Introduction
Plus que jamais, il nous faut faire l’éloge du sport ; que ce soit le sport collectif ou individuel, face à un adversaire comme le volleyball, le basketball ou le rugby, le badminton, le tennis ou l’escrime, mais également le sport de performance comme la natation, la course ou la musculation. Le sport, dans sa pratique, permet la reconnexion entre l’esprit et le corps ou plus précisément, il permet une réappropriation du corps par l’esprit, c’est-à-dire par l’individu. Dans la société moderne, l’homme se retrouve ultra-connecté au réseau virtuel qui devient l’extension de son esprit, mais paradoxalement, ce dernier retrouve dépossédé de son propre corps. Notre corps est pourtant notre vaisseau dans ce monde. Notre existence n’est pas celle d’un esprit éthéré indépendant de toute dimension spatiale, mais bien une incarnation dans la chair. Le sport nous fait ressentir à nouveau notre corps à travers l’effort volontaire. La douleur qui émane du fait de stresser ses muscles et d’intensifier le rythme cardiaque est bientôt supplantée par le plaisir des courbatures et de la séance dite réussie. Le paradoxe apparent disparaît lorsque l’on comprend que par cet exercice, je renforce mon corps et j’assainis mon esprit par la libération phénoménale d’énergie dont je suis capable dans une jubilation unique d’expression de soi. « Ce qui ne me tue pas me rend plus fort », écrit Nietzsche dans Le crépuscule des idoles. Le sport est un vecteur de la volonté de puissance qui m’inscrit dans une compétition ludique mais acharnée avec les autres, mais également avec moi-même, conduisant inévitablement à un dépassement des limites vécues du corps. Dans la course par exemple, l’esprit traduit les signaux du corps comme un besoin de s’arrêter et de renoncer à l’effort, mais pourtant, les jambes continuent le mouvement, le cœur tient le coup à chaque foulée supplémentaire. Ce dépassement de soi ne peut être que salutaire pour la santé de l’esprit qui se montre à lui-même la force de sa volonté sur le corps.
I] Le sport contre le dressage du corps
La société moderne est dominée, c’est-à-dire organisée par la Raison incarnée par la pensée majoritaire. Cette puissance tend à rationaliser tous les comportements humains et non humains au sein de la société pour rendre tout phénomène prévisible et soumis à l’épistémè produite par la Raison elle-même et au sein de laquelle, elle évolue. Ce processus tend inévitablement à diminuer la liberté de l’esprit et la liberté du corps pour rendre l’homme raisonnable, c’est-à-dire prévisible et donc inoffensif. L’uniformisation des comportements passe nécessairement par un dressage de l’esprit et un dressage du corps. Le dressage de l’esprit déconnecte l’homme de son corps et le dressage du corps entrave l’esprit dans la libre production de ses pensées.
Pour le philosophe Michel Foucault, ce dressage est l’œuvre de la raison totalisante et totalitaire en aspiration, qui ne veut plus souffrir d’aucune contradiction, alors même qu’elle est censée résulter d’un processus dialectique qui doit opposer la raison à ce qui n’est pas elle pour lui permettre de ressortir grandie par le dépassement des oppositions. Ainsi, il y a une manière raisonnable de faire usage de son corps dans l’espace public comme il y a une manière raisonnable de penser. Hors de ce cadre théorique, il n’y a que folie, passions irascibles et action illégale. La raison se meut au sein d’un cadre théorique dont elle se retrouve prisonnière elle-même sans perspective d’évolution. Le sport devient donc un instrument de libération du corps. Même si la pratique du sport est une pratique sociale et socialement instituée et reconnue, elle propose un espace neutre marqué précisément par le jeu qu’implique le sport et son caractère ludique. Un espace où les règles sociales rationnelles ne s’appliquent plus. On peut se jeter de tout son corps en avant pour essayer de rattraper une balle ou se ruer sur un autre joueur pour plaquer son corps ; personne ne sera traité de fou ou de délinquant. Aux règles sociales sont substituées la règle du jeu, un jeu certes socialement valorisé, mais qui constitue un échappatoire hors de la sphère sociale des comportements réglés. Nous sommes loin des couloirs du métro dans les sous-sols d’un Paris transformé chaque matin en véritable fourmilière dans laquelle, celui qui ne sait pas où il va, qui s’arrête est dévisagé. Nous quittons la sphère normée où un feu indique, si je peux avancer ou non, où des chaises m’invitent à m’asseoir dans telle ou telle position, où des grilles, des barreaux et des panneaux me disent où avancer et à quelle vitesse. « La discipline procède d’abord à la répartition des individus dans l’espace », écrit Foucault dans Surveiller et punir. Et cela sans parler des écoles, des asiles ou des prisons au sein desquelles la raison enferme les individus jugés comme irrationnels ou non encore rationnels, tels que les enfants, les fous, les criminels dont le comportement doit être éduqué ou rééduqué pour que les mouvements de leur corps comme les mouvements de leurs pensées puissent être prévisibles. « Quoi d’étonnant si la prison ressemble aux usines, aux écoles, aux casernes, aux hôpitaux, qui ressemblent tous aux prisons », écrit Foucault. Tout déplacement du corps à l’intérieur de la structure est organisé avec une perfection mécanique pour in fine produire en eux une uniformisation de leurs désirs et de leurs actions pour enfin réintégrer une société qu’ils seront susceptibles de défendre ou de reproduire.
