Contribution importante d’une médecin et éthicienne française

Fin de vie, soins palliatifs, euthanasie

Où sont les démarcations qui valent ?

    Puisqu’il faut bien mourir

    Histoires de vie, histoires de mort : itinéraire d’une réflexion

    « La médecine aujourd’hui est allée si loin (…) La contrepartie, c’est que la mort ne vient plus toute seule. Dans bien des cas il faut désormais décider qu’elle survienne, faire quelque chose. On est souvent conduit à agir la mort (…) La médecine a transformé nos vies, elle a aussi transformé nos morts. Il n’y a qu’à relever le défi.» (p. 226) On sait que, dans les services de soins intensifs aujourd’hui, les trois quarts des décès surviennent sur la base d’une décision médicale.

    Véronique Fournier est cardiologue et médecin de santé publique. Elle a fait partie du cabinet du Ministre Bernard Kouchner, notamment en lien avec la loi de 2002 sur les droits des malades. La même année, elle crée le Centre d’éthique clinique de l’hôpital Cochin, à Paris ; s’engageant dans le domaine avec une ouverture d’esprit et une considération du vécu et de l’autonomie des patients et/ou de leurs proches qui impressionnent (1). Son dernier ouvrage traite de la problématique de la fin de l’existence, encadrée en France depuis 2005 par la loi Leonetti relative aux droits des malades et à la fin de vie, qui reste un grand sujet d’actualité sociétale et politique.

    Dix chapitres, l’essentiel du livre, présentent une succession de situations pour lesquelles le Centre de Cochin a été consulté par des proches de patients, le plus souvent des femmes – mères ou épouses, des malades eux-mêmes ou des équipes soignantes ; à propos de personnes qui étaient soit en état neurovégétatif chronique, sans vie de relation, soit en fin de vie d’une maladie de type Alzheimer ou neurologique.

    Parmi les situations décrites : le petit enfant qui s‘est noyé et a été ramené à une vie végétative seulement, une jeune femme dans un état comparable suite à une encéphalite, la maman et grand-maman âgée qui souffre d’Alzheimer et ne survit que grâce à une sonde gastrique (alors qu’elle ne prendrait pas par elle-même de nourriture) ; un nouveau-né très gravement handicapé ; deux hommes adultes souffrant l’un de sclérose latérale amyotrophique, l’autre de « locked-in syndrome » etc. Un chapitre est consacré aux études par V. Fournier et son équipe de l’accueil que font les Français à la notion de directives anticipées (introduite par la loi Leonetti), qui s’avère mitigé : seuls 10-15% des gens sont véritablement intéressés, les autres faisant confiance à leur médecin et à leurs proches.

     

    Quelle attitude éthique ? Interdisciplinarité

    Fournier : « Nous ne concevons pas l’exercice [notre activité] comme ayant pour vocation de dire le bien et le mal, non plus que dire l’éthique à vrai dire. C’est la méthode dont il nous importe qu’elle soit éthique. Du reste, nous ne donnons jamais de réponses binaires - oui/non. En fait nous concevons plutôt notre pratique come un exercice de solidarité citoyenne, due à ceux qui en ont besoin. » « ‘Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà’, disait Pascal. Peut-être faut-il savoir accepter avec lui que même la vérité est un concept à géométrie variable. » Position bien différente de celle où les opinions sont contraintes par un ou des principes dits non-négociables – et où par conséquent, en excluant certaines réflexions ou options, on rétrécit significativement l’accueil fait aux problématiques, l’angle de vision.

    A propos de tension entre proches et soignants : « Nous savions le terrain miné mais nous avons fait notre possible pour exposer en quoi les deux positions en présence nous semblaient se défendre. De façon à battre en brèche l’idée selon laquelle il y aurait une – moralement mieux défendable qu’une autre – position éthique chez les soignants, contre une position moins éthique chez le citoyen, devenu hédoniste, matérialiste et en perte de valeurs. »

    A propos de la réalité qu’il ne saurait y avoir qu’une seule attitude correcte : « Là encore, c’est la confrontation avec les non-médecins qui m’a fait avancer […] Les non-médecins s’y retrouvent mieux avec la logique apportée par la loi française Leonetti sur la fin de vie. [Admettant] l’idée que tout traitement même mineur peut être jugé excessif par ou pour un patient. Au fond, il s’agit désormais d’admettre que l’obstination déraisonnable – c'est-à-dire l’acharnement thérapeutique – est devenu une notion subjective : à chacun son seuil de tolérance. » 

