Philosophie et médecine: la pensée entrecroisée de la santé

Une définition de la santé finit toujours par dépendre de celle de son contraire, la maladie, parce que seule la maladie existe comme événement, alors que la santé, disait Gadamer, « est muette et insaisissable » et « tapie dans un lieu caché ».

    C’est dans le rapport à sa propre négation que la santé trouve son sens, de la même façon que l’idéal de paix est le fils tardif de la guerre, l’idée de repos la fille de la fatigue et la notion de loisir une lointaine descendante du pénible labeur. L’émergence des positivités intervient le plus souvent en rupture par rapport aux négativités correspondantes. La santé se situe ainsi « hors du champ du savoir », selon le mot si provoquant et si juste de Canguilhem : elle est un concept en creux, à l’entrecroisement de la philosophie et de la médecine, tantôt unies et tantôt séparées dans la contemplation de cet objet inaccessible.

    Iatros sophos isotheos, « médecin-philosophe donc égal à un dieu » : c’est en ces termes qu’Aristote parlait du « grand Hippocrate », soulignant l’unité de la médecine et de la philo- sophie en Grèce ancienne. Longtemps provinces d’un même territoire, elles ont été alors plus proches que des sœurs, puisque nées non seulement ensemble mais d’une certaine façon l’une de l’autre, nombre de médecins étant philosophes et bien des philosophes étant médecins, à l’instar de l’inclassable Empédocle. Malgré cette parenté ou à cause d’elle, elles deviennent vite de redoutables rivales : les philosophes ressentent alors comme un danger le développement d’une médecine qui parviendrait mieux que la philosophie à la connaissance de l’homme et les médecins se méfient des empiètements des philosophes et de leur désir infini de théorie. La médecine donne l’exemple, rare à cette époque, d’un art (technè) à la fois spécialisé, doté d’une déontologie, le Serment d’Hippocrate, et se prêtant à l’analyse des relations entre pratique et savoir. Platon lui emprunte l’arétè, qualité du corps (force, agilité) dont il fait la vertu, ainsi que l’eïdos, le « tableau de la maladie », qui devient l’idée. Il recherche chez les médecins une référence pour la délimitation de l’authentique et de l’usurpé et la définition de la compétence, pour la transposer à l’art de gouverner la cité. C’est aussi dans des écrits médicaux qu’Aristote découvre la notion de juste milieu qui deviendra si importante dans sa morale. En sens inverse, la philosophie apporte à la médecine une méthodologie innovante et un système de catégories permettant de décrire et d’analyser la nature, l’expérience, la cause, le changement, l’erreur, la faute, la vie heureuse, dont la vie saine - la santé - est une des modalités. C’est autour de cette pensée de la santé que vont s’entrecroiser désormais la médecine et la philosophie.

    Lorsque les philosophes tenteront, dans les cités, d’avoir la haute main sur le discours rationnel, les médecins seront leurs seuls concurrents, apparaissant eux aussi, quoique de façon différente, comme des maîtres de vie. Le discours médical de l’Occident se constituera, au terme de ces querelles de famille à travers l’émancipation de la médecine par rapport à la philo-sophie : père de la médecine, Hippocrate[i] l’est donc à un double titre, comme inventeur du geste médical et comme héros de la rupture par laquelle s’installent, en se libérant l’une de l’autre, les deux formes de rationalité correspondant à la poursuite des deux fins vitales pour l’homme que sont la santé et la sagesse. Cette séparation fondatrice a pour effet de couper la recherche de la santé, réservée au corps médical, de celle de la sagesse, objet de la philosophie. En réalité, les liens vont demeurer et parfois même se resserrer. Ainsi, l’interrogation sur la santé, la recherche d’une préparation du sage puis de tout un chacun à la maladie, à la souffrance et à la mort, enfin la vigilance à l’égard de la validité éthique et épistémologique de la pratique et de la pensée médicales sont autant de thèmes sur lesquels s’est édifiée, au fil du temps, toute une philosophie de la santé, de Platon aux Stoïciens, puis à Montaigne, à Descartes, Spinoza, Rousseau, Kant, Nietzsche, enfin à Bergson, Alain, Wittgenstein, Sartre, Ricœur, Foucault[ii], pour ne citer qu’eux. Ce qu’on appelle santé au sens plus récent d’ensemble de compétences et d’actions, comme dans personnels de santé, est un ensemble de concepts qui renvoie à autant de chapitres de la philosophie : le savoir et la vérité, la théorie et la pratique, la responsabilité et le droit, la valeur et la norme, l’altérité et la relation, etc. Le lien entre les deux disciplines a été renforcé par le questionnement éthique, qui se réfère toujours à une philosophie du monde. Ce n’est pas un code qui doit décider, mais la conscience de ceux qui, possédant l’art, délibèrent à partir de principes : l’éthique médicale est la pratique philosophique de ceux qui soignent.

