Le stoïcisme est une philosophie systématique qui se décline en physique, logique et éthique, qui a exercé une influence dominante dans l'histoire de la philosophie.
Son aspect le plus notoirement connu relève de l'éthique dont la problématique est de répondre la question : « comment il convient de vivre ».
A cette question, le stoïcisme invite le sage à vivre en accord avec la nature, c'est-à dire selon la raison et la sagesse, en imitation du cosmos lui-même ordonné et sage.
C'est ainsi que cette éthique est tributaire de cette vision du cosmos rationnel et sage, intégralement déterminé.
Cette vision particulière étant révolue, la physique étant l'« aspect le moins crédible de cette philosophie » (J. B Gourinat, Stoïcisme, Dict des concepts ph., 758), dans quelle mesure l'éthique en a telle été affectée au point que le stoïcisme ne pourrait prétendre au statut de philosophie pour les temps présents ?
Le stoïcisme, une philosophie pour temps présents ?
La présente réflexion a pour objet de s'interroger sur la conception stoïcienne du monde développée par les fondateurs Zénon, (334-262), Cléanthe, (331-230) et Chrysippe, (280-208) à la fin du IV et III s. av. J.C afin de comprendre comment ce système a pu déclencher une philosophie de vie.
Il importe donc en premier lieu de situer ce système cosmique en rapport avec le fond culturel de l'époque hellénistique qui court de la fin du règne d'Alexandre le Grand en 323 avant J.C au début de celui d'Auguste en 27 de ladite ère. « La philosophie à l'époque hellénistique, J. Brunschwig, Philosophie grecque, Puf, 457)
Pour cela il convient de remonter encore plus haut, autour des 8-6 avant J.C, pour relever un mode de pensée particulier, essentiellement religieux, reliant les récits primitifs de création du monde au rôle actif de dieux anthropomorphes, comme dans la Théogonie d'Hésiode au 7 Bc.
Mais très vite, selon Aristote, la rupture avec le mythe fut brutale, pour passer à un mode de pensée naturaliste opéré par les Milésiens dès le sixième siècle avant J.C appréhendant la création du monde seulement à l'aide d'éléments physiques, Terre, Eau, Air et Feu.
Après cette étape physique, il a été fait appel à des notions d'ordre intelligible pour cerner le statut d'élément premier : la structure mathématique avec Pythagore, les Formes éternelles avec Platon, modèles éternels du monde physique, relégué à la sphère du changement, mais qui en « participait » ou les « copiait », les formes immanentes avec Aristote pour qui le changement était, en général, l'actualisation d'une forme potentiellement présente dès le départ.
Après Parménide et son interdit contre la « possibilité » que l’être naisse du non-être, défi relevé les premiers, par Anaxagore, (500-428) avec le rôle actif opéré par l'Intellect dans la séparation du mélange indistinct initial de toutes choses, par Empédocle (485-425) avec les notions d'Amour-attraction et de Haine-répulsion provoquant le réaménagement des substances initiales des Milésiens, la cosmologie grecque s'est scindée en deux.
L'une des voies a été suivie par les Atomistes, Leucippe, Démocrite et Épicure, dont l'univers recelait une pluralité de mondes, assemblés- sans l'aide de divinités- par les mouvements libres des atomes dans le vide.
L'autre, partisane de l'unicité du monde, dirigé par des forces divines, a conduit aux travaux de Platon, Aristote et des Stoïciens. (D. Furley, Cosmologie, Le savoir grec, 336 et s.)
C'est cette dernière voie, à forte tonalité rationnelle instituant le monde, non comme chaos mais comme « cosmos » « qui fut largement dominante dans la grande tradition philosophique qui va de Parménide aux stoïciens en passant par Platon et Aristote, mais plus encore sans doute dans la vie culturelle des Grecs. » (L. Ferry, Une histoire de la philosophie, 17 ; également et surtout R. Brague, La Sagesse du monde. Histoire de l'expérience humaine de l'univers)
Parmi ce courant dominant figurent donc les Stoïciens dont le mouvement naît avec son fondateur, Zénon de Cittium et s'étendra sur près de six siècles jusqu'à Marc Aurèle (I-II s. apr. JC) (Stoïcisme, J. Brunscwig, Ency. U, 629)
S'agissant de ces derniers, la question est de savoir dans quelle mesure leur « système cosmique » a vocation à déterminer le sens de la vie humaine.
Il apparaît que le cosmologique stoïcien constitue bien un véritable système clos, (I), qui a pour effet massif de dicter l'anthroplogico-éthique. (II)
I. De l'ordre cosmique stoïcien
Cet ordre met en évidence d'une part une ontologie duale et d'autre part un « kosmos » divin et rationnellement sage.
a) Une ontologie duale
Une ontologie duale, « à deux étages » (J. Brunschwig, Stoïcisme, Le savoir grec, 1197) car le système comporte une clôture de la corporéité du cosmos sur fond de vide extérieur incorporel.
La clôture du « cosmos » corporel. Les Stoïciens ont opté pour un cosmos unique dans l'univers, de forme sphérique, étoiles, planètes, Soleil et Lune opérant chaque jour une révolution circulaire autour de la Terre, immobile, au centre du cosmos, le cosmos étant un continuum corporel, la matière elle-même étant continue, non atomique. (D. Furley, Cosmologie, 354)
Il est donc un, fini, en conséquence parfait selon la mentalité grecque classique, géo-centré, plein, également ordonné, organisé (Le savoir grec Sto, n-2) et dès lors considéré comme un organisme vivant.