    Après plus de dix ans d’activité au Centre d’éthique de l’Hôpital Cochin : importance de « la confrontation à la pensée de l’autre. De celui qui est d’une autre discipline, qui n’a pas été élevé à penser pareil, celui avec qui il faut quand même faire société, qui est étranger. » Ainsi avança la pensée, au cours de toutes ces années. En acceptant de se confronter à la réalité concrète de la vie telle qu’elle est, et non telle qu’elle est manipulée dans les débats d’idées. La pensée s’est construite à plusieurs, venus d’horizons différents et animés d’une même volonté de la construire ensemble. »

     

    La légitimité de ceux qui accompagnent, durant des années souvent

    L’expérience de l’auteure et de son équipe les a convaincues que, quand des proches qui se sont dévoués durant des années pour un malade demandent que quelque chose soit fait pour mettre un terme à son existence, il importe d’en tenir compte. « Il n’a que ceux qui s’approchent au plus près de ces patients qui peuvent dire s’il y a obstination déraisonnable. C’est à ceux qui sont à leur chevet depuis des années, proches et soignants côte à côte, de décider. A partir du moment où ces derniers ressentent cette obstination dans leur chair, alors qu’ils n’ont rien changé aux soins quotidiens apportés, alors on ne peut que suivre, il n’y a rien à dire. » Pour ces personnes aidantes, « leur demande est juste, elles n’ont aucun doute là-dessus et supportent mal les théories psychologisantes et autres incantations moralisantes. C’est précisément l’expérience de la vulnérabilité qui les a rendues fortes. » Témoignage : « Je pourrais bien tenir encore des mois, des années. Mais non, je sais que le temps est maintenant venu que cela s’arrête. Ne suis-je pas la mieux placée pour le savoir, qui sont-ils pour me faire la leçon ? ».

    Et Fournier : « Le plus honorable que nous puissions faire collectivement pour eux, c’est de leur faire confiance, à eux plutôt qu’à nos machines sophistiquées. » (p. 81) et p. 96 « C’est pourquoi je reviens de façon entêtante dans ces histoires à rechercher toujours la personne qui apparait comme la plus ‘légitime’ pour porter le meilleur intérêt de ce patient-là. »

    En pratique :  « La position d’accompagnement comme posture éthique’ [plutôt que celle de recommandation voire prescription morale] est un choix de plus en plus répandu parmi les équipes médicales, toutes spécialités confondues. Il m’apparait sage. Le principe est d’accueillir l’autre comme adulte responsable de ses choix, et plus respectable qu’un autre, que les autres, dans l’expression de ce choix particulier » (p. 113). « Notre métier n’a pas de sens s’il est fait contre les proches du patient » (p. 192).

     

    Le caractère discutable, en pratique quotidienne, d’une distinction absolue entre « laisser mourir » (admissible) et « faire mourir » (prohibé)

    Cas échéant, le fait de permettre à une existence de se terminer avec l’accord et la « collaboration » de soignants doit satisfaire aux dispositions légales, en France la loi Leonetti. Cette loi valide le refus de l’obstination déraisonnable (expression nouvelle pour acharnement thérapeutique). Et (en l’absence d’ouverture vers le suicide assisté), elle aménage une possibilité essentiellement de faciliter la survenue du décès, l’interruption de l’alimentation et de l’hydratation.

    Cette faculté serait maintenant souvent utilisée en France (plus que ne l’imaginaient ses promoteurs), et c’est la voie adoptée dans la plupart des cas décrits dans ce livre. Mais force est de constater que cela entraîne des moments difficiles à vivre, voire ressentis comme « indignes », qui se prolongent. Cette modalité s’avère en pratique plus bouleversante, pour proches et soignants, que ne le serait un geste bref mettant un terme à l’existence (comme cela est possible aux Pays-Bas et en Belgique). Clairement, pour Fournier, l’argument théorique sous-tendant la loi (« laisser mourir » d’accord, « faire mourir » jamais) a dans la réalité certains effets déplorables. Est-il acceptable d’imposer ainsi une période d’agonie d’une semaine voire au-delà ? Elle plaide pour que soit reconnu que, souvent, la différence entre laisser et faire mourir est ténue, discutable. Et qu’un geste permettant le décès sans de tels délais devrait être acceptable - et cas échéant préféré (les garanties médicales et humaines voulues étant rassemblées et dans un contexte de grande souffrance et d’inéluctabilité). 

