Introduction
Il faut sauver les mathématiques ! Sauver une discipline noble et éminemment philosophique d’une fausse conception qui l’obscurcie et la dessert. Un épais voile d’illusion recouvre les sciences dites exactes depuis leur divorce avec la religion. Ce schisme tumultueux entre science et religion, Bertrand Russell l’évoque dans son essai éponyme. Dans la religion, il y a le credo, la Vérité transcendante et immuable, directement accessible à l’homme à travers les textes sacrés et irréfragables de la Révélation. Ainsi, les croyants ne sont pas ceux qui croient que Dieu existe, mais ceux qui savent que Dieu existe. Nul besoin de preuves, car ils ressentent cette Vérité par nature inexplicable. Ils ont la foi. Le scientifique ou le savant, lui, ne sait pas, il croit. Il propose des hypothèses nées d’une intuition géniale de la réalité en accord ou non avec le paradigme scientifique du moment et il offre les objets de sa croyance, de son modèle théorique d’explication de la réalité ou plutôt d’une certaine réalité, à ses confères pour que chacun puisse expérimenter les tenants et les aboutissants de cette théorie et en déceler les cas limites pour en valider ou non la véracité. Nous remarquons donc qu’un bon croyant est celui qui se range du côté de ses pairs en copiant leur discours dogmatique sans jamais douter ou remettre en cause cette Vérité dont la qualité transcendante lui permet justement d’être au-delà de ces considérations auxquelles la science est soumise. Le philosophe Karl Popper fonde le principe de la falsification en science dans La connaissance objective, en s’inspirant des Prolégomènes de Kant. Toute proposition qui réclame une valeur scientifique doit se poser de telle sorte à prêter le flanc à une réfutation. La science ne doit donc pas se protéger elle-même par son institution, derrière un jargon ou une nouvelle forme de sacralité. C’est à ce prix que pourra se constituer une vérité objective et non pas absolue, c’est-à-dire une vérité communément acceptée, écrite dans les livres spécialisés et qui aura une influence sur les consciences qui pourront alors être guidées par elle, mais aussi la critiquer. Popper montre donc que les scientifiques ne doivent pas se mettre à la recherche d’une vérité absolue au risque de devenir les apôtre d’une nouvelle forme de religion et de se laisser berner par leurs propres illusions, par leurs propres fantasmes, mais préférer une quête de la vérisimilitude et élaborer ainsi, au fur et à mesure des découvertes expérimentales, des propositions vraisemblables, utiles pour guider les recherches ultérieures, mais dont on sait avec lucidité leur caractère réfutable.
I) Russell et les principes des mathématiques
Est-ce que la science aujourd’hui n’a pas tué Dieu ? Sans doute, mais le risque grandissant est alors pour la science de vouloir remplacer ce qu’elle a détruit. La science est sur le point de devenir la nouvelle religion. La société a désormais foi en la science. Le scientifique est alors mis sur un piédestal et par la force des choses, adhère à l’illusion qu’il a lui-même combattu. La Victoire de la Raison et l’hégémonie du rationnel l’incite à dire : « La religion a masqué la Vérité, mais moi, scientifique, je possède la Vérité absolue et je vais vous la dire ». La dire seulement comme un prêtre qui s’adresse à ses fidèles, à un public déjà acquis à sa cause, car expliquer cette Vérité serait impossible : en effet, la Vérité scientifique est tout aussi transcendante que la Vérité religieuse. Elle dépasse les esprits, car pour la comprendre, un certain bagage intellectuel est requis pour passer outre le jargon excluant du scientifique qui cache sous une volonté de pseudo-exactitude, la jalousie et le besoin d’accaparement du savoir dit rationnel. Car comme le montre Michel Foucault, posséder le savoir, c’est posséder le pouvoir, mais le pouvoir créer en même temps du savoir ou plutôt, créer le savoir, c’est-à-dire un modèle théorique explicatif du monde qui soit valide et validé par la communauté scientifique dont le but ne peut être neutre et dénué de tout intérêt pratique, politique ou idéologique. Tout savoir prend racine dans une épistémê, c’est-à-dire dans un contexte socio-historique qui explique la forme qu’a prise le savoir à ce moment-là. La composition chimique de poudre à canon et l’artillerie par exemple ont été inventées lorsqu’on eut besoin d’abattre des murailles fortifiées. Le concept de race fut établi lorsqu’on eut besoin de subdiviser les différentes espèces animales selon un paradigme arbitrairement choisi et qui a eu pour conséquence les débordements idéologiques que l’on sait.
