Le conséquentialisme sophistiqué et l'objection pratique

    Introduction
    Dans cet article, je tenterai de défendre le conséquentialisme sophistiqué de Peter Railton face à une objection que j’appellerai « l’objection de la pratique » : Le conséquentialisme sophistiqué est problématique car il ne nous donnerait pas de procédure décisionnelle concrète qui nous permettrait d’agir et de guider nos choix moraux, de ce fait il serait difficilement applicable dans la pratique. Je précise que la notion de « procédure décisionnelle » utilisée tout au long de cette dissertation fait référence au point de vue spécifique à partir duquel nous émettons nos jugement moraux, nous permettant ainsi d’identifier la manière dont nous devons agir pour agir moralement.

    En réponse à cette objection, je défendrai la thèse qu’au contraire le conséquentialisme railtonien nous fournit bien une procédure décisionnelle et que celle-ci est plus adaptée que celle du conséquentialisme traditionnel pour effectuer des choix moraux. Mais avant cela je commencerai par expliquer ce qu’est le conséquentialisme sophistiqué de Railton d’après son article Alienation, Consequentialism, and the Demands of Morality (1984) , j’expliciterai ensuite en détail l’objection de la pratique, puis finalement, je développerai ma thèse et considérerai les éventuelles objections à celle-ci.

     

    I. Le conséquentialisme sophistiqué
    Avant toute chose, dans son article Alienation, Consequentialism, and the Demands of Morality, Railton développe une théorie conséquentialiste, il est donc pertinent que je rappelle brièvement de quoi il s’agit pour une bonne compréhension de la suite de ce chapitre. Le conséquentialisme regroupe une famille de théories en éthique normative qui stipulent que la qualité morale d’une action est déterminée par, et seulement par les conséquences de cette action. Une action est bonne si et seulement si les conséquences qui en résultent sont bonnes ; un des enjeux principaux d’un théoricien conséquentialiste sera donc d’expliciter ce qu’est au juste « une bonne conséquence ».

    La version du conséquentialisme présentée par Railton est particulièrement pertinente en ce qu’elle arrive à éviter la problématique de l’aliénation de l’agent, un sujet notamment introduit par Bernard Williams dans son article Une critique de l’utilitarisme (1973) , ainsi que la problématique du caractère autodestructeur du conséquentialisme introduite par Derek Parfit dans son livre Reasons and  Persons (1984).  Ces complications reprochées au conséquentialisme traditionnel ont tous deux pour origine l’universalité de leur point de vue moral. Pour expliquer l’enjeu de la problématique de l’aliénation, il me paraît pertinent de l’illustrer avec un exemple que donne Railton : 


    « John has always seemed a model husband. He almost invariably shows great sensitivity to his wife's needs, and he willingly goes out of his way to meet them. He plainly feels great affection for her. When a friend remarks upon the extraordinary quality of John's concern for his wife, John responds without any self-indulgence or self-congratulation. "I've always thought that people should help each other when they're in a specially good position to do so. I know Anne better than anyone else does, so I know better what she wants and needs. Besides, I have such affection for her that it's no great burden-instead, I get a lot of satis- faction out of it. Just think how awful marriage would be, or life itself, if people didn't take special care of the ones they love.” » 


    Railton nous explique que John est aliéné parce qu’il agit selon une perspective impersonnelle et déconnectée de ses intérêts personnels. Même s’il y a une part de raisons personnelles qui justifient ses actions, tel que l’affection qu’il porte pour sa femme, cette partie affective de John est instrumentalisée par sa partie «  rationnelle » (que Railton appelle « partie cognitive ») de sorte qu’elle s’incorpore dans l’ambition plus grande d’optimiser ses actions pour avoir les meilleures conséquences. La partie « affective » de John n’a alors pas d’importance indépendamment des desseins de sa partie cognitive. Cette séparation complète entre le cognitif et l’affectif ainsi que la primauté du cognitif sur l’affectif est problématique car tout ce qui est important et nous tient à cœur comme le besoin de développer des relations privilégiées et complexes avec ses proches, réaliser nos désirs et nos aspirations personnelles, ce qui donne finalement du sens à notre vie, devient secondaire. Or un individu a besoin de donner de l’importance et une valeur intrinsèque à des valeurs telles que le bonheur, la connaissance, l’autonomie, la solidarité, le respect etcetera, sans les réduire à des fins morales. Sans cela, il risque l’aliénation, c’est-à-dire, un décalage, une sorte de distanciation amenant une perte de sens.  De cette manière-là le conséquentialisme est aussi autodestructeur parce que l’agent n’a plus de raison d’agir moralement s’il perd ce qui fait sens dans sa vie.

