Il n’est donc pas étonnant que, parallèlement à la médecine du corps, l’idée d’une « médecine de l’esprit » se soit développée. Or plusieurs disciplines, fort différentes, peuvent prétendre à ce titre de médecine de l’esprit ; on peut au moins en citer trois : la psychiatrie, la psychanalyse et la philosophie. Il convient donc d’étudier dans quelle mesure chacune de ces disciplines peut légitimement endosser ce statut.
La psychiatrie, discipline médicale ayant pour objet les pathologies mentales, semble a priori la plus légitime des trois pour revendiquer la fonction de médecine de l’esprit. Contrairement aux deux autres, elle est une spécialité médicale, ce qui lui confère une assise scientifique qui leur fait défaut. Sa double approche, psychothérapeutique et médicamenteuse, est en outre conforme à l’idée assez consensuelle aujourd’hui selon laquelle l’esprit de l’homme dépend pour une part importante, mais non exclusive, de son cerveau et plus globalement de son système nerveux. Ses réussites sont par ailleurs incontestables, notamment celles qui sont dues aux médicaments psychotropes qui atténuent considérablement la souffrance psychologique et qui, associés à une psychothérapie sur le long terme, permettent aux dépressifs par exemple d’espérer une nette amélioration de leur état psychique. La psychiatrie semble enfin la seule discipline capable de prendre en charge les pathologies mentales les plus graves, à savoir les psychoses (la paranoïa par exemple). Force est pourtant de constater que certains maux dont souffre l’esprit humain ne relèvent pas du domaine de la psychiatrie. Des souffrances souvent moins intenses mais plus profondes que celles qui peuvent être traitées par un psychiatre exigent parfois de recourir à une autre « médecine ».
C’est ici que la psychanalyse peut entrer en jeu : partant du postulat que les névroses, qui occasionnent diverses formes de souffrance, ont leur origine dans l’inconscient (notamment dans cette part de l’inconscient formée dans les premières années de notre vie), Freud affirme que « toute la tâche du traitement psychanalytique peut être résumée dans la formule : transformer tout l’inconscient pathogénique en conscient. » (Introduction à la psychanalyse, III, 18). Cette transformation exige certes la plupart du temps des années d’analyse, mais on peut dès lors considérer la psychanalyse comme une médecine de l’esprit s’attaquant à des maux dont les causes véritables échappent à la fois au patient et au psychiatre le plus perspicace. Or c’est bien dans cet aspect que réside la force de la psychanalyse : la structure de l’esprit humain et les influences qu’il subit principalement au cours de l’enfance rendent possibles des troubles dont la complexité exige, pour être, sinon soignés, du moins compris et potentiellement dépassés, une psycho-analyse qui remonte aux causes premières du troubles, là où la psychiatrie peut se contenter, au moins dans un premier temps, d’atténuer les symptômes du trouble. Certes, la psychiatrie est dans un second temps amenée elle aussi à remonter à ces causes profondes : c’est précisément à ce stade qu’elle rejoint la psychanalyse. On pourrait alors raisonnablement penser que toutes les souffrances psychiques humaines peuvent être, sinon soignés, du moins pris en charge et traités par la psychiatrie et / ou par la psychanalyse.
On peut cependant penser que certains maux dont souffre l’esprit humain présentent des spécificités telles qu’ils nécessitent une nouvelle approche, qui échappent tant à la psychiatrie qu’à la psychanalyse. Nous voulons parler des tourments que l’homme ressent face à la question du sens de l’existence humaine, et c’est selon nous ici que la philosophie peut prendre sa place parmi les « médecines de l’esprit ». Dans la préface de la première édition de la Critique de la raison pure, Kant écrit : « La raison humaine a cette destinée singulière (…) d’être accablée de questions qu’elle ne saurait éviter, car elles lui sont imposée par sa nature même, mais auxquelles elle ne peut répondre, parce qu’elles dépassent totalement le pouvoir de la raison humaine. » Il est remarquable que Kant affirme que ces questions sont à la fois inévitables et à jamais sans réponses, car ce double constat donne selon lui à la philosophie la tâche, non pas (ou non plus) d’y répondre, mais de montrer pourquoi il est impossible d’y répondre. Contrairement aux psychiatres et aux psychanalystes, les philosophes ne prétendent que rarement être des thérapeutes. La raison en est simple : la philosophie n’aborde jamais des problèmes propres à un être humain en particulier, mais au contraire, comme le montrent bien les mots de Kant cités plus haut, à des problèmes qui font intrinsèquement partie de la raison de tout être humain (précisons : en âge et en état de raisonner), comme : y a-t-il eu un commencement au temps ? Sommes-nous libres ? Dieu existe-t-il ? C’est bien au fond la question du sens de l’existence humaine qui est ici en jeu.
On voit donc que la philosophie ne peut être considérée comme une médecine de l’esprit qu’à condition d’envisager cette « médecine » sous l’angle non plus individuel mais collectif, et même universel : la philosophie est en un sens la médecine de l’esprit de l’humanité entière, si l’on veut bien considérer que les questions qui « accablent » l’esprit des hommes sont des maux, des problèmes qu’il faut résoudre. Mais ils sont également, ne l’oublions pas, l’occasion de plaisirs intellectuels parmi les plus dignes d’être recherchés.