Pour que la science puisse donc rester la science et conserver sa valeur, elle doit accepter d’être corrélée à un système rationnel toujours susceptible d’évoluer et donc de remettre en question ses propres théorèmes explicatifs, c’est-à-dire au final, de ne pas rechercher la Vérité absolue, quête vaine ne pouvant mener qu’à des chimères qui exploitent la passion du scientifique et non son objectivité, mais se contenter d’énoncer des vérités contingentes ou techniques. Il s’agit là de vérités utiles qui fonctionnent dans le cadre délimité au sein duquel on les fait jouer et en dehors duquel leur contenu devient faux et inopérant.
Ainsi, il faut désillusionner la société de la croyance populaire selon laquelle les sciences dures comme les mathématiques, la physique ou la biologie établissent des vérités immuables éternelles, universellement vraies telles que 7+5=12. Le problème des mathématiques est le suivant : en faisant de la vérité un contenu et non une étape, ou nous le verrons ci-après, un état mental ; en substituant la Vérité à la vérité et en la faisant reposer dans une proposition inscrite plutôt que notre esprit, les mathématiques se fourvoient et se montrent oublieuses de leur véritable nature et de leur véritable essence pour s’absolutiser et devenir une discipline tyrannique au service de la Raison qu’il devient de plus en plus difficile à remettre en question. Or 7+5 n’est pas égal à 12 ou du moins pas absolument. Les relations d’égalité mathématiques qui nous ont été inculquées à l’école et que nous connaissons tous, forment une base de connaissances d’autant plus solide que nous ignorons leur histoire. En somme, nous pourrions dire selon le bon mot de Leroi-Gouhran que nous savons comment faire des mathématiques, mais nous ne savons pas comment faire des mathématiques, comme nous savons comment fonctionne un fusil de chasse (en visant une cible et en appuyant sur la gâchette) mais pas comment celui-ci fonctionne (la machinerie interne qui produit la détonation et le jet de la balle). Nous savons donc réaliser le théorème de Pythagore, mais nous l’utilisant comme un instrument certain et dont la preuve est avérée. Inutile donc de reproduire tout le raisonnement qui a mené à la découverte (ou plutôt à la production) du théorème de Pythagore, mais alors nous ne sommes bons qu'à l’appliquer et non à le comprendre. Allons enfin au cœur du sujet : nous n’avons , pour la plupart, connaissance que d’une seule mathématique à savoir la mathématique euclidienne, celle-ci se base sur cinq postulats baptisés les cinq postulats d’Euclide. Il s’agit de propositions simples de géométrie desquelles découlent tout le reste des mathématiques euclidiennes. Mais voilà, comme leur nom l’indique, il s’agit de postulats, c’est-à-dire des propositions admises comme vraies, mais non prouvées. Cela veut dire, et ce, depuis le départ, que l’ensemble de la mathématique euclidienne utilisée pour rendre compte de toutes les relations physico-chimiques qui nous entourent et directement observable trouvent leur fondement sur des postulats dont la preuve manque. Pour une discipline qui vante sa rigueur par rapport aux sciences dites humaines par l’apport de la preuve logique irréfutable, il serait tragique d’admettre cette vérité historique. Mais finalement n’est-ce pas déjà le signe que toutes les sciences sont par définition des sciences humaines et que la distinction entre sciences humaines dites molles et sciences dures est déjà un mirage conceptuel ? Prenons pour exemple l’un de ces postulats qui atteste que « Par un point donné, on peut mener une et une seule parallèle à une droite donnée ». À cela, on est tenté de vociférer : « Bien sûr, c’est logique ! ».