L'ontologie de ce cosmos est ainsi définie comme « étant essentiellement celle d'une totalité unifiée » (Les Stoïciens, J. Brunschwig, Philosophie grecque, 543), vivante, uniquement constituée de corps, seuls véritablement existants, agissant et pâtissant, y compris les âmes, les dieux, les vertus, divisibles à l'infini, et dès lors aptes au mélange.
Mais s'il n'y a que des corps, « c'est (certes) un matérialisme mais un matérialisme dynamiste et comme spiritualiste ». (J.Brunschwig, Stoïcisme, Encycl. U, 631) En conséquence, il n'exclut pas un principe d'intelligibilité puisque cette ontologie est soumise à deux principes fondamentaux. L'un passif, la matière première, totalement indéterminée, l'autre actif différenciant et organisant ce pur substrat, lui donnant unité, forme, force et vie, appelé souffle (pneuma) et esprit. Ainsi ce monde « décrit comme l'unité profonde de l'univers, est dominé et organisé par un principe matériel … et intelligent, partout présent, toujours actif ». (J. Brunschwig, Stoïcisme, Encyclopédie U, 631)
Un « principe matériel … et intelligent », c'est là une caractéristique essentielle du système. Mais toujours corporel car « en dépit de quelques difficultés textuelles et conceptuelles, il est à peu près sûr que leurs deux principes sont des corps ». (J. Brunschwig, Les Stoïciens, 539)
La divisibilité infinie des corps assure la possibilité d'un mélange total des corps. Elle permet d'une part l'interpénétration des parties entre elles et, d'autre part, la circulation en elles du principe actif pénétrant les corps, traversant l'univers entier, et représenté par le Feu, c'est à dire la chaleur vitale, ou le souffle vital (pneuma), mélange de Feu et d'Air. Ainsi par ce fluide structurant est établie une coordination et une unité organique. La composition du pneuma permet de lui attribuer un dispositif de forces et de contraction dont la résultante rend compte des qualités différenciées des êtres naturels (substances inanimées, végétaux, animaux).
Toutes les parties du cosmos, en tant que précisément organisme vivant, sont en sympathie étant « reliées entre elles par les relations de réciprocité et leur liaison est sacrée de sorte qu'aucune chose n'est étrangère à aucune autre. En effet, tout est ordonné et participe à l'ordre d'un seul et même monde ... » (Marc Aurèle, Pensées in LF Sto p 2) lo). C'est donc bien une totalité organique pleine et entière.
C'est ainsi une harmonie … au sens large. Et cette structure harmonieuse n'est pas « au-delà » du monde, elle lui est interne, donc immanente. (LF Sto, p1) Ainsi de Chrysippe : « les choses célestes et celles dont l'ordre est éternellement stable ne peuvent venir de l'homme. » Cette structure immanente est cependant transcendante par rapport aux hommes en ce sens qu'elle témoigne d'une perfection qui ne leur doit rien. » (LF 16 17). Il y a une transcendance en ce que le Tout dépasse l'homme mais également une immanence en ce que le Tout se diffuse dans les parties, dont la nature humaine.
L'harmonie propre à un cosmos n'exclut pas cependant l'existence de conflagrations périodiques de Feux cosmiques dans lesquels le cosmos en lui-même perdure tout en renouvelant sa structure. C'est la thèse de l'éternel retour selon laquelle le nouveau cosmos se reproduira à l'identique doté des mêmes événements et des mêmes êtres reproduisant leurs mêmes actions. (J. Brunschwig, Les stoïciens, 544, 545,)
Le vide incorporel au-delà. Au delà de ce cosmos corporel plein, les Stoïciens admettent néanmoins la présence d'un vide. Non à l'intérieur du corps matériel plein du cosmos bien sûr, seulement à l’extérieur du cosmos, tout autour de lui.
Car en effet, dans cette ontologie des êtres corporels pleins, les stoïciens introduisent une catégorie particulière, celle des« incorporels », dont le vide, en même temps que le temps, le lieu, et les significations des signes vocaux du langage, lesquels ne sont pas vraiment des êtres sans que l'on puisse dire qu'ils ne sont rien : ils ne sont pas de l'ordre du spirituel mais ils sont « quelque chose ».
Cette « ontologie à deux étages » débouche sur une traduction cosmologique dans la représentation d'un monde plein entouré à l'infini en tous sens (D. Furley ibid 360) par un « quelque chose » qui n'est pas, c’est-à-dire le vide.
Ce vide extérieur a pour fonction de permettre l'évacuation de la substance du cosmos périodiquement consumée par le Feu lors de conflagrations périodiques.
« Ce vide n'est pas philosophiquement superflu : trop parfaitement vide pour faire place aux mondes innombrables des Atomistes, ou pour abriter la résidence extra-mondaine des dieux épicuriens, il métaphorise l'exclusion de tout « lieu intelligible » de type platonicien, comme de tout Dieu transcendant ». (J. Brunschwig, Stoïcisme, Le savoir grec, 1197-98)
Et une conséquence : la notion de centre de l'univers n'a plus de sens, si bien que la théorie dynamique d'Aristote, qui fait du centre de l'univers son foyer, doit être rejetée : le foyer doit être le centre du cosmos lui-même. (D. Furley ibid 360).
b. Un cosmos « divin » et rationnellement sage.
Le cosmos stoïcien peut apparaître dans un premier temps « divin », mais au final il n'est que « rationnel » et sage.
Un cosmos a priori divin.
Le monde est divin. Il y a un Dieu ... unique, mais au statut cependant ambigu, créateur ou non, panthéiste ou pas. En quel sens faut-il l'entendre ?
