

    En conclusion

    Ce bref article peut être lu comme un coup d’œil sur des éléments d’histoire du régime, coup d’œil mais aussi clin d’œil : ce que nous dit l’histoire d’une pratique peut contribuer à nourrir un regard critique sur l’état présent. L’état du régime connaît aujourd’hui, en apparence, une oscillation entre surconsommation et retour à la nature, autant d’excès, autant de défauts grévant une appréhension équilibrée de ce que serait un régime débarrassé de tout discours culpabilisant : ni sacerdoce ni luxe. Entre les deux, une gamme reste à trouver, à condition que le piano soit accordé.

    NB: ce texte est le résumé d'une version plus détaillée sur ce même thème.

    Bibliographie relative à cet article :

    • Aziza-Shuster, Évelyne, Le médecin de soi-même, Paris, PUF, 1972
    • Cornaro, Luigi, De la sobriété. Conseils pour vivre longtemps, 1558, texte présenté par Georges Vigarello, édition Jérôme Millon, 1991
    • Hippocrate, Aphorismes et Prognostics d'Hippocrate, trad. M. Bosquillon, Paris, Crochard, 1814
    • La Framboisière, Nicolas-Abraham de, Le Gouvernement nécessaire à chacun pour vivre longuement en santé, avec Le Gouvernement requis en l’usage des eaux minérales, tant pour la préservation, que pour la guérison des maladies rebelles, Paris,1608
    • Ramazzini Bernardino, Essai sur les maladies des artisans, 1700, trad. du latin avec des notes et des additions par M. de Fourcroy, Paris, Moutard, 1777
    • Sénèque, De la vie heureuse, trad. Baillard, Hachette, Paris, 1834
    • Tissot, Samuel Auguste André David, Avis au peuple sur sa santé, ou Traité des maladies les plus fréquentes, par M. Tissot, … Nouvelle édition, augmentée de la description et de la cure de plusieurs maladies, et principalement de celles qui demandent de prompts secours. Ouvrage composé en faveur des habitants de la campagne, du peuple des villes, et de tous ceux qui ne peuvent avoir facilement les conseils des médecins, Paris, P.-F. Didot le jeune, 1762