     

    Avec cet exemple, Railton nous montre qu’agir en conséquentialiste, ce que fait John, c’est agir selon une perspective morale et universelle ce qui implique un point de vue impartial.  Par exemple, l'utilitarisme, qui est probablement la forme de conséquentialisme la plus répandue, est fondé sur le principe universel « du plus grand bonheur » : Toute action est bonne si ses conséquences maximisent la somme (ou la moyenne selon les versions) du bonheur dans le monde. Ainsi on constate avec le cas de John, que l’impartialité issue du point de vue moral universel cause l’aliénation de l’agent.

    La problématique du caractère autodestructeur du conséquentialisme est en quelque sorte une conséquence de celle de l’aliénation de l’agent. Le but ultime du conséquentialisme est d’optimiser le bien dans le monde, et donc de réaliser le meilleur état du monde. Mais paradoxalement, si un agent agit systématiquement dans ce but, en agissant en parfait conséquentialiste, il devra la plupart du temps se détourner de ses désirs personnels pour faire uniquement ce qui donne les meilleurs conséquences (parce que réaliser nos désirs personnels va rarement dans le sens des meilleurs conséquences possibles), ce qui l’empêchera d’être heureux (L’agent est aliéné). Pourtant s’il ne se rend pas heureux, cela va à l’encontre du but conséquentialiste, car un monde où toutes les personnes sont malheureuses n’est certainement pas le meilleur état du monde dans lequel le bien est optimisé ; ou faudrait-il qu’un groupe limité de conséquentialistes parfaits (qui agissent toujours de manière à réaliser les meilleurs conséquences) sacrifient leur bonheur pour les autres, ce qui conduit à un état du monde injuste dans lequel certaines personnes doivent se sacrifier et d’autre non. Agir en conséquentialiste n’optimise pas le bien dans le monde et donc ne respecte pas le principe même du conséquentialisme, c’est en cela qu’il s’auto-détruit. 

    Pour résoudre ces deux problématiques du conséquentialisme traditionnel, Railton fait une distinction entre ce qu’on pourrait appeler « le moyen » conséquentialiste et « le but » conséquentialiste. Le « moyen » conséquentialiste est ce qu’il introduit comme le conséquentialisme subjectif, il demande à l’agent d’agir en conséquentialiste, c’est-à-dire de systématiquement agir de la manière qui lui semble avoir les meilleures conséquences. Le conséquentialiste subjectif vise à toujours agir d’un point de vue moral conséquentialiste en appliquant rigoureusement la procédure décisionnelle conséquentialiste dans sa vie. De l’autre côté, le « but » conséquentialiste ou conséquentialisme objectif cherche à réaliser les meilleures conséquences effectives, réaliser ce qui est de fait le meilleur état du monde.  Railton constate que la problématique de l’aliénation et de l’autodestruction sont des problèmes que présente le conséquentialisme traditionnel car en effet, la majorité des théories classiques sont des conséquentialismes subjectifs. Par définition, ils prescrivent donc d’agir en conséquentialiste, ce qui revient à agir toujours selon un point de vue impartial,  aliénant et autodestructeur. C’est pour cela que Railton va rejeter le conséquentialisme subjectif, et donc rejeter l’application systématique d’une procédure décisionnelle conséquentialiste. Il préfèrera une version du conséquentialisme objectif qu’il appellera « conséquentialisme sophistiqué ». Le but du conséquentialisme sophistiqué est d’atteindre ce qui est de fait, le meilleur état du monde et cela peu importe le point de de vue que l’agent doit adopter tant qu’il réalise effectivement les meilleures conséquences : il s’agit là d’abandonner les moyens au profit de la fin, puisque les moyens ne conduisent pas à la fin. 

     

    II. L’objection de la pratique

    Ce qui pourrait être reproché à la théorie de Railton, c’est que bien qu’elle échappe avec succès aux défauts du conséquentialisme traditionnel, abandonner la procédure décisionnelle conséquentialiste nous laisse dans l’incapacité de prendre concrètement des décisions, elle nous laisse sans aucune procédure décisionnelle claire, autrement dit, le conséquentialisme sophistiqué nous expose aucun point de vue à la lumière duquel prendre des décisions morales. On perd alors la dimension utile et prescriptive d’une théorie morale « classique » qui permettait à l’agent de connaître la manière dont il devait s’y prendre pour délibérer. 