Zénon de Kition, le fondateur de l'école développait un argument panthéiste du type « si quelque chose engendre hors de lui la vie et la rationalité, c'est qu'il est lui même vivant et rationnel. Or le monde engendre des créatures vivantes et rationnelles : le monde est donc vivant et rationnel ». Ainsi le Logos cosmique, ou raison, dont procède la rationalité du monde (voir ci-après) est aussi conçu comme son créateur, qui le reconstitue régulièrement après des destructions périodiques.
« Le monde est donc vivant et rationnel », c'est lui le créateur en tant qu'il est vivant et rationnel. Donc, le Logos serait le créateur.
Mais Chrysippe, le troisième chef de l'école, proposa une démonstration cosmologique de l'existence d'un créateur … divin : « s'il est une chose dans la nature que l'esprit, la raison ou la force et la puissance de l'homme ne peuvent produire, ce qui la produit doit être supérieur à l'homme. Or l'homme ne peut avoir créé les choses célestes ni toutes celles qui font preuve d'une régularité immuable. Donc ce qui les a créées est supérieur à l'homme. Quel nom lui donner qui soit plus approprié que « dieu » ? » (M. Schofield, Le savoir grec, 563)
Si l'on neutralise pour l'instant cette option créationniste– le « logos » ou « dieu », en écartant le logos, et en n'envisageant qu'un « dieu » créateur, option a priori rejetée par les spécialistes, peut-on dire que c'est un monisme au sens où Dieu et le monde ne font qu'un ? C'est à dire en fait un panthéisme. « Tout est Dieu, et Dieu est tout : c'est le « panthéisme » … Dieu n'est pas en dehors de la réalité, et il n'est rien dans la réalité qui n'appartienne à Dieu. Dieu et le monde ne font qu'un. » (J. Hersch, L'étonnement philosophique, Les stoïciens, 82) C'est à dire en fait une absence de transcendance du divin, ce qui explique qu'on ne peut le désigner comme créateur du monde.
En ce cas, comment expliquer la dissociation puisque le monde est appelé à changer de structure périodiquement. Car « Entre Dieu et le monde, il y a une différence certaine ; si, plus tard, le stoïcisme platonisant de Sénèque (et déjà de Cicéron) pourra parler de la divinité du monde, et accréditer ainsi l'interprétation d'un stoïcisme panthéiste, les fondateurs insistent sur la corruptibilité du monde et réservent l'éternité et l'incorruptibilité à Dieu seul. Il faut souligner ce dualisme, encore que nos sources ne nous permettent guère d'entrevoir comment les stoïciens le conciliaient avec ce qui peut apparaître comme un monisme émanatiste ». (V. Goldschmidt, L'ancien stoïcisme, Hist de la philo I, vol 2, p 737)
Donc immanence dans le cas du panthéisme, dieu n'étant que l'autre nom du monde, non engendré par lui ; ou transcendance du fait de la dissociation de l'éternité et de la corruptibilité et dans ce cas, « dieu » à l'origine de la création du monde.
En fait, V. Goldschmidt, éminent spécialiste du stoïcisme, après avoir rappelé ci-dessus la question de la dissociation parle à la page 749 ... d'un monisme gouverné non pas par « dieu » mais par … « la même raison » :
« monisme stoïcien (qui) ne connaît qu'un univers homogène, dont toutes les parties sont pénétrées par la même raison, univers dont la morale comme la logique reproduisent et reflètent la totalité organique ».
Donc Dieu n'est pas analysé comme transcendant au monde mais identifié soit au « souffle » : « Pour les Stoïciens, le dieu est identique au souffle du monde, le lien qui tient toutes choses. » C'est « s'identifier au souffle divin immanent au monde » (A. Michalewski, Le savoir grec,1102, 1105) ; soit à la «même raison ».
Ainsi au final, Dieu est Logos.
Mais au final un cosmos rationnel et sage. Le réel est entièrement et exclusivement rationnel. La raison est au principe de tout le réel. Car en effet, la vision stoïcienne du monde « est avant tout une grande vision du monde comme une unité parfaite et divine … organisée selon des lois intelligibles et gouvernée par une raison providentielle et partout présente ». (Les Stoïciens, ibid, 534-535)
En outre, la rationalité n'a d'origine que elle-même. Elle n'est pas le produit d'une transcendance. Elle est immanente à elle-même. Les Stoïciens « soutenaient que le Logos lui-même ne peut avoir lui-même d'origine, mais doit être l'origine de tout le reste ». (D Furley, 356) Un univers « homogène » pénétré entièrement par « la même raison ». « La raison (Logos) est répandue dans le cosmos : c'est l'affirmation la plus originale des Stoïciens, et elle étend ses ramifications dans tous les secteurs de leur pensée ». Car le cosmos est logos, c'est à dire raison divine. En effet, le monde est traversé entièrement et régi par une raison divine à l’œuvre dans la nature tout entière. (J. Hersch, L'étonnement philosophique, Les stoïciens, 82) Le réel est donc intégralement rationnel. « L'univers est en quelque sorte le corps passif de cette raison divine ou âme du monde ». (ibid 82) Donc ordonné et bien administré. Donc … en quelque sorte réconfortant, puisque non livré au chaos et à l'inconstance. Donc habitable à l'homme. Qui pourra s'en inspirer pour conduire sa vie et s'administrer.