    Ici, un distinguo d’importance :  « Le législateur a choisi en 2005 d’autoriser l’arrêt d’alimentation et d’hydratation mais d’interdire l’injection létale. Le choix est respectable. Encore faudrait-il qu’il soit compris dans ces termes par nos concitoyens, c'est-à-dire comme un compromis plutôt que comme une vérité éthique. Et encore faudrait-il éviter de donner des leçons d’éthique définitive au nom de ce choix législatif qui a de fortes chances d’évoluer dans les années qui viennent. » (p. 61)  Une démarcation théorique discutable ne devrait pas pouvoir faire la loi.

     

    Quelle évolution à venir ?

    « Petit à petit la médecine a appris à se retirer, devant l’évidence de son impuissance ou à la demande de ceux qui l’implorent. Elle accepte maintenant d’arrêter les traitements actifs et de laisser la maladie finir son œuvre. Elle accompagne alors ce retrait, faisant en sorte que le patient souffre le moins possible. Mais, dans son ensemble, elle n’est pas prête à aider à cet évitement de l’agonie. »

    « Il y a à l’heure actuelle un profond hiatus entre ce que beaucoup de nos concitoyens attendent de la médecine comme accompagnement à la mort et ce que la médecine se sent capable d’apporter. » Or, selon Fournier : 234 « Face à une demande d’aide à mourir, une fois écoulé le temps de la réflexion, si la décision prise est de penser qu’elle est légitime, nous médecins ne pouvons pas nous soustraire. [Nos concitoyens] estiment qu’ils sont en droit d’obtenir des soignants qu’ils mettent à disposition tout leur savoir-faire pour obtenir cette mort, qu’ils souhaitent dans les meilleures conditions possibles. »

    Ceci tout en poursuivant les efforts actuels en matière de soins palliatifs, une des grandes composantes, complémentaire à d’autres, de la meilleure prise en compte de la fin de vie. « L’accompagnement palliatif est un remarquable outil de ritualisation et socialisation de la mort. Pour ce que les soins palliatifs permettent de retrouvailles, d’humanité, de temps suspendu. Dans lesquels peuvent se glisser la rencontre, le dialogue, le pardon, le spirituel. La mort du patient devient un temps offert à la famille et aux proches. » (p. 197)

    Le combat de Véronique Fournier, courtois, sans amertume même si les réalités rencontrées sont frustrantes, c’est de montrer qu’on se paie de mots avec la « mantra » intransigeante du « non à l’obstination déraisonnable, auquel cas on peut laisser mourir » couplée au « jamais, jamais, jamais il ne saurait être question de faire mourir ». Les frontières sont floues, objectivement fragiles, et ce n’est qu’au prix de laborieuses constructions théoriques, à distance de la vie des gens, qu’on s’emploie doctrinairement à maintenir un clivage prétendument absolu. « La porosité des frontières sémantiques, qui brouille les cartes, oblige à trouver d’autres repères, ailleurs, si on veut y voir clair, sur ce qui reste important ou non. » (p. 224)

    Pour l’avenir donc, vouloir que les modalités et issues les moins traumatisantes pour les patients (qu’ils soient conscients ou non), pour les proches et pour les soignants soient admises et adoptées, c’est possible sans en aucune manière attenter à la dignité des personnes. Au nom de la réalité des faits, illustrée par « Puisqu’il faut bien mourir ». Ce que l’auteure explique devrait contribuer à convaincre, dans son pays comme ailleurs, ceux qui souhaitent des politiques publiques qui soient équilibrées dans ce qu’elles autorisent ou au contraire interdisent à leurs citoyens. 


    1. Martin J. La libre détermination des personnes et le contrôle de l’Etat dans la bioéthique aujourd’hui (à propos du livre « Le bazar bioéthique », de Véronique Fournier). Bulletin des médecins suisses 2010, 91, 1881-1883.