A contrario, le sport permet ainsi l’exaltation du corps, la beauté du mouvement, le geste et la technique ainsi que l’endurance. Mouvements d’une grâce inégalable et incompréhensible comparés à ceux normalisés dans une société engoncée dans sa forme. Le sport exalte l’imprévisibilité : j’envoie le volant à tel endroit du terrain sans savoir comment l’adversaire va répondre et je devrais m’adapter ainsi à toutes les situations. Lors de chaque échange, je vais être mis en difficulté et mon corps devra pouvoir se contorsionner. La technique se retrouve bien vite dépassée par l’improvisation. Et c’est sans doute ici que réside la beauté du jeu.
II] Le sport pour oublier l’absence de sens
Le sport a ce mérite d’offrir une parenthèse hors du temps et au-delà du sens. Le sport marque une rupture avec l’absurdité apparente de la vie. Albert Camus écrit dans Le mythe de Sisyphe : « Il n'y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux : c'est le suicide ». Lorsque je suis en plein repos, lorsque je jette un regard rétrospectif sur l’ensemble de mes actions terrestres ; je suis forcé de me demander quel sens a tout cela. Pourquoi ai-je accompli toutes ces actions ? En vue de quel but ? Chaque réponse me semble alors mesquine et dénuée d’intérêt profond. La vie est absurde. Ce manque de sens nous confine à la question du suicide. Pourquoi continuer à vivre dans un corps jeté en déréliction dans un monde où l’on erre sans fin ni but, plutôt que de mettre un terme à cette pièce de théâtre interminable où l’on cherche sans cesse à se donner un peu de contenance, à se prendre au sérieux pour espérer surajouter à la vie un sens qu’elle n’a pas. Se prendre au jeu et jouer son rôle pour esquiver la question authentiquement dramatique du sens. Certes, l’illusion a du bon et permet de supporter une routine désenchantée, mais à tout moment, notre carapace sociale risque de se fendre et de se briser. Je suis un banquier, j’étudie des recours de crédit et je m’épanouis dans mon travail. Oui, mais jusqu’à quel point et dans quel but ? Je suis médecin, je sauve des vies humaines. Très bien, mais dans quel but si ce n’est celui de perpétuer une erreur, de perpétuer des souffrances ? On peut ainsi aisément confondre notre emploi avec le rôle que l’on s’est imposé de jouer. Mais pas, mais par moment, les questions sur le sens profond des choses reviennent à la charge et nous empêchent d’être des imbéciles heureux ignorant volontairement les questions existentielles pour espérer le bonheur.