Et ce d'autant plus aisément que sa raison est partie de la Raison universelle. Car en effet, « les stoïciens fondent la raison humaine dans la nature conçue comme la raison universelle ». (P. Hadot, Qu'est-ce que la philosophie antique ? , 202)
Et point fondamental, à la rationalité est associée la sagesse. En effet, « pour la pensée antique et médiévale, l'être est d'emblée bon et n'a donc nul besoin de recevoir cette qualité d'ailleurs que de lui-même. La convertibilité de l’Être et du Bien ne gouverne pas seulement la métaphysique, dans la doctrine des universaux ; elle a une version cosmologique. Elle se donne à voir dans la structure même du monde ». Ce n'est pas une projection de l'homme car « il est déjà là, voir il s'impose avec éclat dans la réalité ». (R. Brague, La Sagesse du monde, 177) La cosmologie théologique des Stoïciens se situe dans ce courant initié par le Timée de Platon, celui de la « sagesse du monde » définie par R. Brague dans lequel le cosmique ordonne l'éthique, (R. Brague, La sagesse du monde), plus précisément, dans lequel le monde identifié au ciel, de par la sagesse caractérisée par son ordre et à sa régularité, doit servir de guide au sage. Car « c'est avec le Timée de Platon que le mot kosmos est installé de façon définitive et sans ambiguïté dans son sens de « monde » »… Le Timée fait fonctionner le concept de kosmos en fournissant la première description de la réalité comme formant un tout ordonné, à la fois bon et beau ... « il est né notre monde, vivant visible comprenant les vivants visibles, dieu sensible, image d'un dieu intelligible, très grand, très bon, très beau et très parfait, ciel unique qui est seul de sa race » ; et plus avant « aussi notre ciel a t il été engendré seul de son espèce, et il le restera ». ((Timée, 31 b, in R. Brague, ibid, p. 40
Cette association entre totalité ordonnée, très bonne, belle et très parfaite, entre ordre, beauté, bonté et perfection est notée par Chrysippe cité par Cicéron : « « les choses célestes et celles dont l'ordre est éternellement stable ne peuvent venir de l'homme ». Le monde doit être considéré comme sage et la nature, qui relie toutes choses de manière harmonieuse, est sans nul doute excellente car d'une rationalité parfaite. En ce sens, le monde est un Dieu et l'ensemble du monde est relié par une nature divine. » (In L. Ferry, Une histoire de la philosophie, 62,63)
Donc effectivement, un seul cosmos, ordonné et sage, un seul Dieu, c'est à-dire du fait de l'identification, une seule Raison commune aux êtres intelligents.
La raison divine « comprend tous les principes premiers selon lesquels chaque chose se produit en accord avec le destin » : « dieu, l’intelligence, le destin et Zeus ne font qu'un ». (M. Schofield, Le savoir grec, 564)
Encore une fois, Dieu n'est pas une transcendance, mais seulement la personnalisation immanente de l'intelligence du destin et de Zeus.
Cette personnalisation est à même de rendre compte de la notion de providence. C'est ce que pense D. Furley à propos des conflagrations périodiques, « cette curieuse théorie », et des raisons qui ont poussé les stoïciens à l'adopter. « Elles doivent reposer sur la théorie stoïcienne de la causalité, reliée à la prémisse selon laquelle la divine Providence organise au mieux le cosmos. Car, si ce monde est le meilleur, les mondes suivants ne pourraient en différer qu'à la condition d’être moins bons, et l'on ne saurait fournir aucune raison en faveur de l'existence d'un monde moins bon. Aussi chacun des cosmos doit-il être exactement le même que celui qui l'a précédé » (358)
Il n'était donc question que de la répétition du même, car « les Stoïciens devaient affirmer, comme ils l'on fait, que les événements d'un monde se répétaient exactement dans le monde suivant » (ibid 358)
Ainsi même la providence serait donc également rationnelle et sage, ne faisant que reproduire à l'identique le meilleur.
A cette rationalité du monde où le réel est rationnel, se profile également la question de la causalité et de l’enchaînement des causes et des effets. Et donc du « déterminisme total » selon D. Furley. (Cosmologie, La savoir grec, 361), autre nom du destin. (J. Brunschwig, Stoïcisme, ibid, 631)
II. A l'ordre anthropologico-éthique
Bien évidemment cette « conception du monde » ne peut manquer d'induire des répercussions sur l'ordre humain .
Car si épicurisme et stoïcisme nourrissent deux physiques différentes, « les deux écoles essaient de fonder dans la nature elle-même la possibilité du choix existentiel ».(P. Hadot, ibid 202) Ceci témoigne d'une mentalité bien spécifique de vouloir asseoir l'éthique non sur l'arbitraire de la seule décision -autonome- de l'homme mais de l'ancrer objectivement dans une transcendance, le cosmos. Car « dans la nature » veut dire en fait et en premier lieu dans la contemplation du ciel, seule à même de découvrir quelque chose comme une espèce de régularité à laquelle se rattacher pour en déduire une possible leçon de vie.
Cette conception, on l'a dit, s'inscrit dans le cadre de la conception antique grecque du monde, dominante dans l'histoire de la philosophie, c’est-à-dire de la tradition cosmologique grecque définie comme « sagesses du monde ».
Dans le Timée en effet, il est question de la finalité de la contemplation des mouvements réguliers du ciel laquelle doit servir de guide pour réguler et « stabiliser en nous les mouvements qui ne cessent de vagabonder ».
Ainsi à partir de la stricte et seule contemplation de la régularité des mouvements du ciel, on induit la rationalité cosmique et on … postule la sagesse de ce ciel et dès lors on légitime la vertu de l'imitation par l'homme. Car à quoi servirait d'imiter un cosmos rationnel mais … pervers. Ainsi la légitimité de l'imitation présuppose inévitablement la fusion de la rationalité de la sagesse, de la Raison et du Bien.
