Santé über alles

Il y a cinquante ans déjà, avec Le mythe de la maladie mentale, Thomas Szasz dynamitait la psychiatrie et inventait l’antipsychiatrie. Les échos de ce livre révolutionnaire n’ont pas cessé de retentir dans la psychiatrie contemporaine.

    En 2010 le toujours jeune Thomas Szasz, avec une énergie redoublée, réussissait l’exploit d’être encore plus à contre-courant, en publiant Pharmacratie. Médecine et politique, l’Etat thérapeutique[1]. Les temps ont changé : ce qui domine, ce ne sont plus des idées conservatrices ou répressives, qu’il était au fond assez simple de rejeter. C’est la doucereuse idéologie du bien et le culte des  bons sentiments, le soin ou le care généralisé, qui sont la norme. La santé semble être devenue le seul idéal indiscutable. Qui oserait, à moins de passer pour fou, élever la moindre objection contre le no smoking, le port obligatoire de la ceinture de sécurité ou celui du casque en moto ?  Thomas Szasz bien sûr.

    Selon lui nous sommes entrés dans une nouvelle ère. A la théocratie et à la démocratie a succédé la « pharmacratie »,  « règne de la médecine et des médecins». Cette dictature de la santé ne connaît guère d’opposants et Szasz est plutôt pessimiste : « après avoir vaincu les deux grands étatismes du vingtième siècle, le national-socialisme et le communisme,  nous sacrifions notre liberté » sur l’autel de la pharmacratie et du « droit à la santé ».

    Une certaine médecine ne cesse de s’étendre : elle ne se contente plus de traiter les véritables maladies, mais en invente de fausses, de nouveaux « diagnostics », en donnant à tous les comportements hors normes le nom de maladies. Tout peut alors être dangereux pour la santé. Si l’on va au bout de ce raisonnement, « il est évident que la cause majeure de décès est la vie elle-même ». Dans un monde où « la responsabilité est ce qui fait le plus peur », tous veulent devenir malades et Szasz décrit une folle « course au handicap » : « ceux qui veulent à tout prix tenir le rôle du malade exigent des soins médicaux et des bénéfices à retirer de leur maladie ou de leur handicap. Ils représentent ainsi une valeur monétaire très importante pour les médecins et les avocats ». Tous, et surtout ceux que Szasz appelle les VUP (very unimportant person) : il est toujours plus valorisant de « simuler une maladie » que de « creuser des trous », alors que pour les VIP retraites et pensions ne présentent guère d’intérêt. Tous veulent être contrôlés par les médecins et embrigadés dans un « système de soins universel ». On ne s’étonnera pas que Szasz soit hostile aux réformes du système de santé proposées par Obama, qui entravent la liberté de s’assurer ou pas pour ses dépenses de santé. Pour le libertarien qu’est Szasz, la liberté individuelle ne semble déjà plus qu’un lointain souvenir.

    Les analyses de Szasz s’ouvrent assez logiquement par une référence à la remarque prophétique de Tocqueville sur ce « pouvoir immense et tutélaire », « absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux » qui est la forme de despotisme propre aux régimes démocratiques. Au long de son livre, Szasz se constitue une sorte de panthéon personnel avec les rares auteurs qui ont résisté comme lui à ce culte de la santé et du bien, de Goethe à Santayana en passant par Thoreau ou Chesterton. De superbes citations entretiennent son indignation. De Goethe : « je crois que l’humanitarisme finira par triompher, mais j’ai peur qu’en même temps le monde ne devienne un grand hôpital dans lequel chacun agira comme l’infirmière charitable d’autrui ». Ou de Chesterton : « l’homme libre s’appartient à lui-même. Il peut porter atteinte à sa propre personne par la nourriture ou la boisson, il peut se ruiner au casino. S’il le fait, il est certainement stupide et se condamne très probablement, mais s’il ne le peut pas, il n’est pas plus libre qu’un chien ». De George Santayana enfin : « il se peut qu'un homme ne mange ni ne boive ce qui est bon pour lui, mais  il est préférable pour lui et moins humiliant de mourir librement de la goutte que de voir son régime alimentaire régulièrement contrôlé par un censeur officiel, censeur qui de toute manières ne pourra jamais lui conférer l'immortalité ».

    Dans un article du Wall Street Journal de juillet 2009, Szasz s’en prenait à l’Obamacare sous le titre : « un système de santé universel ne mérite pas qu’on sacrifie notre liberté ». Et il retrouvait alors le Thoreau de Walden pour se défier de la tyrannie du bien : « Si je tenais pour certain qu'un homme soit venu chez moi dans le dessein bien entendu de me faire du bien, je chercherais mon salut dans la fuite comme s'il s'agissait de ce vent sec et brûlant des déserts africains appelé le simoun, lequel vous remplit la bouche, le nez, les oreilles et les yeux de sable jusqu'à l'asphyxie, de peur de me voir gratifié d'une parcelle de son bien - de voir une parcelle de son virus mélangé à mon sang. Il n'est pas odeur aussi nauséabonde que celle qui émane de la bonté corrompue ».

    [1] Editions Les trois génies, Paris, 2010.

    Article initialement publié sur le Blog de Roland Jaccard.