Longtemps considéré comme précurseur de cette discipline, Schopenhauer semble avoir ouvert la voie de l’inconscient freudien ainsi qu’à la psychologie des profondeurs de Carl Gustav Jung. Mais n’est-ce pas là partir un peu vite en besogne ? Si l’on reconsidère à nouveaux frais le rapport que Schopenhauer confère à Freud, qu’en est-il réellement ? Le rêve par exemple, dont la conception de l’un et de l’autre s’avère radicalement différente, met en évidence une forte opposition. Loin de se définir comme « satisfaction (déguisée) d’un désir (réprimé, refoulé) »[2], le rêve est avant tout conçu en tant que processus physiologique selon Schopenhauer – fut-il l’outil d’une déréalisation de la conscience[3]. Par conséquent, cette remise en question se justifie notamment par un impératif qui suggère d’observer avec peut-être plus d’objectivité la part respective et très riche de chacun des deux théoriciens[4]. Encore trop habitués que nous sommes à regarder la philosophie de Schopenhauer à travers les lunettes du freudisme – sans compter celles du nietzschéisme – il s’agirait plutôt de renouveler leur rapport qui puisse modestement et potentiellement apporter un éclairage nouveau dans le domaine des maladies mentales en isolant la notion d’inconscient dans la philosophie de Schopenhauer et dans la psychanalyse freudienne.
Moins d’une confrontation d’allure provocatrice qu’une contribution à la recherche médicale, l’apport philosophique de Schopenhauer est riche de sens. D’une grande richesse, en effet, en ce qu’elle cherche à déchiffrer le sens énigmatique du monde, la philosophie de Schopenhauer prête au lecteur une attention toute particulière à sa théorie de l’inconscient, théorie remarquable d’originalité[5]. Pour le philosophe, l’inconscient est loin de se réduire à une force strictement psychique. Bien plus, il s’agit de percer, par le biais du corps notamment, l’instance qui détermine nos comportements pulsionnels pour ensuite en montrer la consistance métaphysique qui dirige l’univers entier à travers chaque règne de vie (inorganique, organique, végétal, animal, humain, universel). Ce secret, révélé par le vécu corporel, c’est-à-dire l’expérience du corps – ce « sésame du monde »[6] –, se traduit par une métaphysique cosmologique autonome que Schopenhauer désigne comme volonté. En réalité, Schopenhauer use du vocable « inconscient » comme adjectif pour décrire certains processus non conscients qui jaillissent de l’en soi, c’est-à-dire l’essence une du monde ; autrement dit la volonté. Or, le règne du vouloir, qui s’auto-déroule suivant l’objectivation des strates successives de l’ordre représentatif, n’atteint cette tendance psychique inconsciente qu’à partir de l’espèce humaine. Contrairement à Freud, la nature fondamentalement psychique de l’inconscient n’est pas revendiquée chez le philosophe. Certes, Schopenhauer a bien écrit que « la pulsion sexuelle est le foyer de la volonté »[7]. Ce point de vue envisage un rapprochement évident avec Freud. A cette petite nuance près que pour Schopenhauer, les processus mentaux ne tirent pas leur origine uniquement du paradigme sexuel. Si la fonction sexuelle est investie, elle n’est pas pour autant réductible à une théorie de la libido[8]. En dehors de l’origine psychique de la folie, constate le philosophe, la diffraction du trouble mental est également « due à des causes purement somatiques » [9].
Ce retournement montre la fécondité remarquable des analyses de Schopenhauer sur les processus psychosomatiques. La leçon freudienne se démarque de la leçon schopenhauerienne par la distinction suivante. Pour Freud, la marche à suivre thérapeutique semble s’effectuer en trois temps. D’abord, elle est sans cesse liée à une focalisation de la part du patient de sa libido à autrui. Ensuite, la relation du sujet à autrui s’altère. Enfin, le malade vit par procuration en s’identifiant à son désir perdu et plonge dans une souffrance perpétuelle autodestructrice. Le diagnostic schopenhauerien peut également être ramené en trois temps. En premier lieu, le philosophe concède que les pathologies mentales du sujet, en tant que visions réfractées du réel, tirent leurs origines de causes psychiques. En second lieu, il admet également que cette distorsion du réel selon l’ordre représentatif du sujet provienne d’une cause somatique. Enfin, le complexe pathogène du sujet qui s’éprouve, mais qui se « désappartient » à lui-même, se décèle dans la combinaison des deux premiers termes, c’est-à-dire selon une psychosomatologie. De plus, Schopenhauer disqualifie l’exclusivité psychique de l’inconscient selon la définition que Freud lui donnera. La nature de l’inconscient schopenhauerien ne repose donc pas sur un socle fondamental psychique pur. Elle s’étend en deçà de l’inconscient freudien en touchant le corps affecté. L’originalité schopenhauerienne de l’inconscient met en lumière les actions non conscientes de la volonté sur le mode opératoire conscient du sujet. Là réside sa force[10].