Oublions que la logique invoquée ici est avant tout une science sérieuse étudiée par les logiciens et qui n’a rien à voir avec l’évidence qu’on lui prête dans le langage courant ; évidence symptomatique de la digestion par l’esprit des normes de la pensée dite rationnelle et rappelons plutôt qu’en mathématiques rien ne va de soi et qu’il faut pouvoir démontrer n’importe quelle proposition si on veut la considérer comme vraie. Non seulement l’axiome d’Euclide est indémontrable, mais mieux : plusieurs mathématiciens, dont Bernhard Riemann par exemple, ont réussi à prouver que la proposition d’Euclide était fausse en présentant des cas limites dans une certaine conception e l’espace. En effet, avec l’essor de la science et des instrument scientifiques, le champ de l’observable augmente et apparaît alors inévitablement des cas limites où l’utilisation du paradigme euclidien ne convient plus et nous donne que de faux résultats qui ne parviennent pas à décrire ces nouvelles réalités de manière satisfaisante. C’est le début de l’aventure des géométries et des mathématiques non-euclidiennes. En effet, devons-nous dire que si les postulats d’Euclide sont faux, toutes les propositions qui ont en découlées et qui nous ont permis de penser le monde sont fausses ? Non ! Car la géométrie euclidienne fonctionne ! Elle fonctionne et nous permet de décrire convenablement une certaine partie de la réalité observable, de produire des objets techniques et d’agir dans le monde et de le modifier de manière précise et satisfaisante. Il convient alors de penser les mathématiques en termes de référentiel. Chaque référentiel d’étude doit avoir son système mathématique prêt à l’emploi pour étudier les phénomènes inscrits dans ledit référentiel comme l’élément physique du photon par exemple, ne peut être convenablement étudié que dans un référentiel quantique. Le référentiel euclidien peut alors coexister avec le référentiel riemannien qui ne constitue plus un cas limite, mais un nouveau paradigme nécessaire à l’étude des objets de ce champ spécifique.
II) James et la redéfinition du concept de vérité
C’est la révolution que propose la pensée du philosophe William James dans son livre Le pragmatisme. Pour James, la vérité n'est pas une correspondance statique entre une idée et la réalité objective, mais plutôt une idée ou une croyance qui fonctionne efficacement dans la pratique et qui est utile pour orienter notre action ou expliquer le monde. Selon lui, la vérité est relative à notre expérience et à nos besoins concrets. La vérité est ce qui marche. Le géocentrisme par exemple était un paradigme vrai et utile pour interpréter certains mouvements de l’univers et permettait des productions techniques majeures comme l’invention du cadran solaire par exemple. Mais voilà, Copernic constatant que considérer le spectateur immobile ne peut permettre d’expliquer tous les mouvements des astres, il lui fallut bien se demander si cela ne marchait pas mieux si c’était le spectateur qui était en mouvement. N’ayons pas de mépris pour le géocentrisme, ne glorifions pas outre mesure l’héliocentrisme, car ce ne sont que des systèmes imparfaits destinés à diriger notre esprit dans la quête des vérités du monde. Respectons l’humilité d’Einstein par exemple qui annonce après avoir mis au point la théorie de la relativité qu’un physicien chevronné parviendrait bientôt à contredire sa théorie pourtant révolutionnaire dans notre manière de comprendre certaines parties du monde physique. Encore une fois, chez James, la vérité et la fausseté ne sont pas les qualités d’un contenu spécifique, mais sont un état mental comme le veut sa définition : « La vérité est état mental capable de nous guider de manière valable ». La méthode pragmatique consiste à se détourner des choses premières, des principes pour se tourner vers les fruits, les conséquences, les faits. « Son seul critère d’évolution de la vérité est de voir ce qui marche le mieux pour nous guider, ce qui convient le mieux à chaque, aspect de la vie répond le mieux à l’ensemble des exigences de l’expérience sans en négliger aucune ». Il écrit encore : « Débarrassons-nous en une bonne fois pour toutes ! À bas les systèmes ! Tous les systèmes ». Aucun système ne pourra jamais rendre compte du caractère général, propre à l’univers. En effet, les systèmes sont utiles en tant qu’ils sont que des calques, que l'on dispose sur la réalité, afin de la modéliser pour la comprendre et produire des vérités relatives au modèle lui-même. Les mathématiques et les autres sciences n’afficheront jamais un système unifié rassemblant les percées de chaque champ ; cette ambition rêvée est condamnée à rester un fantasme. James conceptualise alors ce qu’il appelle le Corridor de l’hôtel philosophie : chaque philosophe ou scientifique crée son système dans sa chambre, mais pour sortir, il doit passer par le corridor, car c’est le seul moyen pratique d’entrer et sortir. En somme, la science, n’évolue pas au rythme des intuitions géniales de quelques savants excentriques et solitaires produisant à foison des théories révolutionnaires sur l’espace et le monde comme le voudraient certains films hollywoodiens. La science évolue par la concertation collaborative et l’acceptation d’une norme générale et conventionnelle au sein d’une institution scientifique organisée. Par la discussion, cette norme est jugée la plus utile pour organiser notre action dans le monde et produire des vérités techniques. Ainsi, la seconde est la durée d’une réaction physique autour de l'atome de césium 133, le kilo est la masse d’un prototype international commandé par la Conférence générale des poids et mesures. Il n’y a pas de mesure de la masse ou du temps en soi, mais seulement des conventions établies pour constituer un référentiel commun et permettre la communication des savoirs par-delà la langue, c’est-à-dire par le calcul, et produire toujours davantage de vérités scientifiques afin de relever les défis techniques de notre temps.
