En France, un virage bioéthique?

Denis Berthiau est juriste, enseignant-chercheur à l’Université Paris-Descartes ; il est depuis 2003 associé au Centre d’éthique clinique de l’Hôpital Cochin, une équipe bien connue, ainsi qu’au Centre national des soins palliatifs et de la fin de vie. Dans ce livre, il traite de manière approfondie de grands sujets qui font débat notamment dans son pays - alors que la loi bioéthique devrait y connaitre une révision importante.

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    Après une introduction - «Ce que je crois être l’éthique appliquée à la médecine et le positionnement du droit», il présente quatre problématiques étendues en autant de chapitres: 1) La fin de vie ou le choc des pouvoirs;  2) les interruptions volontaires de grossesse ou le choc des détresses; 3) l’assistance médicale à la procréation (AMP) ou le choc des possibilités; 4) la contraception définitive (stérilisation) ou le choc des vouloirs.

    Le statut de la médecine, ébranlé au XXe siècle

    Ce statut a toujours été particulier: «Dès la Renaissance où Ambroise Paré a été autorisé à utiliser des condamnés à mort pour reproduire l’accident dont venait d’être victime Henri II, le postulat que Paré agissait pour le bien était une évidence absolue. La médecine s’inscrivait déjà dans l’histoire sociale comme celle qui sauve. Plus tard, la science médicale est frappée du sceau de la réussite (…) Le chirurgien Velpeau disait en 1856 à l’Académie de médecine: ‘Quant à la responsabilité, il ne s’agit pas de perdre de vue que la médecine n’a pas en dehors d’elle de juges compétents et que, pour faire des progrès, il faut qu’elle soit libre’.» Berthiau : «Il s’agissait de calmer les velléités des juges à s’emparer d’une mise en jeu de la responsabilité médicale ou, pire, de la responsabilité pénale du médecin. Il n’existe alors aucun pouvoir séreux de contestation.» On voit que la situation n’est plus la même aujourd’hui.

    C’est le procès de Nuremberg qui va changer la donne: «Là où il n’y avait que bienfaisance et confiance, s’installe une double méfiance : l’une vis-à-vis du dépassement de la volonté du patient par le médecin, l’autre quant à la finalité raisonnable de la pratique. L’ingérence d’un raisonnement éthique dans la pratique médicale s’impose. Ingérence qui devient sociétale.» Toutefois: «De façon récurrente, la performance médicale remettra toujours en cause la légitimité éthique à y mettre des barrières.»

    Travail éthique - Nécessaire modestie

    J’ai pour ma part, au cours de quatre décennies, été frappé de voir comment les attitudes et opinions prévalentes, et les miennes, pouvaient évoluer rapidement. L’auteur le constate aussi: « La matière incite à la modestie, à la simplicité et, surtout, à la perpétuelle remise en question (…) il faut bien se garder de prétendre détenir la vérité. Trop d’évolutions ces trente dernières années montrent que l’absolu n’existe pas.» Plus loin: «Il ne s’agit pas de construire un système incontestable, irrémédiablement structuré et enfermé dans sa propre logique. Il s’agit plutôt d’organiser des arguments (…) L‘éthique, c’est une controverse argumentaire avant tout. Ni le médecin ni les [multiples professionnels différents] qui se préoccupent légitimement d’éthique ne détiennent les clefs de la totalité des arguments.»

    Ethique et droit: «Le droit est une donnée indispensable à l’éthique médicale comme représentant d’une partie de notre vivre ensemble (…) Pour autant, la loi ou le droit n’épuisent pas le raisonnement éthique. D’ailleurs, pour une part la bioéthique incite à l’émergence de nouveaux principes. Que l’on pense au développement du respect de l’intégrité physique ou au droit de la femme sur son corps).»

    Principes et méthode

    L’éthique suppose trois actes: l’identification claire de la balance des arguments, la confrontation de ces arguments et la transparence.» Chose à noter chez un auteur français, Berthiau a d’abord appris à raisonner selon les quatre principes développés par Beauchamp et Childress (dans leurs « Principles of Medical Ethics» souvent cité), à savoir l’autonomie du patient, la non-malfaisance, la bienfaisance et la justice. Et : « Comme tout le monde, j’ai cherché à contester cette vision un peu rigoriste de la matière mais au bout du compte j’y suis toujours revenu.»

    «Après tout, l’éthique n’a jamais commandé une unanimité des principes mis en œuvre. Elle est aussi faite de tensions (…) L’important est sans doute d’identifier les noeuds éthiques pour mieux les mettre en perspective, afin d’aménager le cadre le plus protecteur possible.»

    A propos du principe de justice, typiquement celui qui a une dimension communautaire et de santé publique: «L’accès égal pour tous doublé du principe de solidarité implique-t-il que l’on se désintéresse de l’impact d’une décision? Je décide de maintenir en vie cette personne dans un service de réanimation alors que la décision d’arrêt des traitements pourrait intervenir [serait justifiée]. Economiquement, chaque jour passé dans ce service est particulièrement coûteux. Dilué dans la masse, il s’agit d’une goutte d’eau. Mais jusqu’à quand l’argument peut-il tenir? De plus:  en occupant un lit là, n’empêche-t-on pas d’autres patients d’y accéder?»