    Je formulerais l’objection de la manière suivante (À noter que j’utiliserai dans toutes mes reconstructions formelles l’abréviation « C » pour « conséquentialisme ») :

    OBJECTION DE LA PRATIQUE :

    P1 : Une théorie morale doit adopter un point de vue spécifique pour fournir une procédure décisionnelle à l’agent

    P2 : Le C sophistiqué ne prescrit aucun point de vue spécifique à l’agent

    C : Le C sophistiqué ne fournit pas de procédure décisionnelle à l’agent 

    III. Argument contre l’objection de la pratique et Argument de l’adaptabilité

    Je peux diviser en deux sous-thèses (1) et (2) la thèse que je souhaite défendre dans ce travail.

    La première est mon objection à l’objection de la pratique :

    (1) Le conséquentialisme sophistiqué fournit à l’agent une procédure décisionnelle.

    La seconde est la suivante :

    (2) Le conséquentialisme sophistiqué est plus adapté que le conséquentialisme traditionnel pour guider les choix moraux d’un agent.

     

    III.I THÈSE (1)
    Ma première thèse consiste à rejeter la seconde prémisse de l’objection de la pratique.

    Une procédure décisionnelle n’est pas obligatoirement un protocole fixe que l’agent applique automatiquement ; celle du conséquentialisme sophistiqué est une sorte de « méta-procédure » étant donné qu’elle inclut en elle-même le choix de la procédure décisionnelle. Plus précisément, elle consisterait en ce que j’appelle « une double délibération » : l’agent délibèrera ses propres critères d’évaluation dans un premier temps (il choisira d’agir en conséquentialiste ou non), puis dans un second temps il délibérera de la qualité morale de chacune de ses possibilités d’actions à partir du point de vue qu’il a choisi. Par exemple s’il choisit d’agir en conséquentialiste, il sélectionnera l’action qui maximisera le bien-être dans le monde et s’il choisit de ne pas agir en conséquentialiste il adoptera éventuellement une attitude déontologique.

    Je formulerais formellement mon objection de cette manière :


    ARGUMENT DE LA DOUBLE DÉLIBÉRATION :

    P1 : Le C sophistiqué prescrit à l’agent d’effectuer une double délibération

    P2 : La double délibération est une procédure décisionnelle

    C : Le C sophistiqué prescrit à l’agent une procédure décisionnelle


    Cependant, même en admettant que le conséquentialisme sophistiqué fournit « techniquement » une procédure décisionnelle, on pourrait me faire l’objection suivante : la procédure décisionnelle du conséquentialisme sophistiqué est plus difficile que celle du conséquentialisme traditionnel car elle demande plus de réflexion étant donné que l’agent doit effectuer une double délibération. En cela, elle est plus difficilement applicable dans la pratique. Cette objection se présenterait formellement de cette manière :


    PREMIER ARGUMENT DE L’OBJECTION DE LA DIFFICULTÉ :

    P1 : Plus une procédure décisionnelle a d’étapes de délibération, plus elle est difficilement applicable dans la pratique

    P2 : le C sophistiqué demande à l’agent deux délibérations tandis ce que le C traditionnel n’en demande qu’une seule

    C : la procédure décisionnelle du C sophistiqué est plus difficilement applicable que celle du C traditionnel


    Voici un second argument en faveur de l’objection de la difficulté :


    SECOND ARGUMENT DE L’OBJECTION DE LA DIFFICULTÉ :

    P1 : Une procédure décisionnelle fondée sur des principes universaux est plus simple d’application car le point de vue adopté par l’agent lors de la délibération sera systématiquement le même 

    P2 : Le C traditionnel prescrit une procédure décisionnelle fondée sur des principes universaux

    C : La procédure décisionnelle du C traditionnel est plus simple d’application


    Je répondrais à cette objection en rejetant la prémisse implicite qui suppose qu’une théorie morale plus simple à appliquer serait préférable à une autre plus difficile, en dépit de sa cohérence. En effet, et j’amorce ma seconde thèse, si le conséquentialisme sophistiqué est plus adapté (j’expliciterai ce que je veux dire par « adapté » dans le sous-chapitre suivant) en prenant en compte l’identité, la spontanéité et le bien-être de l’agent, alors il sera davantage en accord avec la nature des besoins humains et la complexité de leur vie morale.

    III.II THÈSE (2)
    Cette seconde thèse reformule des idées que Railton a déjà exprimées, mais je souhaite tout de même partager mon interprétation.

    La problématique de l’aliénation et du caractère autodestructeur du conséquentialisme traditionnel sont les symptômes d’une théorie en inadéquation avec la réalité de la vie morale d’un agent humain, ils témoignent de la rigidité de la procédure décisionnelle impliquée par son conséquentialisme subjectif. La procédure décisionnelle du conséquentialisme sophistiqué est plus adaptée à la réalité complexe de l’agentivité car son indétermination lui confère une flexibilité par rapport à une multiplicité de facteurs. Ainsi même en nécessitant « une double délibération », sa flexibilité offre une marge de manœuvre plus large à l’agent, lui permettant d’adapter sa procédure décisionnelle et choisir d’agir, en conséquentialiste ou pas, pour atteindre le meilleur état du monde possible. Le conséquentialisme traditionnel échoue à saisir cette réalité multidimensionnelle qu’expriment nos intuitions morales variées puisque sa procédure décisionnelle est invariable. Par exemple, un utilitariste ne peut pas décider de changer une fois ou l’autre son critère de maximisation du bonheur sans cesser d’être un utilitariste.