III) La logique derrière les mathématiques, l’espoir de Frege
Russell qui souhaite de tout son cœur unifier les mathématiques et les rendre plus sûres (dans le double sens du terme) va devoir se rendre à l’évidence. En écrivant son Principia Mathematica avec Whitehead, il échoue à prouver que 1+1=2 malgré plus de 300 pages de symboles et d’égalité abstruses, car les fondements même des mathématiques sont et demeurent conventionnels. 1+1=2 reste donc une vérité conventionnelle tout comme l’égalité 1=1, qui reste indémontrable sans l’utilisation des axiomes arithmétiques dits de Peano. Cela ne doit pas sonner comme un aveu d’échec, mais au contraire, rendre aux mathématiques leur caractère instrumental et cesser de faire peser sur elles le poids de la connaissance parfaite et définitive du monde.
Il n’existe pas de livre de la Nature dans lequel serait écrites toutes les lois de l’univers que nous découvrons les unes après les autres. On ne découvre pas les mathématiques, on invente les mathématiques. Les mathématiques ne sont pas le langage des dieux, mais sont un instrument adapté à notre esprit comme le microscope est adapté à notre œil et ne peut nous offrir qu’une réalité corrélée à ce que notre œil peut effectivement voir. Nous avons besoin de mathématiser le monde, c’est-à-dire de traduire toutes les relations physico-chimiques qui nous entourent sous forme de symboles mathématiques et d’égalité pour pouvoir en rendre compte de manière objective, c’est-à-dire à travers un langage partagé par tous et unanimement reconnu comme un langage de référence épuré de tous les particularismes des langues. Or voilà, si les mathématiques sont effectivement un langage, elles doivent admettre ne pouvoir tendre à la perfection, car comme tout langage, elles restent un domaine normé et conventionnel. Nous sommes incapables de faire des mathématiques un langage parfait et figé, car tout langage usité a comme caractéristique essentielle sa propre évolution.
Le philosophe et logicien Gottlob Frege nourrit pourtant le secret espoir de faire des mathématiques un langage parfait qui permettra alors de rendre compte de manière exacte de tous les phénomènes de la création sans erreur. Les propositions mathématiques seront alors vraies absolument dans leur contenu. Frege écrit : « La science justifie le recours à une idéographie ». Le problème est l’instabilité, la mutabilité du langage. Le langage parlé a la même insuffisance : aussi avons-nous besoin d’un ensemble de signes, purifiés de toute ambiguïté, et dont la forme strictement logique ne laisse pas échapper le contenu. Des faits, des faits, des faits réclame le physicien, mais qu’est-ce qu’un fait ? Un fait est une pensée qui est vraie. Mais le physicien n’admettra pas que le fondement certain de la science dépend en réalité des états de conscience changeant de l’homme. Ainsi, dans Ecrits logiques et philosophiques, Frege annonce remplacer les propositions langagières qui subsistent dans les mathématiques par des symboles (=, Δ, Ɛ, >, etc…). Cependant, Russell va avertir Frege dans une lettre que toute la tentative de Frege (qui a tout de même nécessité plus de sept ans de travail) ne peut qu’aboutir à une impasse : en effet, il convient de remarquer que, même en mathématiques, tout symbole est symbolique de quelque chose, il n’y a pas de signifiant sans signifié. Et donc, tout symbole mathématique est corrélé à son pendant langagier et donc à un concept issu de l’esprit humain lui-même et non à une réalité rendue miraculeusement objective par le symbole. Le symbole porte toujours en lui l’imperfection de ce dont il est le symbole, c’est-à-dire du langage. Sinon les mathématiques auraient un rapport magique au réel. Or, il ne peut y avoir de magie dans les mathématiques. Tout doit être prouvé et toutes les propositions vraies doivent découler logiquement les unes des autres. Frege abattu essayera d’empêcher la publication de son Begriffsschrift sans succès, il ajoutera alors un addendum d’une profonde humilité expliquant comment Russell a anéanti son espoir de rendre les mathématiques parfaites, puis il sombrera dans la folie. Les mathématiques ne seront jamais parfaites, car elles sont adaptées à notre esprit, c’est-à-dire à notre langage et comme le montre Wittgenstein le disciple fougueux de Russell dans Conférence sur l’éthique : les limites de mon langage sont les limites de mon monde et « C’est parfaitement, absolument sans espoir de donner ainsi du front contre les murs de notre cage », c’est-à-dire d’essayer de se placer du côté de l’indicible et de le traduire sous forme de symbole logique. La logique prend soin d’elle-même et ne nécessite en aucun cas une aide extérieure pour se constituer et évoluer ou alors elle sera susceptible de produire du non-sens de la mystique et des monstres : « Sur ce dont on ne peut parler, il nous faut garder le silence », écrit Wittgenstein à la fin de son Tratatus logico-philsophicus.
