Jeux d'ombres et de lumières

Une réflexion éthique et philosophique à propos de la mort que l’on cherche à ignorer le plus longtemps possible, alors qu'elle constitue la condition même de la vie.

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     «En somme plus d’ombre que de lumière?
    L‘ombre peut s’épaissir: la lumière plus rare, n’en devient que plus intense.»[1]

    Dans un monde régi par la quête de perfection et la prétention de ne souffrir d’aucune limite, comment faire face au terme ultime que nous impose la mort? Fin naturelle à laquelle tout être humain semble condamné. Toutefois, les progrès dans le domaine des sciences et de la technologie ne cessent d’élargir nos possibilités et de défier le temps qui nous est imparti de vivre. Les technosciences changent et remettent en question notre rapport à la vie de manière vertigineuse, en témoignent notamment les différentes techniques d’amélioration humaine (human enhancement), de PMA ou encore de maintien et de prolongement artificiel de la vie[2]. Qu’il s’agisse de performances physiques, psychiques ou morales, tout doit être poussé à son plus haut degré de perfection. Illimité! Immortel! Cette propension à vouloir toujours aller au-delà du seuil déjà atteint constitue une caractéristique propre de l’être humain. Les technosciences lui permettent en ce sens de se libérer des limites qui lui sont imposées de facto par le réel. Elles ouvrent un champ de possibilités jusqu'alors inenvisagées et tendent, dans l’idéal, à éradiquer toute forme de contrainte. Que dire alors de notre impuissance face l'inéluctabilité de la mort? Que nous dit la mort de cette aspiration à vouloir dépasser les limites de sa propre condition, quitte à perdre parfois de vue le sens même de la vie?

    Silence et humilité. La mort marque un arrêt. Elle nous frappe de plein fouet, nous arrache au monde et à cette quête du «toujours plus». De fait, la mort remet la vie en perspective, change notre rapport au temps. «Aussi doit-on ordonner chaque jour comme s’il fermait la marche, parachevait la vie et la menait à sa plénitude»[3], conseillait Sénèque dans l’une de ses lettres à Lucillus. Face à la mort, tout bascule: elle nous renverse ou nous anesthésie souvent, nous questionne toujours… Comment aborder la finitude, alors même que tout notre être s’évertue à vouloir à tout prix dépasser cette condition qui nous limite? Dans ce contexte, quel rôle la médecine a-t-elle à jouer dans l’accompagnement des personnes en fin de vie? Quels moyens propose-t-elle afin d’aborder la mort le plus sereinement possible?

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    Dans un article à propos de l’éthique des soins palliatifs (SP), de l’euthanasie volontaire (EV) et du suicide assisté (SA)[4], Hurst et Mauron visent à mettre en lumière les valeurs communes sur lesquelles reposent ces deux approches qui, à première vue, peuvent paraître totalement contraires. Alors que les soins palliatifs ont pour but de réduire les souffrances tout en laissant survenir la mort de manière naturelle, l'EV et le SA permettent un contrôle absolu dans la mesure où ils planifient et font survenir la mort. Ces deux perspectives tendent néanmoins bel et bien vers un seul et même but, à savoir de permettre aux personnes en fin de vie de mourir dans les meilleures conditions possibles. Pour ce faire, toutes deux se basent sur des valeurs identiques, à savoir premièrement la réduction de la souffrance (ce qui inclut non seulement les souffrances physiques, mais également les souffrances émotionnelles, sociales et spirituelles), deuxièmement une aversion envers l’acharnement thérapeutique et troisièmement l’importance donnée à la possibilité de pouvoir choisir et contrôler la manière dont on souhaite mourir. Comment en arrivent-elles alors à des solutions concrètes aussi opposées?

