Philosophie du vin

De la vertu protreptique du vin et sa puissance de renouveau

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    Y'a-t-il aujourd'hui une sérieuse philosophie du vin ? Pas que j'en sache, on dirait même, sans cacher notre étonnement qu'elle manque tout à fait. Or si l'on veut qu'elle commence, si l'on désire en toute chose un commencement, il faut se lancer et choisir dans le vague infini de l'arbitraire en se parant de prudence comme le fantassin de son armure. Etre un soldat un peu fou qui se jette dans l'abime des possibles incolores.

    Puisqu'il nous faut une matière que l'on peut soumettre à l'abstraction, il nous faut partir de quelques faits bruts dont on pressent le potentiel proprement philosophique. Or, un ami, il y a quelque temps m'a raconté une histoire qu'il a vécu et dont il m'a fait le plaisir de la narration. Je veux ici l'exposer et tenter de cerner un premier bénéfice que le vin procure à celui qui a la science d'en boire. Visitant Venise pendant le festival du film après s'être satisfait d'un bon repas et de deux bon mezzo litro di vino della casa, il décida d'aller faire un tour sur le Lido de Venise, là où les films en compétition sont projetés. Vaquant, l'âme dilatée, sur une petite plage de sable fin, il rencontra bientôt un imposant et très luxueux hôtel pourvu d'une terrasse en hauteur qui ne permettait pas de voir ce qui s'y passait. Le monde, selon son récit, était scindé alors entre les pauvres badauds cinéphiles qui défilaient devant les cinémas et dans les rues, et ceux qui festoyaient sur la terrasse interdite. En somme, un monde de dieux inaccessibles et le commun des mortels. D'un tempérament, selon la connaissance que j'ai de lui, honnête et réservé, il ne se serait jamais permis de transgresser cet ordre des choses. Pourtant, l'influence bénéfique des deux mezzo litro qui faisaient, dans son sang, un bon litre, lui permit des prouesses dignes d'être racontées bien au-delà d'un maigre article philosophique comme celui-ci. Voyant que tous les accès usuels étaient barrés par des vigiles qui faisaient mousser la foule par l'interdit, il entreprit, par le truchement d'un arbre sans branche légèrement incliné, de se hisser par cet arbre à la manière des koalas afin d'atteindre ce monde tant fantasmé du cinéma. Le vin lui procura force et audace et en quelques tractions seulement, il atteignit son but et se fondit dans la foule. Mais quel ne fut pas son désenchantement lorsqu'il vit dans cet olympe caché des regards qu'une vulgaire, selon ses termes, "fête au village, un peu comme celle que l'on fait à Nax ou dans ces villages reculés des vallées". Des tentes en plastique, de la musique populaire, des cocktails. Il m'affirma alors que son expérience lui avait fait prendre conscience de la nature des simulacres et des mystères. "Finalement, il n'y a de fêtes que des fêtes au villages, que l'on soit une star ou un producteur ou un paysan cela ne change rien. L'"autre lieu" enchanteur n'existe nulle part ailleurs que dans notre imagination… je te le répète, il n'y a de fête que de fête au village, et ceci s'applique à toute chose!".

     

    II.

    Ce récit est suffisamment clair et édifiant. D'une certaine manière, il dit déjà tout ce qu'il y a à dire. On peut se contenter d'ajouter, à titre d'ornements philosophiques que ce récit d'une désillusion n'aurait jamais été si cet ami n'avait pas mezzolitré sa conscience afin de la rendre transgressive. Il aurait passé son chemin, et tout son monde d'illusion n'aurait jamais cessé de l'accompagner. Qu'est-ce que le vin a ici permis au juste? Il a permis de faire ce que l'on ne fait pas d'ordinaire, d'aller au-delà des interdits fixés par notre propre conscience. Sa vertu protreptique et conative engendre donc des connaissances qui ne pourraient être acquises si nous restions au sein de notre propre individualité, de notre individualité ordinaire. L'alcool éclate les schémas classiques, toujours réitérés de l'homme. Principe par excellence de renouveau, il fait frémir les sens et l'écume des pensées; engendre des actions qui viennent vivre avec nous pour nous enrichir. Si l'on se contente à tout moment d'être ce que l'on est, on risque de n'être confronté toujours qu'au Même insipide, excluant tout nouvel acquis, toute expérience inopinée et imprévisible dont nous sommes la cause. On peut certes légiférer en interne sur la manière dont on peut faire des expériences nouvelles, trouver une technicité propre et des méthodes de renouveau. Mais celles-ci ne tarderont pas à fixer leurs propres limites dont il faudra derechef se défaire. Or, sans se déposséder de soi-même on n'y arrivera jamais complètement. Le grave "et ceci s'applique à tout chose" doit être pris au sérieux: dans bien des domaines, le vin peut permettre la transgression, il suffit pour cela de faire appel soit à ses souvenirs soit à son imagination.

    Ainsi un premier constat: le vin permet un sain décentrement de soi, décentrement qui permet de grossir notre capital épistémique en faisant ce que d'ordinaire on ne fera pas. Dostoïevski dit quelque part, "il faut oser, tout est là"; mais il faut encore savoir comment oser, or nous venons tout juste d'exposer une modalité de ce comment: en buvant du vin. J'exclus à dessein de mon discours tous les effets néfastes de ce dernier pour me concentrer sur ses bienfaits philosophiques. Dans un prochain article, je montrerai comment le vin peut nous révéler certaines thèses cachées à propos de la nature métaphysique du monde.