IV) Les paradoxes monstrueux des mathématiques
Le non-sens et la mystique qui tracassent Wittgenstein, les mathématiques vont devoir y faire face. Car certains concepts extrêmement instables et volatiles ont été progressivement intégrés dans les mathématiques menaçant de faire exploser toute la structure. Nous parlons ici du concept d’infini et de son symbole mathématique ∞. L’immense mathématicien Gauss avait averti la communauté scientifique de son temps en la mettant en garde contre l’introduction d’un tel concept qui pose déjà problème au sein du langage commun et qui se révèle source de nombreuses confusions et malentendus notamment lorsqu’il apparaît impossible de définir le terme autrement que par lui-même. Néanmoins, il arrive nécessairement un moment où le concept d’infini devient utile dans les calculs complexes et c’est alors le mathématicien Cantor qui se sert de l’infini pour construire sa théorie des ensembles, une nouvelle manière révolutionnaire d’organiser les mathématiques non plus par objets distincts, mais par ensemble d’objets similaires. Cela a pour vertu indéniable de simplifier les études de champs particuliers, mais l’infini va rapidement produire des monstres et mener une théorie grandiose à énoncer des absurdités corrélés là encore à l’imperfection du langage et du flottement des définitions. Nous pouvons prendre pour exemple le paradoxe de l’hôtel de Hilbert pour illustrer cette idée. Le paradoxe de l'hôtel de Hilbert, également connu sous le nom de paradoxe de l'hôtel infini, a été formulé par le mathématicien allemand David Hilbert. Ce paradoxe explore les concepts intrigants liés à l'infini et illustre certaines des propriétés non-intuitives de cette notion.
Imaginez un hôtel infini avec un nombre infini de chambres numérotées 1, 2, 3, et ainsi de suite jusqu'à l'infini. Supposons que toutes les chambres soient occupées, de sorte que l'hôtel soit complet. Maintenant, considérez une demande inhabituelle : un nouveau client arrive et demande une chambre. Contrairement à un hôtel fini, dans cet hôtel infini, Hilbert propose une façon de libérer une chambre pour le nouveau client sans expulser quiconque ni construire de nouvelles chambres. Voici comment cela fonctionne :
Déplacez le client de la chambre 1 vers la chambre 2.
Déplacez le client de la chambre 2 vers la chambre 3.
Continuez ce processus pour chaque chambre, déplaçant le client de la chambre n vers la chambre n+1.
Maintenant, toutes les chambres sont occupées, sauf la chambre 1, qui était occupée par le premier client et est maintenant libre. Le nouveau client peut donc occuper la chambre 1.
Le paradoxe met en lumière l'idée que, dans un ensemble infini, même si toutes les chambres sont occupées, il est possible de libérer de la place pour un nouveau client sans avoir besoin d'une expansion physique de l'hôtel. Cette situation semble contre-intuitive par rapport à notre compréhension habituelle des objets physiques et de l'espace.
Cela entraîne Cantor à se demander s’il n’y a pas des infinis plus grands que d’autres. Cantor développe alors une théorie de la cardinalité pour comparer la taille des ensembles infinis. Deux ensembles ont la même cardinalité s'il existe une bijection (une correspondance un-à-un) entre leurs éléments. Si une telle bijection existe, les ensembles sont dits équipotents et ont la même cardinalité. Cependant, tous les ensembles infinis ne sont pas de la même taille en termes de cardinalité. Cantor a démontré que l'ensemble des nombres réels a une cardinalité strictement plus grande que celle de l'ensemble des nombres entiers. Autrement dit, il existe plus de nombres réels entre 0 et 1 que de nombres entiers, même si les deux ensembles sont infinis. L'ensemble des nombres réels a une cardinalité appelée le cardinal de la continuité, noté c (pour continuum). Cantor a également montré que l'ensemble des sous-ensembles de nombres entiers (l'ensemble des parties, ou ensemble des parties puissance) a une cardinalité strictement plus grande que celle de l'ensemble des nombres réels. Ainsi, dans le cadre de la théorie des ensembles, on peut parler d'infinis plus grands que d'autres en fonction de la cardinalité des ensembles infinis considérés. Cette idée peut sembler contre-intuitive, mais elle a des implications profondes dans la compréhension mathématique de l'infini.
