Pourquoi la philosophie?

À la lumière de mon expérience de soignant qui a rencontré la philosophie au travers des questions éthiques dans les soins, la question de fond que je souhaiterai poser ici est simple : «Que peut apporter la philosophie au soin, ou, de manière plus concrète, un philosophe à un soignant » ?

    Il semble assurément plus facile de dire d’abord ce qu’elle (ou il) ne peut pas apporter ou plutôt ce qu’il ne faudrait surtout pas qu’elle (ou il) apporte.

    De mon point de vue, la philosophie ne peut, ni ne doit, évidemment fournir des solutions clé en main. Elle n’a pas à apporter une « bonne parole » du haut de son savoir. Toute position surplombante est d’ailleurs légitimement très mal vécue par les soignants. Le philosophe n’est pas plus un guide qu’un prescripteur. A cet égard, le terme même d’éthicien est, me semble-t-il, à proscrire.

    La leçon socratique

    Pour tenter de proposer une approche quelque peu philosophique du soin, pourquoi ne pas se référer à celui qui est considéré par les philosophes un peu comme leur saint Patron : Socrate. Cette référence est d’autant bien vue que, comme ami de la sagesse (c’est-à-dire philo-sophe), Socrate se considérait lui-même en un certain sens comme soignant. Selon lui, la philosophie ne relève en effet rien moins que du soin de l’âme. A l’instar de sa mère, Phénarète, qui comme sage-femme accouchait les corps, Socrate considérait qu’il pratiquait lui aussi l’art de la maïeutique. Toutefois, à la différence de sa mère, ce sont des âmes que Socrate se propose d’accoucher et de prendre soin.

    Reprenons donc à notre compte la méthode Socratique que nous connaissons grâce aux célèbres dialogues que Platon, son disciple et élève, a mis en scène dans de nombreux ouvrages. Socrate y apparait comme une sorte d’enquêteur qui s’attache à questionner sans cesse ses concitoyens à Athènes. Profitant de la moindre occasion, il les interrompt dans leur occupation et leur pose des questions apparemment anodines. Ainsi, au juge, il demande ce qu’est la justice ; au soldat, le courage ; au sculpteur, le beau ; au médecin, la santé ; à l’homme politique, le pouvoir … A chaque fois leur réponse confuse ne le satisfait pas totalement. La conclusion est claire : ceux qui sont considérés comme des spécialistes, des experts n’arrivent pas à spécifier l’objet même de leur activité. Il recourt d’ailleurs (avec cependant moins de sympathie) à la même méthode avec ses plus farouches adversaires que sont les sophistes. Ces derniers le comparent alors à un poisson-torpille, à un taon1 ou encore à un donneur de leçon. A Protagoras, à Ménon ou à Gorgias célèbres sophistes, il demande ce qu’est la Vertu, le Bonheur ou le Bien. Poussés par ses questions faussement naïves dans leurs derniers retranchements, nos sophistes en arrivent à se contredire. Socrate montre que leurs réponses, si on est attentif, sont souvent approximatives, confuses, alambiquées et en réalité peu convaincantes. Ils apparaissent alors, contrairement à lui qui sait qu’il ne sait pas, comme des ignorants qui s’ignorent.

    Alors à quoi peut donc servir un philosophe à l’hôpital face à des soignants ? Et bien revenir à la fonction qu’avait Socrate auprès de ses concitoyens à Athènes,… les déranger, les questionner, les bousculer. Nous avons en effet besoin de femmes et d’hommes qui nous questionnent, qui remettent parfois en cause notre doxa, nos habitudes, nos certitudes. Il s’agit de nous obliger à expliciter ce qui nous semble aller de soi. De nous interroger sur notre langage, nos formules qui nous font dire par exemple d’un malade en réanimation qu’il a été techniqué, ou lorsque, dans le milieu de l’obstétrique, on parle d’une grossesse « précieuse » simplement parce qu’elle a été obtenue par Procréation Médicalement Assistée (PMA).