Actuelles, ces quelques considérations libèrent ainsi Schopenhauer d’une figure proto-freudisée. Mieux, Schopenhauer retrouve grâce auprès d’un statut nouveau, à tout le moins autre, de précurseur freudien évinçant là même son ambigüité. Même que, sous l’angle de sa théorie de la connaissance, les conceptions psychosomatiques de Schopenhauer annoncent une proximité plus authentique d’un inconscient neuro-cognitif qu’un inconscient psychique pur[11]. Preuve qu’encore le champ médical devrait appeler à une compatibilité féconde entre la philosophie et ses disciplines sœurs que sont la psychologie, la psychanalyse et la psychiatrie.
- [1] S. Freud, Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique (1914) in : Cinq leçons sur la psychanalyse (1909), Paris : Payot, 2015, p. 114.
- [2] S. Freud, L’interprétation du rêve (1900), Paris : Seuil, 2010, p. 200.
- [3] A. Schopenhauer, Essai sur les apparitions et les faits qui s’y rattachent (1851) in : Parerga & Paralipomena (1851), Paris : Coda, 2010, p. 205. Cf., J.-C. Banvoy, « Préface » in : A. Schopenhauer, Mémoires sur les sciences occultes, Lyon : Palimpseste, 2015, p. 21.
- [4] Aussi remet-il en cause la découverte freudienne de Schopenhauer sous-entendant qu’il aurait lu le philosophe tard dans sa vie. Cf., S. Freud, Autoprésentation (1924) in : Œuvres complètes, vol. XVII, Paris : PUF, 1992, p. 107.
- [5] Pour une vision comparative et accessible des théories de l’inconscient chez les philosophes, notamment Spinoza, Leibniz et Hegel, on se reportera au chapitre trois de l’étude de C. Bouriau, « La théorie de l’inconscient » in : Schopenhauer, Paris : Les Belles Lettres, 2013, p. 99-130.
- [6] F. Félix, Schopenhauer ou les passions du sujet, Lausanne : L’Age d’Homme, 2007, p. 29.
- [7] A. Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation (1818/9, 1844, 1859), Ch. 19, p. 1526/p. 942. Je cite d'abord la traduction de C. Sommer, V. Stanek et M. Dautrey (Paris : PUF, 2009) puis la traduction d'A. Burdeau révisée par R. Ross (Paris : PUF, 1966/2008).
- [8] S. Freud, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse (1933), Paris : Gallimard, 2013, p. 128.
- [9] A. Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation, op.cit., Ch. 32, p. 1785/p. 1133.
- [10] C. Bouriau, Schopenhauer, op.cit., p. 101. Rappelons que l’inconscient au sens schopenhauerien ne se limite pas à la sphère pathogène. Elle s’applique à nombreux cas. Pensons à la musique qui, traduite en concepts, serait la véritable philosophie selon lui : « La musique est un exercice de métaphysique inconscient où l’esprit ne sait pas qu’il philosophe », Ibid., §52, p. 515/p. 338. Une thérapeutique psychosomatique de la musique pourrait s’envisager ici.
- [11] Cf., F. Félix, « Entre inconscient psychique et inconscient neuro-cognitif » in : Schopenhauer et l’inconscient. Approches historiques, métaphysiques et épistémologiques (dir. B. Andrieu, J.-C. Banvoy et C. Bouriau), Nancy : Presses Universitaires de Nancy, 2011, p. 119-140.