Enfin, mettons en lumière un dernier paradoxe intitulé le paradoxe du barbier pour achever notre voyage à la découverte des absurdités, des curiosités exotiques que les mathématiques ont pu produire. Le paradoxe du barbier est un exemple classique de paradoxe logique qui a été formulé pour illustrer des problèmes liés à l'auto-référence et à la définition de certaines propriétés dans la logique formelle. Le paradoxe est souvent attribué à Russell lui-même.
Imaginez un village et dont la règle est la suivante : Les hommes du village qui ne se rasent pas eux même ont l’obligation d’être rasé par le barbier du village. La question alors posée est : "Qui rase le barbier ?"
Considérons deux possibilités :
Si le barbier se rase lui-même, alors selon la règle, il ne doit pas être rasé par le barbier du village. Cela crée une contradiction.
Si le barbier est rasé par le barbier du village, alors selon la règle, il ne peut pas se raser lui-même. Encore une fois, cela crée une contradiction.
En revenant à la théorie des ensembles, si l’on considère l’ensemble des objets qui ne sont pas des bouteilles, nous devons remarquer que cet ensemble n’est pas une bouteille. Il faut donc nécessairement qu’il se contienne lui-même. Mais l’ensemble des objets qui ne se contiennent pas eux-mêmes se contient-il lui-même ?
Autant de paradoxes qui ne sont pas liés à un défaut de connaissance pouvant être pallié par la suite à force de découvertes, mais qui sont au contraire inhérents à la forme même que doit prendre les mathématiques pour espérer élaborer un schéma explicatif du monde. Schéma qui en tout état de cause ne sera jamais parfait, car il ne pourra jamais dépasser ces paradoxes qui semblent pervertir sa logique.
V) Les mathématiques ne seront jamais parfaites. Le théorème d’incomplétude de Gödel
Parlons enfin du mathématicien Kurt Gödel qui au détour d’une conférence ose demander à l’assemblée s’il pouvait exister des questions sans réponses. Non pas des problèmes mathématiques qui n’ont pas encore trouvé leur résolution faute de recherches concluantes, mais des questions qui, dans leur essence même, excluent toute forme de réponses possibles, car la forme même de ces questions corrélées aux mathématiques telles qu’on les conçoit ne peut supporter qu’un caractère indécidable. Ainsi naît le théorème d’incomplétude de Gödel. Ce théorème énonce qu'aucun système formel complet et cohérent ne peut contenir toutes les vérités mathématiques. Autrement dit, dans tout système formel assez puissant pour exprimer l'arithmétique, il existe des énoncés mathématiques vrais mais indémontrables dans ce système. Le système ne peut pas prouver sa propre cohérence. Les travaux de Gödel ont eu un impact profond sur la philosophie des mathématiques et de la logique. Ils remettent en question la possibilité d'atteindre une base complète et cohérente pour les mathématiques à l'aide de systèmes formels. Les travaux de Gödel ont montré les limites intrinsèques des systèmes logiques et ont influencé le développement ultérieur de la théorie des modèles et de la logique mathématique. Encore une fois, on ne parle pas de problèmes mathématiques réputés comme insolubles comme le problème de la quadrature du cercle, mais nous faisons référence à des questions que l’organisation même du champ mathématique confine à l’indécidable : savoir s’il peut y avoir quelque chose, une réalité mathématique entre le dénombrable et l’indénombrable, c’est-à-dire entre ℕ et ℝ. C’est indécidable de par la nature même de la conception des mathématiques. Il s’agit d’un élément supplémentaire qui nous invite à penser que les mathématiques ne seront jamais parfaites car jamais complète. Cependant, il faut garder à l’esprit que les mathématiques ne pourront être sauvées que lorsqu’il sera communément accepté que c’est le propre même des mathématiques que de demeurer imparfaites et cela n’est pas grave, au contraire, car seules les mathématiques certaines de leur imperfection sont susceptibles de se penser elles-mêmes et refuser leur canonisation pourtant très tentante de Déesses intouchables des sciences. Il y aura toujours des questions sans réponses et quelque part, cela vaut peut-être mieux ainsi, car c’est accorder une part de la nature à l’irrationnel chaotique et libre, un irrationnel sur lequel la Raison ne pourra jamais faire main basse.