« C'est bien la nature … qui détermine l'humanité de l'homme … Le monde, et avant tout ce qu'il y a de plus cosmique dans le monde, à savoir le ciel, donne à l'homme antique … l'éclatant témoignage de ce que le bien n'est pas seulement une possibilité, mais une triomphale réalité. La cosmologie a une dimension éthique. A son tour, la tâche de transposer un tel bien dans ce monde où nous vivons enrichit l'éthique d'une dimension cosmologique. C'est par la médiation du monde que l'homme devient ce qu'il doit être, et, partant ce qu'il est. La sagesse ainsi définie est bien une « sagesse du monde » ». (R. Brague, 137-143, Fayard, 1999, in L. Ferry, ibid, 28)
Le ciel est donc l'image du bien. C'est dire en effet que le cosmologique doit être une espèce de guide pour dicter l'anthropologico-éthique et que la sagesse sera donc une imitation du monde, une « sagesse du monde » (R. Brague, in L. Ferry, 33-34)
Cela se voit dans acceptation de la soumission au destin de nature cependant à préserver un espace de liberté.
1) Une soumission certes au destin
a) Un déterminisme cosmico-éthique
« Vivre en accord avec la nature ». Si le cosmos est vu comme une parfaite rationalité doublée de sagesse, il incombe alors au sage dont la notion grecque commune relevait de la rationalité, contrôle de soi, culte de la vertu et de l’autonomie (Le stoïcisme, Le savoir grec, 150) de s'en inspirer sinon de le copier.
Il est donc invité « à vivre en accord avec la nature ». Cette notion est susceptible de recevoir deux acceptions. Au-delà de son aspect de guide éthique, abordé plus avant, de sélection des biens et des maux, « ce précepte moral de vivre conformément à la nature reçoit son fondement et sa justification du principe physique que « toutes choses se produisent selon le destin » (V. Goldschmidt, L'ancien stoïcisme, Hist de la philo, 741), c'est-à-dire selon le Logos.
Si le monde est traversé entièrement par la Raison divine, cela implique qu'il est entièrement structuré par le déroulement rationnel des causes, que la Raison préside à ce déroulement. Car dans ce panthéisme, où « l'essence des choses et l'ordre qui les lie en un tout sont de nature divine », l’enchaînement des causes ne peut être le fruit du hasard mais de Dieu, c'est-à-dire du Logos. « Il y a, au cœur de cette philosophie, une sorte d'adoration de l'ordre naturel et du destin ». (J. Hersch, ibid p 83) Ordre naturel, destin, d'où la question du déterminisme.
Un déterminisme accepté. Avec deux conséquences. La première, ce déterminisme est certes rationnel mais surtout il est, on l'a dit, postulé équivalent à la … sagesse. C'est dire que, dés l'origine, la rationalité est ontologiquement associée au Bien, à l'ordre moral. Ainsi en effet, il est permis « d'adorer l'ordre naturel et le destin ». Car « le destin est expressément identifié à la providence, et témoigne de l'administration divine de l'univers ». (V. Goldschmidt, L'ancien stoïcisme, Hist. de la philo. I, vol.2, 741) La deuxième revient à neutraliser la question du mal. Ou plutôt à la problématiser. Certes Dieu en tant que cause de tout est en effet cause du mal. Mais d'un point de vue global, le mal est nécessaire au bien car « sans le mal, il n'y aurait ni qualité ni valeur ». (ibid J. Hersch 84) Ainsi le mal sert d'étalon de mesure du bien au niveau global. En conséquence, le stoïcisme, face au problème du mal, « répond par une théodicée dont Leibniz n'oubliera pas les arguments » (J. Brunschwig, Stoïcisme, ibid, 631) Car, dés le départ, si l'on postule la rationalité du réel, il est proprement inconcevable de postuler rationaliste un système qui serait essentiellement équivalent au mal. Il ne peut être qu’essentiellement tourné vers le Bien. La rationalité ne peut postuler l'enfer sur terre. Elle ne peut postuler que la sagesse. Il serait en effet incompréhensible qu'une divinité rationnelle ne puisse pourvoir au mieux (F. Ildefonse)
Dans ce système cosmique rationnel, où se situe l'homme ?
b) La place de l'homme
Selon une « idée d'une antiquité immémoriale … qui se retrouve … par exemple aux Indes avec la légende de Prajapati, ou dans l'ancien Iran … (et) en Grèce … où elle trouve sa plus ancienne formulation explicite chez Démocrite » (R. Brague, La Sagesse du monde, 139), le microcosme humain réplique en miniature la structure globale de l'univers, c'est-à-dire le macrocosme. De ce fait, l'homme n'est pas étranger au macrocosme. Il nourrit des liens avec lui, étant partie au Tout.
Sa place relève plus spécifiquement, au sein du microcosme, d'un élément naturel propre à tous, la « tendance » et d'un élément également naturel puisque partie de la raison divine, mais à travailler, la raison humaine.