Toute question sans réponse ouvre un gouffre d’ignorance, dont nous ne pouvons détourner le regard. Nous sommes comme aspirés au fond d’un abîme. Le sport peut pallier l’absurdité de l’existence de la manière la plus sublime qui soit. Albert Camus lui-même écrit dans La chute, que son personnage, Jean-Baptiste Clamence, après sa rencontre avec l’absurde, ne peut plus apprécier que deux choses dans la vie, deux choses que l’absurdité de l’existence n’a pas pu lui retirer ; deux choses qui lui procurent une forme de bonheur jubilatoire à travers un échappatoire salutaire. La première, c’est le théâtre, car une fois sur scène, la vie sérieuse (trop sérieuse !) est mise en pause, entre parenthèses, car les règles et les conventions absurdes de la vie sociale ne sont plus qu’imitées, singées avec un trait grossi sur scène. Les spectateurs et les acteurs peuvent se rendre compte de la vanité de leur condition d’être humain et du ridicule qu’il y a à trop se prendre au sérieux. Entre l’homme et l’acteur, il n’y a qu’une différence : l’acteur, lui sait qu’il est acteur, qu’il joue, qu’il a volontairement accepté certaines conventions arbitraires pour divertir son public. En société, l’homme n’est rien d’autre qu’un acteur, mais un acteur qui s’ignore.
L’autre échappatoire de Clamence est le sport. Le sport est une pratique qui permet aux sportifs de sortir du sérieux trompeur et rationalisant du monde social pour respecter des conventions qu’eux-mêmes ont choisies en entrant sur le terrain. Dans le sport, les règles du jeu sont définies à l’avance et explicitées. Nous avons désormais un but : marquer le plus de points, gagner le match, parvenir à réaliser une dizaine de pompes en un temps imparti. Il y a un objectif clair. Plus de mensonges ou d’illusions, plus de faux-semblants ; reste simplement, la beauté authentique du sport. Faire du sport doit être un événement, une rencontre originale avec autrui qui sont véritablement eux-mêmes sur le terrain pour vivre une expérience ludique qui met un terme momentané à leurs angoisses existentielles. Il ne reste plus qu’à mettre tout son corps en branle pour viser l’objectif dans une sensation d’extase libératrice. Il n’y a aucun sens vital à renvoyer une balle par-dessus un filet, mais j’en ai conscience et je l’assume pour m’amuser à cela. Il faut imaginer Sisyphe heureux en poussant son rocher comme il faut imaginer le sportif heureux en renvoyant la balle.
III] Le sport comme exhortation et exaltation de la vertu humaine
Le sport permet également à l’homme de se forger des vertus essentielles à son essence. Nous pouvons rappeler ici le concept aristotélicien de la kalokagathie, qui indique que tout homme ayant un physique gracieux, c’est-à-dire harmonieux, aux courbes précisément définies et délimitées, possède également une certaine vertu morale qui le rend digne de sa condition humaine. En effet, Aristote montre dans l’ Éthique à Eudème que la recherche du souverain bien implique de réaliser l’action pour laquelle nous sommes faits et que la vie bonne est celle en accord avec notre principe. Pour l’homme Il s’agit d’utiliser sa raison pour agir de manière vertueuse en tempérant nos aspirations pour suivre un juste milieu rationnel s’élevant entre deux abîmes irrationnels. Comme le courage et le juste milieu entre la lâcheté, c’est-à-dire un défaut de courage, et la témérité, c’est-à-dire un excès de courage.
Le sport éduque au courage, même si ce n’est qu’à travers un jeu et une imitation. Faire du sport est en quelque sorte mener une guerre, et l’on a besoin de s’armer de courage face à l’adversité que nous propose le sport. La lâcheté est le fait de ne pas se battre pour un point, comme la témérité le fait de surjouer, d’empêcher le collectif de fonctionner à cause d’actions individuelles malvenues et enfin d’épuiser le corps sans bénéfices substantiels. Ce comportement sera forcément châtié dans le sport. Au contraire, les actions courageuses feront la différence et sacreront le sportif comme le héros du moment.
D’autre part, le sport intensif entraîne une augmentation de la masse musculaire, un élancement de la silhouette à travers une vitalité retrouvée ainsi que des traits généraux plus harmonieux. Ces modifications corporelles de type esthétique ne sont permises qu’à travers la discipline, c’est-à-dire la répétition volontaire de l’effort et de l’exercice tel qu’il est prescrit par les règles du sport en question. Cette discipline renforce la vertu humaine, permet la maîtrise de soi ainsi que la prudence face à l’inconnu, et surtout La force de la volonté par la praxis qui devient inflexible Même lorsque le sportif est à bout de force, il peut encore se dépasser, aller plus loin et plus vite sans jamais abandonner, en puisant non plus dans ses réserves physiques, mais dans sa seule volonté. Les grandes réussites dans le sport s’effectuent par la volonté et avant tout par la volonté. La vertu elle-même dépend de la volonté bonne de l’homme qui parvient à s’imposer de manière autonome une discipline dans l’action et à respecter les règles qu’il s’est lui-même prescrit. Le sport sculpte le corps et le rend aussi beau et désirable que l’est la vie vertueuse.