VI) L’institution scolaire, l’enseignement et l’apprentissage des mathématiques
Si la société a tendance à oublier l’histoire des mathématiques et à faire ce que l’on pourrait appeler un déni d’épistémologie, c’est à cause de la manière dont on enseigne et dont on apprend les mathématiques. Venons-en à Foucault et à l’idée selon laquelle le pouvoir crée du savoir. Le philosophe écrit dans Il faut défendre la société : « Il n’y a pas de relations de pouvoir sans constitution corrélative d’un champ de savoir, ni de savoir qui ne suppose et ne constitue en même temps des relations de pouvoir… ». La Raison majoritaire et normative a à sa botte les institutions lui permettant le contrôle total sur la société, contrôle des corps et contrôle des esprits. En France, c’est l’Education nationale qui est chargée de la transmission des savoirs, mais pas n’importe quels savoirs. Nous parlons des savoirs légitimes, car légitimés par la Raison à travers le programme d’enseignement auquel doit se tenir chaque enseignant excepté l’enseignant de philosophie cherchant toujours à contourner les règles et à refuser le jeu auquel on veut le faire jouer produisant par-là parade et dissimulation pour mieux questionner la forme qu’à prise la Raison. Une critique d’autant plus lucide et salutaire que l'enseignant de philosophie, toujours d’abord philosophe, est immergé au sein de la structure rationnelle, car il est immergé au sein de l’institution comme une bulle d’air dans l’eau, sans en subir toute sa corruption. Pour en revenir au sujet, c’est donc une certaine mathématique qui est enseignée du début de la primaire à la fin du secondaire, à savoir la mathématique euclidienne associée à la géométrie. Le calcul, la statistique et les probabilités tiennent également une place prépondérante dans les programmes. On enseigne les mathématiques de telle manière à produire chez les élèves un sentiment d’impunité lorsqu’on énonce une bonne réponse en respectant à la lettre les schémas déjà construits de la procédure apprise par cœur. On sait faire des mathématiques sans jamais les comprendre. On réduit les mathématiques à un apprentissage de formule, et de théorème. Il s’agit alors de suivre bêtement la procédure montrée, (et non démontrée en totalité) car les mathématiques en tant que discipline scolaire sont réduites à de la reconnaissances de schéma dans les exercices triviaux qu’elles proposent, puis à l’application quasi algorithmique des étapes qui permettront la résolution du problème et l’accès à la réponse Vraie, la seule bonne réponse, accessible uniquement par cette méthode, flottant au milieu de l’infinité des réponses fausses. Les élèves ne font pas des mathématiques à l’école, ils font de la gestion, de l’administratif, sans réfléchir et penser ce qu’ils font. La rigueur n’est pas dans le raisonnement, mais dans la procédure à suivre aveuglément et cette qualité leur servira éventuellement dans les métiers comptables. Mais la réalité est que la Raison et donc l’école n’a aucun intérêt à produire des mathématiciens véritables s’interrogeant avec lucidité sur leur domaine et usant de leur réflexion critique pour ébranler les paradigmes étroits, acceptant de détruire pour reconstruire l’édifice de la connaissance sur des bases plus solides tel que l’avait déjà senti Descartes en son temps. Les mathématiciens montrent les mathématiques sous leur vrai jour : instables limitées, imparfaites. Mais l’imperfection est une bonne chose, car elle implique la quête du mieux à travers la remise en question constante. Les professeurs de mathématiques sauf exception ne sont pas mathématiciens. Ils sont devenus, à l’instar des autres professeurs, les experts de leur domaine ou plutôt du programme auquel ils sont cantonnés et donc, sont devenus, depuis la division du travail, les techniciens de leur matière, chargés d’appliquer un programme sans le penser dans une école devenue une usine où les cervelles des élèves arrivent en début de circuit avec chacune leurs aspérités, leurs difformités, leur beauté unique. Mais au fur et à mesure de la progression dans la chaîne de production, les élèves sont dressés et deviennent raisonnables, car on a fini par leur inculquer des connaissances communes peu utiles dans la vie de tous les jours comme ces derniers aiment bien le rappeler, mais structurant à leur insu une pensée normée et uniformisée, un référentiel commun dont leur maîtrise, attestée par l’obtention du diplôme symbolique du Baccalauréat vide de tout contenu, leur ouvre les portes de la société raisonnable dont il sont maintenant les agents responsables. Au final, l’école aura achevé rendre frigides les mathématiques, cette discipline censée être si érotique et érotisante, et cela, en tuant dans l’œuf la plus belle des facultés dont elles doivent normalement prendre le plus grand soin : l’intuition mathématique. Voilà ce qui fait des mathématiques la discipline la plus ‘’sexy’’ à l’école. L’intuition est une faculté qui doit se travailler et se développer à travers les problèmes mathématiques complexes pour finalement amener l’homme à produire un raisonnement inédit et génial cassant les codes du paradigme dans lequel on peut évoluer. C’est ce génie mathématique-là qui fait véritablement avancer la science et nous permet les espoirs les plus fous pour l’avenir.