    J’ai la conviction que nos intuitions morales, une réalité enracinée dans notre identité, doivent être pris au sérieux. Williams souligne d’ailleurs l’importance de ces sentiments qui constituent selon lui « notre relation morale avec le monde ».  C’est pourquoi je pense que le conséquentialisme sophistiqué est plus adapté car il prend en compte nos intuitions morales et  ne les réduit pas, avec nos désirs, à de simples réactions irrationnelles. Il ne les instrumentalise pas non plus.


    ARGUMENT DE L’ADAPTABILITÉ :

    P1 : Une théorie morale est adaptée à la réalité complexe de la vie morale de l’agent si elle admet une procédure décisionnelle flexible qui lui permet de prendre en compte une multiplicité de facteurs dans sa délibération. 

    P2 : La procédure décisionnelle du C sophistiqué est flexible car son point de vue est théoriquement indéterminé alors que le point de vue de la procédure décisionnelle du C traditionnel est invariable

    C : Le C sophistiqué est adapté à la réalité complexe de la vie morale de l’agent et pas le C traditionnel


     Pour en venir à la formulation exacte de ma thèse (2), je devrais préciser que c’est parce que le conséquentialisme sophistiqué est plus adapté, qu’il est aussi plus à même de guider les choix moraux d’un agent. 

    IV. Objection à ma thèse

    Dans ce chapitre je propose de considérer qu’une seule objection à ma thèse par soucis de concision, mais elle n’est certainement pas la seule et la meilleure objection que l’on pourrait m’adresser.

    Dans Reasons and Persons, Parfit nous explique qu’il est possible de « moduler» un conséquentialisme tel que l’utilitarisme en lui ajoutant d’autre critère d’évaluation morale que la maximisation du bonheur dans le monde. Il nous donne l’exemple du principe d’équité, que l’on pourrait prendre en considération en plus de la maximisation du bonheur.  Mais il serait aussi possible par exemple d’ajouter un critère « d’exigence minimale » dans le but de résoudre la problématique de l’exigence trop élevée du conséquentialisme.  Ainsi, le conséquentialisme traditionnel a la possibilité de prendre en compte une multiplicité de facteurs dans son calcul et de cette manière on peut rejeter la seconde prémisse de l’argument de l’adaptabilité et m’objecter que la procédure décisionnelle d’un conséquentialiste traditionnel n'est pas forcément inflexible, et cela, en conservant son point de vue universel (des principes tels que celui de l’équité ou de l’exigence minimale restent des principes universels et impartiaux).

    Je répondrais à cette objection que cela ne change rien au fait que la procédure décisionnelle du conséquentialisme traditionnel est invariable, même s’il y a plus de critères pris en compte. Ces critères sont universels et appliqués de manière systématique par l’agent, par conséquent le problème de l’aliénation et de l’autodestruction est toujours présent. 

     

    Conclusion
    Dans ce travail j’ai tenté de montrer que le conséquentialisme sophistiqué avait une procédure décisionnelle claire – malgré son indétermination – que j’ai nommé « double délibération », puis j’ai essayé de démontrer que le conséquentialisme sophistiqué de Peter Railton était meilleur qu’une théorie conséquentialiste traditionnelle car plus adapté à la réalité de  l’agentivité (et j’entends cette notion autant dans le cadre éthique que de manière générale), et donc plus à même de guider l’agent dans ses choix moraux. En outre, (sans vouloir transformer cet espace en confessionnal) je ne suis pas totalement satisfaite du rendu de ce travail, car j’ai l’impression d’avoir digressé en l’écrivant. Les différentes pistes de réflexion que je pourrais proposer pour un éventuel prolongement du travail seraient pour moi l’occasion de corriger ses défauts. Je pourrais retravailler les arguments présentés, les approfondir mais surtout les exemplifier avec des cas concrets pour illustrer mes propos, ce que j’ai manqué de faire. J’aurais dû présenter moins d’arguments pour plus les approfondir et les exemplifier. Je pourrais aussi creuser davantage les autres objections possibles aux thèses que j’ai défendues ou encore parler de la délibération du point de vue moral dans la procédure décisionnelle sophistiquée.