Le postulat de la sociabilité. On a dit plus haut que les stoïciens voulaient « fonder dans la nature elle-même la possibilité du choix existentiel ». C'est ainsi qu'ils ont invoqué la tendance naturelle de l'enfant dès la naissance à l'auto-conservation de soi, c'est à dire le « souci de soi », de la préservation de soi qui avec l'age deviendra le souci des autres, donc le passage de l'ego à l'alter ego, fondant ainsi les relations politico-sociales, contrairement aux épicuriens qui plaçaient la tendance naturelle dans la seule recherche du plaisir. (ibid Les Stoïciens, 552-553;R. W. Sharples, Le savoir grec, 1006) N'est-ce là l'indice du reflet du souci stoïcien de parfaire l'image du microcosme image du macrocosme en postulant un ordre politico-social comme reflet de l'ordre cosmique ? Ainsi et contrairement à Kant, il s'agirait ici, non pas de « l'insociable sociabilité de l'homme » mais au contraire de sa sociabilité tout court.
Le postulat de la partie du Tout. Dans ce contexte global, quelle est la place de l'homme mature dans ce déterminisme ? Comment se situe t-il ou doit-il se situer ? C'est là qu'intervient la raison … humaine car elle est partie de la Raison divine.
Car en identifiant la raison avec la nature universelle ainsi qu'avec la nature humaine, les stoïciens ont donné les moyens aux hommes de se conduire rationnellement dans la vie.
Et la première règle à suivre, le « telos », la fin suprême, le « bonheur », c'est-à-dire le but de la vie, c'est « de vivre en accord avec la nature ». C'est à-dire « à la fois la nature du tout et la nature particulière de l'homme, puisque somme toute c'est la même, celle d'un grand vivant rationnel, le tout, et celle de la partie vivante de ce tout où est présente une « étincelle » de la raison du tout ». (Les Stoiciens, J. Brunschwig, 550 et 552)
En tant qu'« étincelle » de la raison du tout », celle-ci permet de comprendre le « sens de la vie sur terre », comprendre qu'il fait partie d'un grand tout structuré et organisé selon un plan rationnel qui couvre l'intégralité des événements. Aussi peut-il accepter qu'à hauteur de la loi divine, chaque événement, le destin ou « le mal n'est qu'un élément indispensable ». (ibid 84)
Ainsi par l'exercice de sa raison, l'homme est à même de comprendre sa place au sein de ce monde déterminé et possiblement de se ménager un certain espace de liberté.
2) Mais possiblement partielle
a) La neutralisation de la crainte des dieux
Cela commence par la neutralisation de la crainte ancestrale des dieux par la déclaration de proximité avec eux du fait d'une communauté de raison suite à l'identification de la raison avec la nature universelle et la nature humaine. Car « le stoïcisme, en revanche, inaugure un type de pensée nouveau … Pour la première fois sans doute de façon aussi décidée, les Stoïciens se libèrent de l'antique crainte d’éveiller la jalousie des dieux ; selon eux, la raison humaine est homogène à la raison divine qui gouverne le monde, et le sage est l'égal de Zeus ». (J. Brunschwig, Le savoir grec, 1153)
Priorité est donc donnée à la confiance en la rationalité du cosmos exclusive de toute prétention des dieux à interférer avec la vie terrestre. Le polythéisme est congédié. Seul demeure Dieu … c'est-à-dire la nature, c'est-à-dire le Logos. En dialogue avec l'homme.
b) Un espace de liberté
Reste donc seulement à se préoccuper du destin cosmique auquel l'homme peut faire face de plusieurs manières et ce, même si « une certaine ambiguïté persiste sur ce point. » (J. Hersch, Les stoïciens, L'étonnement philosophique, 83)
Essentiellement deux : la pression de l'imitation du cosmique à destination de l'éthique, un plus grand respect de l'autonomie de l'homme relativement aux choses qui dépendent de lui.
La pression de l'imitation cosmique. Il faut d'abord commencer par ne pas se tromper dès le départ dans la conduite de sa vie. Cela passe donc par la médiation du cosmos dont l'imitation de l'ordre et de la sagesse divins garantit la distinction du bien et du mal.
Car au-delà de l'invocation ci-dessus de ce principe ramené au destin, ce principe a également une vertu éthique directe. Car « la fin, le « telos » de la vie humaine est de vivre conformément à la nature, c’est-à-dire vivre une vie vertueuse en se soumettant à la vie de la nature ». (Jb Gourinat, Stoïcisme, Dict. des concepts phil. 758)
La contemplation de la nature enseigne la distinction du bien et du mal, si bien que le cosmologique dicte l'éthique. En effet, « il n'existe aucun autre moyen, ni un plus adapté si l'on veut parvenir à une juste contemplation des biens et des maux en même temps qu'à la vertu et à la sagesse, que de partir de la nature universelle et du gouvernement du monde … Car c'est à eux qu'on doit relier la contemplation des biens et des maux ; de sorte que la physique n'est enseignée que pour déboucher finalement sur les biens et les maux ». (Chrysippe) Ou encore Cicéron qui considère que « l'Homme … est né pour contempler et pour imiter le divin monde … le monde est vertueux, il est sage, en quoi il est un Dieu ». Du même Cicéron : « Celui qui veut vivre en accord avec la nature doit partir d'une contemplation globale du monde et de la providence. Impossible de porter des jugements justes sur les biens et les maux sans connaître le système entier de la nature et de la vie des dieux, ni savoir si la nature humaine est en accord ou non avec l'ensemble de la nature. Sans la physique, il est tout à fait impossible de percevoir l'importance (et elle est immense) des anciennes maximes des sages : « Obéis aux circonstances ! », « Suis Dieu ! », « Connais-toi toi-même ! », « Rien de trop ! » ... » Ou encore Sénèque : « Qu'est-ce donc que la raison ? C'est l'imitation de la nature ! » Oe encore Épictète : « c'est d'elle même que la nature nous invite à la contemplation, à la prise de conscience, à la façon de parvenir à vivre en harmonie avec elle ». (V. L. Ferry, Une histoire de la philosophie, 63-64)
Étant précisé que ce qui ne cadre pas avec la distinction du bien et du mal est « indifférent » : « c'est le cas de tout ce que valorisent les conduites ordinaires et qui les orientent communément, la vie et la mort, la santé et la maladie, le plaisir et la douleur, la richesse et la pauvreté, la liberté et l'esclavage, le pouvoir et la soumission (car) rien de tout cela ne contribue à la perfection morale, ni ne peut l'entamer. » (J. Brunschwig, 1202)
Une véritable autonomie par la distinction canonique. La contemplation de la nature afin d'y découvrir l'éthique n'abolit cependant pas la raison car cette dernière nous avertit de garder à l'esprit une distinction canonique entre les choses qui ne dépendent pas de nous et celles qui en dépendent, c’est-à-dire qui relèvent essentiellement de notre vie intérieure. C'est en ce sens que P. Hadot « peut dire tout d'abord que la physique stoïcienne est indispensable à l'éthique, parce qu'elle apprend à l'homme à reconnaître qu'il y a des choses qui ne sont pas en son pouvoir, mais qui dépendent de causes extérieures à lui ». (Qu'est-ce que la philosophie antique ?, 200) Celles qui relèvent essentiellement de notre vie intérieure, de notre « citadelle intérieure » (P. Hadot, ibid), concernent le siège de notre pensée dont il est postulé autonomie et maîtrise et qui fonde la possibilité de choix.