    Pour jouer son rôle de déstabilisation, et de nous empêcher de penser en rond, la philosophie doit cependant veiller à conserver son extériorité en allant jusqu’à assurer une fonction d’étrangeté. En réinterrogeant ainsi du dehors ce que nous discernons mal du dedans, ce détour par la philosophie doit mettre les soignants dans une tension salutaire entre « étrangeté » et « familiarité ». Comme l’indiquait Michel Foucault, le rôle de la philosophie « n’est pas de découvrir ce qui est caché, mais de rendre visible ce qui est précisément visible, c’est-à-dire de faire apparaître ce qui est si proche, ce qui est si immédiat, ce qui est si intimement lié à nous-mêmes qu’à cause de cela nous ne le voyons pas. » La philosophie – comme d’ailleurs la vraie littérature selon Foucault – consiste « non pas à faire voir l’invisible, mais à faire voir combien est invisible l’invisibilité du visible2 » (à l’image de La lettre volée3 d’Edgar Poe).

    Ainsi, aujourd’hui, je me rends compte rétrospectivement à quel point la philosophie a pu modifier mon regard sur le soin. Cette rencontre a été une forme de révélation, un dévoilement (une Aléthéïa). Certes, cette révélation n’est pas à entendre dans un sens religieux. Il faut comprendre ici « révélation » au sens littéral du terme, « ce qui dévoile », « ce qui fait apparaître », comme, lorsqu’à la lointaine époque des pellicules argentiques, le révélateur faisait apparaître peu à peu l’image photographique. Ainsi, la philosophie (et pas seulement elle, les autres sciences humaines également) peut nous aider à penser des pratiques que l’on pratique sans toujours les penser.

    Trouver le problème !

    C’est étonnement pourtant en regardant l’abécédaire de Gilles Deleuze (entretien filmé de plus 6 heures qui ne devait être visible qu’après sa mort4) que j’ai vraiment saisi ce qui s’était joué dans cette rencontre. Gille Deleuze y explique que la philosophie n’est pas comme le voudrait Platon, une contemplation, ni, comme Descartes le prétend, une réflexion ; mais elle est plutôt production de quelque chose de particulier qu’on appelle « concept ». Ainsi, selon sa célèbre phrase : « le philosophe c’est quelqu’un qui crée des concepts ». La philosophie apparaît dès lors comme une discipline aussi créatrice, aussi inventive que bien d’autres disciplines. Il rappelle cependant qu’un concept ça n’existe pas tout fait, ça ne se trouve pas dans une espèce de ciel où il attendrait qu’un philosophe le saisisse. Autrement dit, les concepts, il faut les fabriquer. Dans son abécédaire Deleuze prend deux exemples pour illustrer son propos : le concept d’Idée chez Platon et celui de monade chez Leibniz.

    Il est vrai qu’a priori ces deux concepts peuvent sembler terriblement abstraits, ... mais en apparence seulement. Car si l’on cherche à comprendre pourquoi ces philosophes les ont créés, à quel problème ils voulaient répondre, tout devient beaucoup plus clair, plus concret… et passionnant. Un concept en même temps qu’il est créé, répond en effet à un problème qui le sous-tend. La seule condition pour qu’un concept existe c’est donc, selon Deleuze, qu’il ait une nécessité, qu’il réponde à de vrais problèmes. Le concept, c’est au fond ce qui empêche la pensée d’être une simple opinion, un avis, une discussion, un bavardage.

    Faire de la philosophie c’est donc constituer des problèmes qui ont un sens. Il s’agit en pratique sinon de créer, au moins de savoir utiliser les concepts qui nous font avancer dans la compréhension et la solution des problèmes de notre époque, … et notamment en médecine.


    1 Dans son apologie de Socrate, Platon explique : Sa manie du questionnement ne cessait du matin au soir, car il était « attaché aux Athéniens par la volonté des dieux pour les stimuler comme un taon stimulerait un cheval».

    2 Michel Foucault, « La Pensée du dehors », in Dits et écrits I, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2001, p. 552.

    3 Dans cette nouvelle, qu’on peut lire dans Les histoires extraordinaires, la police fouille un appartement et n’arrive pas à mettre la main sur une lettre de la plus haute importance. La lettre est en réalité ouverte sur la cheminée à la vue de tous. Pour cacher sa lettre, le voleur « avait eu recours à l’expédient le plus ingénieux du monde qui était de ne pas même essayer de la cacher».

    4 L'Abécédaire de Gilles Deleuze, Auteur Pierre-André Boutang, Éditeur Éditions Montparnasse (3DVD).