    La fin de vie

    L’auteur est une de ces voix qui, en France, demandent une réflexion large et de nouveaux débats, y compris parlementaires, sur les pratiques en fin de vie. On se souvient du « On meurt mal en France » du Rapport Sicard de décembre 2012; la situation a progressé avec la loi dite Claeys Leonetti de 2016 et l’introduction de la sédation profonde et continue jusqu’au décès. Berthiau est favorable à l’admission de l’aide à mourir et cas échéant de l’euthanasie (en rappelant qu’une large majorité de la population le souhaite aussi – selon plusieurs sondages crédibles). Il étudie les tensions marquées en France à propos de « laisser mourir » (acceptable) et «faire mourir» (prohibé), alors que, dans la réalité clinique, la limite entre les deux est souvent floue.  Tout en présentant une série de situations qui ont beaucoup fait débattre - et se battre! – dans le passé récent notamment celles de deux Vincent (Humbert et Lambert).

    Suicide assisté? «Le suicide est une solution que seuls très peu envisagent. Il correspond souvent à un état de souffrance que la médecine avoue ne plus pouvoir soulager après de multiples tentatives. Dans ce cas, c’est aussi à la médecine de s’interroger sur la légitimité de l’abandon de son patient.»  Est ici relevé un point important : quand le médecin traitant (durant des années, hypothétiquement) refuse d’aider son patient jusqu’à la fin alors que ce dernier demande une aide à mourir, est posée la question de savoir si, déclinant cette ultime requête, il ne l’abandonne pas. En rapport avec les principes de Beauchamp et Childress, Berthiau écrit: «Pour moi, l’aide active à mourir se justifie pleinement au regard du principe de non-malfaisance que l’on doit au patient – ou plutôt par l’arrêt de la malfaisance qu’il y a à le laisser vivre. Il faut donc la légaliser en l’encadrant.» Bien sûr, certains se scandaliseront du propos.

    «Il n’y a pas d’opposition structurelle ni de contradiction éthique entre soins palliatifs et aide active à mourir.» L’auteur, comme le font plusieurs personnalités médicales en Suisse, plaide pour une attitude d’écoute, de reconnaissance de l’autre et de possible collaboration entre les milieux concernés. Berthiau traite des directives anticipées, rendues contraignantes pour les soignants par la loi de 2016, sur lesquelles il faut continuer à informer le public et l’encourager à en établir.

    AMP

    Ce chapitre traite particulièrement des questions liées à l’âge des parents d’intention, d’un éventuel problème de santé chez l’un d’eux et d’autoconservation des ovocytes. Avec cela un exposé très fouillé des enjeux de la gestation pour autrui (GPA).

    Interruption volontaire de grossesse (IVG) et stérilisation

    Sur ces thèmes, l’auteur assume une posture mettant fortement en valeur l’autonomie de la personne - vis-à-vis de qui, d’une certaine manière, la meilleure - ou la moins mauvaise - attitude est de faire confiance. En général à son sens, pas de raisons de remettre en cause les demandes reçues. «Il semble bien en réalité que la seule raison valable qui puisse pousser à refuser une stérilisation définitive est qu’il y a une contradiction manifeste à l’accepter, par exemple l’état psychique du demandeur. Sinon, c’est bien l’autonomie du demandeur qui comme dans l’IVG guide la matière. Peu importe même que cette demande de stérilisation émane d’une très jeune fille ou d’un très jeune garçon.»  Il évoque les motifs invoqués, dans sa large expérience, par des jeunes gens pour ne pas vouloir d’enfant et vouloir être stérilisés (y compris, par les temps qui courent, l’idée que l’avenir du monde est trop sombre). Son argumentation semble extrême mais…*

    Ainsi, Berthiau met un accent majeur sur l’autonomie du patient - bien plus que ce n’est le cas général en France. Ce faisant, il s’appuie sur les piliers devenus classiques de la bioéthique anglo-saxonne alors que d’autres éthiciens veulent garder, «en faveur» des professionnels - médecins au premier chef, une plus grande latitude d’appréciation voire de jugement – au nom d’un accent sur la compassion qui peut vouloir «moduler»/relativiser l’attitude/volonté exprimée par le malade… Aussi, au nom de principes comme l’indisponibilité du corps humain, ces milieux ne veulent pas de modalités contractualistes à l’anglo-saxonne, notamment dans le domaine de l’AMP. A l’évidence, les débats se poursuivront… quel sera le sens de l’histoire? Bonne question.

    «Le virage bioéthique» est bien informé, discutant de manière détaillée les enjeux -  sous leurs  multiples facettes et avec  beaucoup de références à des cas précis récents, bien écrit, agréable à lire. Très utile tableau de la situation chez nos voisins d’outre-Jura par un juriste-éthicien qui ne cache pas son drapeau, non dogmatique, conséquentialiste et très libéral.


    * Je reconnais (J.M.) que, confronté à l’une ou l’autre situation de ce genre quand j’étais médecin cantonal, je recommandais la prudence.