Car « c'est que la forme de raison propre à l'homme n'est pas cette raison substantielle, formatrice, immanente immédiatement aux choses, qu'est la Raison universelle, mais une raison discursive, qui, dans les jugements, dans les discours qu'elle énonce sur la réalité, a le pouvoir de donner un sens aux événements que le destin lui impose et aux actions qu'elle produit. C'est dans cet univers de sens que se situent aussi bien les passions humaines que la moralité ». (P. Hadot, ibid, 204)
Cette maîtrise pourra s'exercer par exemple dans le cas du mal ou du malheur extérieur, certes imposé par le déterminisme global, mais auquel il s'agira par une discipline d'esprit de s'y préparer car il importe, devant les événements, de « vouloir que ce qui arrive arrive comme il arrive » (Épictète), seule attitude vraiment rationnelle.
Et de « toujours se représenter les choses humaines comme éphémères et de peu de prix » (Marc-Aurèle, in L. Ferry, 74) Et donc de s'exercer à la pratique du détachement.
Autre espace d'autonomie et de liberté, celui de l'assentiment. Au sein du déterminisme, les stoïciens considèrent que l'assentiment relève de la raison, car « l'action suppose un assentiment « qui dépend de nous », non de façon arbitraire mais raisonné car « c'est le destin qui lui a donné sa raison et son pouvoir d'assentir ». (Les Stoïciens, 549)
Autre facette de cet espace de liberté qui dément ce qui pourrait ressembler à une totale et passive soumission aux événements, leur recommandation de participation à la vie politico-sociale. (J. Hersch, ibid 84)
Conclusion
Au final, la philosophie stoïcienne est une « philosophie totale, inhabituellement systématique, où l'aspiration rationnelle à la sagesse, au bonheur et à la vertu ne se sépare pas d'une conception du monde » (J. Brunschwig, Stoïcisme, Ency. U, 630), c'est-à-dire d'un système cosmique où le réel est intégralement postulé rationnel et sage.
Cette idée d'association rationalité-sagesse n'est a priori pas exceptionnelle. Selon R. Brague, « pour les Grecs, le monde et l'humain sont régis par les mêmes lois de nature morale. Cette idée n'a rien de spécifiquement grec. Ainsi de la Perse où l'univers est représenté comme une lutte entre le bien et le mal (Zoroastre). De même en Grèce : « Qu'est ce qui fait tenir ensemble le ciel et la terre, les dieux et les hommes est la communauté, l'amitié, la régularité (kosmiotes), la tempérance, la justice … qu'ils appellent le tout que voici « monde » (kosmos), non désordre (akosmia) ni intempérance ». (Platon, Gorgias, 507e6-508a4 in R. Brague, 49, 50)
Du fait de ce postulat, le monde est déclaré habitacle à l'homme. Car en effet, « Pour les Grecs « classiques », notre présence dans le monde n'est pas thématisée, car elle va de soi. » (R. Brague, 101)
Et ce, même si le monde est conçu comme intégralement déterminé par la raison universelle qui développe son emprise partout et qui fait que le destin est identifié à la providence, la causalité à la finalité, où l'événement est à la fois expliqué (destin) et justifié (providence). (JP Zarader, Petites histoires des idées philosophiques, 31 n.1)
La Raison universelle prodiguant ses qualités à la raison humaine, laquelle est partie à la Raison cosmique, du fait de cette « participation », l'homme est à même de se conduire dans la vie.
Il sait qu'il doit « vivre en accord avec la nature », c’est-à-dire avec la Raison, c'est à dire avec la sagesse, et donc vertueusement, puisque la Raison cosmique est consubstantiellement postulée sagesse.
