L'éthique aujourd'hui

Trop d’éthique tue l’éthique, entend-on souvent aujourd’hui. L’éthique serait omniprésente, mais impuissante à répondre aux défis du monde contemporain.

    Pire encore, acculée au seul respect des droits humains et se résumant à quelques principes de juste conduite, l’éthique ne ferait qu’accompagner et légitimer le fonctionnement du système ainsi que les transformations de nos modes de vie. Le reproche est sans ambiguïtés, mais il n’est pas justifié.

    L’éthique ainsi mise en cause est ce qu’on appelle l’éthique minimale ou restreinte. C’est, pour faire bref, l’éthique des droits individuels reposant sur les principes de la résolution pacifique des désaccords et de l’égal respect. Le courant de pensée qui a produit ce cadre est le libéralisme (politique et moral). La charge porte donc sur une éthique particulière. Rappelons tout d’abord que le libéralisme est issu des guerres de religion, et que s’il met un accent particulier sur l’individu, sur les « libertés individuelles » et sur nos « préférences », ce n’est pas dans le sens de la protection des égoïsmes particuliers, mais dans l’égal respect pour chaque personne. Il constitue l’assise sur laquelle reposent les Etats contemporains (démocratiques et constitutionnels) et il permet la coexistence de sensibilités éthiques différentes, voire divergentes. Il semble que ce cadre est celui qui, dans l’histoire récente des institutions de la société, a réussi le mieux à garantir des valeurs qui nous sont chères, à savoir principalement la paix et la liberté. Si les individus font un mauvais usage de leur liberté, ce n’est pas la valeur de cette dernière qui est en cause, mais l’usage, responsable ou pas, qu’ils en font.

    Ensuite, si l’on constate une prolifération des instances éthiques (commissions, chartes, directives, labels, etc.), il ne faut pas tout mettre dans le même bain, et jeter ensuite l’eau et l’enfant avec. Prenons l’exemple des commissions. Il y en a de différentes sortes et avec des mandats spécifiques. Les avis sont contraignants pour certaines et consultatifs pour d’autres ; elles ne s’adressent pas au même public – la communauté scientifique, un corps de métier, le Parlement, le Conseil fédéral, les Cantons ou la population civile dans son ensemble. Bref, elles œuvrent toutes dans le domaine de l’éthique, mais les nuances sont importantes. Par ailleurs, la composition des commissions représente, généralement, une diversité de compétences, de sensibilités morales et spirituelles, de sexe. L’idée étant que la multiplication des points de vue ne peut être que bénéfique, en enrichissant le débat, la compréhension des enjeux et finalement l’éducation à la résolution pacifique des désaccords.

    L’éthique, autre critique, n’aurait plus aucune emprise sur le cours du monde. La prétention d’une portée globale de l’éthique est une constante dans l’histoire des sociétés humaines. La Déclaration universelle des droits de l’homme a cette visée. Pour exercer une emprise globale, il faut, d’une part, que les valeurs dont elle se réclame aient une validité universelle – donc qu’elles soient largement acceptées et traduites au plan pratique –, et, d’autre part, que le lien nourricier entre les règles pratiques et les valeurs qu’elles sont censées honorer ou promouvoir soit préservé. Le problème actuel est cependant celui de savoir comment redonner force à l’articulation entre l’éthique et le politique, et, surtout, de libérer le politique de l’emprise de l’économie. C’est tout l’enjeu de l’évolution de nos sociétés aujourd’hui. Le projet, magnifique au plan des droits humains, d’une Europe politique se trouve ainsi mis à mal par la prééminence des intérêts de l’économie globalisée et de la financiarisation portées par le néolibéralisme économique – il suffit de voir ce qui se passe actuellement avec la Grèce. Ce sont ces phénomènes qui contribuent à priver les citoyens de tout contrôle sur leurs modes de vie. Le point crucial, n’est donc pas la prolifération de l’éthique (libérale), mais sa mise à l’écart au moment de la prise de décision, au plan individuel et collectif.

    Bref, nous avons besoin aujourd’hui, pour reprendre le contrôle sur nos vies, et pour que le débat soit fécond et porté par des collectifs de citoyens toujours plus larges, de davantage d’éthique – au sens d’une instruction et d’une éducation à la discussion argumentée (comme base indépassable pour la résolution pacifique des désaccords) – et non pas moins d’éthique. Les outils existent, il faut comprendre comment s’en servir au mieux.