Les fausses évidences de la prévention

La philosophie, au cours de son histoire, a pris des visages multiples, et il est bien difficile de fournir une définition unique de cet effort de la pensée. Au-delà des divergences, il reste que la philosophie bouscule les évidences, refuse de tenir pour acquis ce qui semble aller de soi.

    Certains articles de ce blog ont bien décrit cette rencontre avec la philosophie comme une interrogation qui dérange, une extériorité qui bouscule [1]. En philosophie, les évidences se dissolvent, les habitudes de pensée – qui sont bien souvent des paralysies de la pensée – se fissurent.

    Voyons ce qu’il advient de cette force d’interrogation, lorsqu’elle se confronte à la dimension préventive de la médecine.

    La prévention, en médecine, prend des formes variées. On pense d’abord à la vaccination. Aux campagnes de santé publique et à ses messages concernant l’alcool, le tabac, la nutrition, les comportements sexuels « à risque ». La prévention, c’est encore un ensemble de médicaments destinés non pas à soigner une maladie, mais à diminuer un risque – prescription de statines pour faire diminuer le cholestérol par exemple. Quelles qu’en soient les modalités, la rationalité qui sous-tend l’approche préventive est rarement remise en questions – après tout, chacun ne sait-il pas qu’ « il vaut mieux prévenir que guérir » ?

    Pourtant, au-delà de cette évidence apparente, les enjeux d’une réflexion sur la prévention sont multiples. La question est économique : dans un contexte de ressources limitées et de déficit croissant des systèmes nationaux de santé, quelles sont les stratégies qui permettent d’obtenir la médecine la plus efficace et la plus durable ? Elle est aussi éthique : la médecine ne devrait-elle pas en priorité chercher à soulager ceux qui souffrent ? Elle est politique : les discours de valorisation de la santé, et de prévention ne sont-ils pas en même temps un moyen d’esquiver des questions politiques qui s’énonçaient naguère en termes de pauvreté ou d’exclusion ? Elle est sociologique. Les recommandations toujours plus nombreuses en matière de conservation de la santé ne sont-elles pas au service d’un contrôle des comportements et de leur normalisation ? Elle est, bien sûr, médicale. Que sait-on des maladies à venir et de leurs causes ? Pourra-t-on trouver des mesures préventives efficaces contre les causes principales de mortalité ?

    Au milieu de toutes ces questions, il reste à comprendre ce que serait une manière philosophique d’interroger la prévention. Comment s’entremêlent ici la médecine, dans son effort préventif, et la philosophie ?

    Lorsque la médecine se fait préventive, elle déploie des concepts et une temporalité bien différents de ceux qui sont au cœur d’une médecine de soin. Chacun de ses aspects, pour peu qu’on les mette en lumière, mérite de mobiliser à nouveau des analyses philosophiques. Lorsque la médecine préventive prétend protéger la santé, de quelle santé s’agit-il ? Est-ce encore cette santé vécue, cette forme de confiance que je peux avoir envers mes propres capacités organiques ? Ou bien toute médecine préventive repose-t-elle sur une méfiance fondamentale envers une impression de bonne santé, laquelle me dissimulerait des mécanismes délétères déjà engagés ? Il se pourrait que l’attitude préventive nous rapproche d’une santé calculée, qui en passe toujours par la médiation des chiffres. Lorsque la prévention prend le visage de la santé publique, les mesures préventives n’ont de sens qu’en regard du ratio risque individuel / bénéfices pour le groupe. Apparaît alors cette santé du groupe, notion dont Canguilhem a bien montré qu’elle pouvait être problématique [2]. Et lorsque la prévention prétend cibler les individus, alors elle multiplie autour d’eux les capteurs, les chiffres, et creuse encore l’écart avec le corps vécu [3]. À l’urgence de la maladie se substitue la patience d’un calcul.

    Les difficultés que connaissent certaines formes de prévention sont ici inextricablement liées à cette question de la définition de la santé, attestant que des questions philosophiques peuvent ne pas être des questions de surplomb, mais se trouver au cœur même de débats médicaux. Certaines mesures préventives peuvent en effet avoir des effets anxiogènes, ou bien directement néfastes, à tel point que le but même de la prévention (préserver la santé) serait en fait empêché par les mesures préventives mises en œuvre. Le cas des patients âgés est à cet égard particulièrement problématique. Comme le remarque une éditorialiste du British Medical Journal, les mesures de prévention des maladies cardio-vasculaires n’ont pas pour effet principal d’allonger la durée de vie, mais plutôt d’opérer une modification des profils de mortalité : si l’on meurt moins d’accident cardiaque, ce sont alors d’autres causes de mort qui prévaudront (démences, cancers), quand bien même celles-ci sont souvent plus redoutées [4]. Mesurer l’efficacité de la prévention en passerait alors par une nécessaire prise en compte de la finitude et de la question de la « bonne mort ». On voit à quel point les interrogations sur l’efficacité et les stratégies préventives côtoient de grandes questions philosophiques.

    Dans le même temps, l’histoire de la philosophie témoigne de ce que la santé a occupé une place importante dans la réflexion des philosophes, et plusieurs billets de ce blog rappellent à juste titre tout le prix que revêt la bonne santé. Cette histoire invite donc en même temps à une certaine admiration devant ces savoirs qui peuvent effectivement repousser la maladie : si l’attitude critique est nécessaire, il ne s’agit pas non plus d’ériger en vertu une méfiance aveugle envers la prévention.

    Bibliographie

    • [1] Philippe Svandra, « Pourquoi la philosophie ? »
    • [2] Pierre-Yves Meyer, « Quantified self et définition de la santé »
    • [3] Georges Canguilhem, Le Normal et le pathologique, PUF, Paris, 1966
    • [4] Iona Heath, « What do we want to die from ? », BMJ, 341 : c3883, 2010