    La différence réside dans la manière d’arriver à ce but et donc de garantir ces valeurs. D’une part, les partisan(e)s des soins palliatifs jugent la valeur de la vie comme absolument prioritaire par rapport à d’autres valeurs telles que celles de la liberté ou de l’autonomie des individus par exemple. De plus, ceux-ci estiment également que toute souffrance peut être réduite de manière significative par des soins adaptés et affirment en ce sens que de tels soins seraient en mesure de dissuader les patient(e)s d’envisager une euthanasie volontaire ou un suicide assisté. D’autre part, les partisan(e)s de l’EV et du SA refusent de donner une réponse définitive quant à la question de savoir comment pallier aux différentes souffrances. En ce sens, ces derniers laissent l'individu juger de l’intensité et du caractère insoutenable de ses souffrances quelles qu’elles soient. Celui-ci est en ce sens libre de juger que sa vie ne vaut plus la peine d’être vécue, et donc également d’y mettre un terme si tel est son choix. Ce point peut toutefois paraître inquiétant. Peut-on réellement juger de la valeur d’une vie? Si oui, quels seraient alors les critères qui permettraient de déterminer si une vie est digne ou non d’être vécue? Et surtout, à qui reviendrait l’autorité de déterminer ces critères?

    Face à l’imminence d’une mort certaine, deux principes semblent s’opposer lorsqu’il s’agit de choisir comment y faire face: au principe de liberté et d’autonomie se heurte le principe du respect de la vie. Est-ce un droit fondamental que de pouvoir décider du moment et de la manière de notre mort? Ou le respect de la vie prime-t-il absolument? Dans Fin de vie: repères éthiques et philosophiques, Ricot considère qu’il est des interdits fondamentaux et intransgressibles qui «conditionnent la liberté»[5], et dont la société ne peut se passer si elle veut rester humaine et permettre «à l’homme de croître»[6]. Pour lui, «les interdits sont des repères grâce auxquels l’humanité peut développer la liberté»[7]. Dans la mesure où la mort nie l’autonomie et la liberté elles-mêmes en y mettant un terme, peut-on réellement justifier le droit de mourir en vertu de l’autonomie et de la liberté dont chaque individu est en droit de jouir? Comment justifier un droit qui anéantirait le principe même qu’il souhaite défendre? La question reste entière…

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    La mort nous confronte à une impuissance insupportable. Face à son caractère inévitable, seule une attitude emplie d’humilité, de finesse et de délicatesse  semble permettre de l'appréhender. Bien que la limite naturelle que la mort impose puisse être repoussée pour un temps grâce aux technologies médicales, celle-ci fait néanmoins partie intégrante de ce qui fait la nature et le sens de la vie d’un être humain, à savoir sa finitude. Face à la multitude des situations auxquelles sont confronté́ les soignant(e)s, la décision quant à la limite à fixer en termes de soins médicaux doit être traitée, dans la mesure du possible, au cas par cas. Elle demande un grand travail d’écoute, de discussion et de compréhension qui implique non seulement les soignant(e)s et les patient(e)s, mais également leurs proches. Dans cette optique, les moyens formels tels que les directives anticipées ou la planification anticipée du projet thérapeutique[8] fournissent de réelles aides pour aborder la délicate question de la mort de la manière la plus sereine et englobante possible, afin que la personne en fin de vie ne se sente ainsi niée en aucune part. De même, les soins palliatifs et le suicide assisté fondent leur pratique sur les valeurs communes de respect de l’autonomie et de la dignité des personnes en fin de vie, bien que l’ordre de priorité de ces valeurs ne soit pas identique au sein de ces deux approches.

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    L‘abîme qu’ouvre la réalité de la mort questionne l’être humain dans son existence la plus profonde et la plus nue. Insoutenable et inacceptable pensée que celle d’être réduit à néant. Piqûre mortelle qui écorche l’être à vif. Mais ne serait-ce pas là justement le sens?


    • [1] Marcel Arland (1983), Lumière du soir, Gallimard, Paris, 1983.
    • [2] Voir les 4 dossiers en bioéthique sur l’amélioration humaine, la procréation médicalement assistée (PMA), le maintien artificiel de la vie et la responsabilité éthique face aux biotechnologies.
    • [3] Sénèque (1992). Lettres à Lucilius (1-29). GF- Flammarion, Paris. 1992.
    • [4] Hurst SA., Mauron A. (2006). The ethics of palliative care and euthanasia: exploring common values. Palliative Medicine 2006; 20: 107-112.
    • [5] Ricot J. (2004). Fin de vie: repères éthiques et philosophiques. Laennec 1/2004 (Tome 52), p. 7-25, 2004.
    • [6] Ibid.
    • [7]  Ibid.
    • [8] Voir le dossier à propos du prolongement et du maintien artificiel de la vie.