Cette imitation de la sagesse de la nature se retrouve par exemple chez Sénèque : « l'âme du sage est semblable au monde supralunaire, où il fait toujours beau ». Ce monde toujours serein est le cosmos. L'éthique antique (et médiévale) contient donc une dimension selon laquelle la pratique morale doit prendre pour modèle la régularité du monde. (R. Brague ibid, 201)
Mais si ce double postulat du cosmos a été pertinent de l'Antiquité post classique à la fin du Moyen-Age (R. Brague, 271), cette vision « n'est plus la nôtre et ne peut que nous paraître étrangère » (R. Brague, ibid, 271) aujourd'hui où le monde est devenu « indifférent » après le passage « du monde clos à l'univers infini » (A. Koyré cité par R. Brague, 277), « où il n'y a plus de place pour la considération du Bien ». (R. Brague, 272)
La question se pose alors de savoir dans quelle mesure ce précepte moral d'imitation du cosmos dans sa rationalité et sa sagesse est atteint dans ses fondements par la ruine des présupposés cosmiques du stoïcisme ?
Il semble que non puisque le précepte moral de vivre selon la sagesse peut être sauvegardé indépendamment de toute référence cosmique fondatrice. Ainsi la « révolution socratique » de définition du bien et du mal s'est opérée hors de toute connaissance du ciel puisque Socrate a inauguré le projet d'un fondement de l'anthropologie à partir d'elle-même, sans lien avec le cosmos. (R. Brague, 50 et s.)
Et donc, plus spécifiquement, si on détache le stoïcisme de son assise cosmique, peut-il néanmoins demeurer une philosophie pour temps présents ?
A notre sens et quoiqu'il en soit, demeure toujours l'accent mis sur le rôle permanent de la raison et donc sur sa visée de l'autonomie existentielle dans un monde moderne et pour un esprit moderne où toute transcendance est désormais sinon absente du moins suspecte.
Ne reste que l'homme ramené à la sphère terrestre et non au ciel.
Et sa seule raison pour guide. Exit tout appui extérieur, uniquement un guide à hauteur d'homme pour tenter de répondre à la « question socratique « comment dois-je vivre ? » qui ouvre le champ de la philosophie morale ». (M. Canto-Sperber, Ethique, Le savoir grec, 146)
Dans ce conteste, que peut apporter aujourd’hui le stoïcisme en matière d' « aide à vivre » ?
Pour l'essentiel, une réflexion sur la mort, une summa divisio opératoire.
Une réflexion sur la mort. Du fait de « l'universelle métamorphose des choses » (P. Hadot, Qu'est ce que la philosophie antique ?, 212), et donc de leur impermanence, la mort n'est certes pas un sujet dans la mesure où elle est inévitable, mais il importe ici d'insister sur un point. Dans le monde désormais relativement a-transcendantal, le stoïcisme retrouve ici un écho roboratif. En effet, la problématique de « l'au-delà » n'a aucune raison d'être dès lors qu'il pose la corporéité comme principe ontologique lequel s'applique ainsi à … l'âme, totalement étrangère à toute question relative à une quelconque immortalité. Et conséquence de cette impermanence : il ne sert à rien de se préoccuper de l'après-mort, mais il est alors primordial de vivre dans l'instant présent.
Une summa division opératoire entre autonomie et hétéronomie. Cette distinction entre choses dépendantes et choses indépendantes de l'homme relève d'un statut a-temporel indépendamment de toute philosophie. Parmi les choses du domaine du contrôle possible figurent la maîtrise possible des désirs, ce qu’Épictète appelle la discipline du désir (P. Hadot, Introduction aux pensées de Marc-Aurèle, 228), la prévention à l'encontre de la souffrance par la pratique du détachement et l'anticipation du malheur (ici la prise en compte de l'événement -futur- rejoint l'accent mis sur le « présentisme ») afin au final de ne pas refuser l'inévitable car « ne cherche pas à ce que ce qui arrive arrive comme tu le veux, mais veuille que ce qui arrive arrive comme il arrive, et tu seras heureux ». (Épictète, Manuel)
En fait, ce qui demeure essentiel du stoïcisme, c’est le rôle déterminant accordé à la raison qui ne consent au destin, à l'amor fati, que pour les événements qui échappent à son pouvoir.
Mais cela n’empêche pas de se ménager des espaces de liberté où la raison humaine peut, ou non, assentir à l'événement, car, on l'a dit, la raison peut être maîtresse de l'usage que nous faisons de ce qui nous arrive. (Zarader, ibid) Car plus il y a ou il y aurait du déterminisme, plus il faut, par la raison humaine, rechercher et affirmer l'autonomie. « La philosophie stoïcienne apparaît bien être la tentative la plus radicale qu'ait conçue la philosophie pour rendre à l'homme une totale autonomie. » (JP Zarader)
En ce sens là, où le stoïcisme invoque l'optimisme de la puissance de la raison, il nous parle toujours aujourd'hui.
Mais s'il peut encore répondre aujourd'hui à la question du « comment », il ne saurait cependant apporter un éclairage à la question moderne du sens de la vie comme suite à la disparition des transcendances, tout simplement parce qu'une telle question pour un Grec antique n'est pas concevable puisque, on l'a dit, notre présence au monde ne se pose pas (R. Brague, 101)
La question du pourquoi de l’Être ne se pose pas chez les Grecs, seulement celle du comment y-a-t-il de l’Être.
Pour élargir toutefois le débat, faisons de l'uchronie, c'est-à-dire comme si la question eut été possible, le stoïcien aurait alors considéré que le comment répond au pourquoi : il suffit, par le comment, de se fondre dans la rationalité et sagesse cosmiques pour, par le pourquoi, conférer un sens à la vie.
Devant cette réponse aujourd'hui disqualifiée, il faudra alors se tourner vers d'autres courants pour tenter de trouver des réponses plus modernes et plus adaptées aux temps présents.