IV] Le sport purge la Part maudite
Le sport enfin, permet une purgation des passions mauvaises par une dépense de l’énergie stockée. Le sport sublime les pulsions en les mettant au service d’un jeu et en vue de bienfaits pour le corps. Pour Georges Bataille, l’apparition de l’humanité et son expansion grâce à la maîtrise de la nature que permet la technique a perturbé et déréglé les transferts d’énergie à l’échelle cosmique. Nous incarnons un phénomène vivant qui est parvenu à satisfaire ses besoins en recourant à des procédés techniques qui permettent une économie de l’énergie. Cette énergie inusitée dans la sauvegarde de notre intégrité physique stagne en nous et se vicie de plus en plus à la manière d’une eau croupie pour devenir ce que Bataille appelle la Part maudite. Il s’agit alors pour l’homme d’expulser cette énergie de n’importe quelle manière, car si elle subsiste en nous trop longtemps, elle obscurcira notre esprit et nous invitera à accomplir des actes répréhensibles pour la décharger. Viol, guerre, violence, fêtes orgiaques décadentes : si tous les besoins libidinaux sont satisfaits et qu’une dose substantielle d’énergie subsiste, notre investissement libidinal ira se fixer sur des objets moralement répréhensibles ou physiquement dangereux. La pulsion de vie se transforme au fur et à mesure en pulsion sadique et masochiste ou en pulsion de mort.
Le sport ici constitue une sublimation de la pulsion. Par un acte socialement acceptable et même valorisé, l’énergie supplémentaire est ici absolument sacrifiée, c’est-à-dire mise au service d’une cause qui n’a pas de sens en soi, qui ne produit rien, qui n’est pas intégrée dans le système cosmique du transfert d’énergie. Gagner un set au tennis n’est pas nécessaire à la survie du sportif et au maintien de son existence dans le monde. Mais le sport est plus sain que la guerre ou que l’onanisme, qui sont d’autres moyens de sacrifier l’énergie et même d’en détruire ses réceptacles. Dans le sport comme dans la guerre, l’énergie est absolument sacrifiée, elle est dépensée sans rien gagner en retour. Elle est définitivement perdue. Et c’est précisément grâce à cela que l’homme se trouve libéré de ses démons et prêt à reconstituer ses forces vitales pour mener une existence plus tempérée et vertueuse dans la dépense d’une énergie fraîche. Le plaisir ressenti après le sport est explicable biologiquement parlant, mais une part de ce sentiment de plénitude peut trouver son explication dans la suppression de cette Part maudite qui alourdit la conscience humaine et qui soumet le corps à la torture des passions. Le sport est libérateur de cette Part maudite en constituant un rituel sacrificiel de l’énergie excédentaire en vue de la purification des passions qui torturent l’esprit.
Conclusion
Le sport est la pratique qui permet au corps de se libérer du poids du monde et de la pesanteur d’une vie sociale trop sérieuse et épuisante. Il constitue une explosion de vitalité contenue dans l’évènement de la séance qui marque une rencontre entre sportifs venus jeter toutes leurs forces dans une cause futile. Or, c’est précisément la futilité ludique du sport qui rend la pratique hautement esthétique, voire carrément érotique, lorsque l’homme reprend enfin le contrôle de son corps.
Par Thomas Primerano, professeur certifié de philosophie, essayiste et traducteur.
Bibliographie
- Friedrich NIETZSCHE, Le crépuscule des idoles (1888)
- Michel FOUCAULT, Surveiller et punir (1975)
- Albert CAMUS, Le mythe de Sisyphe (1942)
- Albert CAMUS, La chute (1956)
- ARISTOTE, L’Ethique à Eudème (IVème siècle av. J-C)
- Georges BATAILLE, La Part maudite (1949)