Si l’école ne veut pas faire de nous des mathématiciens fondamentaux qui s’interrogent sur l’origine des mathématiques ou des mathématiciens expérimentaux dont les regards sont tournés vers l’avenir des mathématiques, mais ne promeut que l’apprentissage des mathématiques applicatoires, c’est parce que la Raison n’a aucun intérêt économique et politique à faire de nous des êtres aussi géniaux, qu’incontrôlables et imprévisibles, elle a besoin d’instruments obéissants, servant la société telle qu’elle est déjà. L’école veut produire non pas des mathématiciens, mais des ingénieurs intégrés dans le système de production technoscientifique où la science et l’économie et la politique ne font plus qu’un. La machine de production est mise au service des aspirations politiques et les ingénieurs, incapables de penser leur propre domaine de compétences ne se rendent même plus compte qu’ils sont en train de produire des bombes atomiques ou des chambres à gaz. Le produit final est, la plupart du temps, masqué à leurs yeux, car chaque ingénieur s’occupe de sa pièce de référence, mais leur intelligence collective est paradoxalement nulle, car ils sont pris dans un système qu’ils ne peuvent comprendre en totalité. Les mathématiciens pensent le monde, les ingénieurs le transforment et par-là risquent toujours de le détruire. Pour pallier le danger, les Classes Préparatoires aux Grandes Écoles d’Ingénieurs en France, pays des Lumières, offrent une formation en philosophie à l’image des grandes Écoles elles-mêmes comme Polytechnique, Centrale ou Les Mines et les Ponts qui ont compris qu’une élite obscurantisée sera tôt ou tard mise au service du Mal.
Conclusion
Il n’y a pas la philosophie et les mathématiques. Tout d’abord, car la philosophie n’est pas un champ disciplinaire, mais un souffle qui vivifie les domaines humains. Pythagore était avant tout un philosophe qui a utilisé les mathématiques pour rendre compte de la réalité. Les mathématiques sont une forme de philosophie qui doit s’assumer comme telle si elles veulent effectivement garder le statut de science. C’est parce que les mathématiques ne défendent pas de Vérités absolues, figées dans le temps qu’elles nous permettent de comprendre les phénomènes physico-chimiques qui nous entourent. Ce sont leurs limites assumées qui produisent des changements de paradigmes nécessaires pour augmenter notre connaissance du monde visible et invisible. Seule l’humilité de la science lui permettra de se sauver d’elle-même et du risque de s’absolutiser dans une tyrannie rationnelle irréfragable ; se couronnant ainsi elle-même comme la nouvelle religion.
Par Thomas Primerano, professeur certifié de philosophie, essayiste et traducteur, membre de l'Association de la Cause Freudienne et de l'Association Française Transhumaniste.
Bibliographie
- Bertrand RUSSELL, Science et religion, Folio Essais, 1992
- William JAMES, Le pragmatisme, Flammarion, Champs, 2022
- Karl POPPER, La connaissance objective, Flammarion, Champs, 2009
- Michel FOUCAULT, Il faut défendre la société, Cours au Collège de France, 1976
- Ludwig WITTGENSTEIN, Conférence sur l’éthique, Gallimard, Folio Essais, 1992
- Ludwig WITTGENSTEIN, Tractatus logico-philosophicus, Gallimard, 2001
- Gottlob FREGE, Ecrits logiques et philosophiques, Points, 1994