    Ainsi s’opère un renversement entre une philosophie éclairant la santé et une santé au nom de laquelle on réexamine au prisme du soin les concepts dont la philosophie lui avait en quelque sorte fait l’avance[iii] pour analyser les pratiques et le vécu. Le monde du soin redevient alors pour la philosophie une source inépuisable de références et l’occasion d’une impitoyable mise à l’épreuve des notions. Avec sa fascinante diversité, il offre au philosophe l’accès à un univers où règne une pesanteur ontologique particulière, car l’attente, l’angoisse, la douleur, l’espoir, l’accompagnement, l’intimité, pour ne citer que ces quelques aspects, ne renvoient pas à un découpage neutre de la réalité mais à une densité forte de l’existence. C’est ce qui fait que le philosophe porte tant d’intérêt aux réalités du monde soignant et à l’hôpital, objet philosophique s’il en est, et c’est surtout ce qui qualifie le soignant pour philosopher : pour ceux qui vivent chaque jour sous le règne de l’expertise scientifique, la philosophie est un contrepoids très vite ressenti comme indispensable et une aide irremplaçable pour leur quête d’intelligibilité. L’idée de santé, qui dans la notion grecque d’hygieia, était tout à la fois la bonne santé, les conditions sanitaires, le traitement et la guérison, recouvre, à l’ère des catastrophes et dans le temps de l’émergence qui forment aujourd’hui le sombre horizon du progrès, une visée très différente de maintenance de l’humanité. C’est dire le chemin parcouru depuis la médecine antique, lorsque la maladie, et à travers elle la santé, était un peu comme les malheurs d’Ulysse, une expérience tenant son sens d’un ordre du monde accepté par les hommes.

    Références

    • [i] Sur la question du commencement, cf. J. Lombard, La pratique, le discours et la règle, Hippocrate et l’institution de la médecine, Paris, L’Harmattan, 2016 et Platon et la médecine, Paris, L’Harmattan, 1999.
    • [ii] Sur la relation de la philosophie et de la médecine, cf. trois ouvrages de Bernard Vandewalle, Kant, santé et critique (2001), Michel Foucault, savoir et pouvoir de la médecine (2006), Spinoza et la médecine, éthique et thérapeutique (2011), Paris, L’Harmattan, coll. « Hippocrate et Platon, études de philosophie de la médecine ».
    • [iii] Sur les programmes « Philosopher à l’hôpital » prenant appui sur ce renversement, cf. « L’exercice philoso-phique et les soignants : rencontre et conséquences », in Les soignants, Paris, Seli Arslan, 2012, pp. 46-70.

    Bibliographie concernant la thématique Philosophie de la médecine et du soin

    • Platon et la médecine, le corps affaibli et l’âme attristée, Paris, L’Harmattan, 1999
    • Aristote et la médecine, le fait et la cause, Paris, L’Harmattan, 2004
    • La liberté et la santé, entretiens avec Philippe Ungar (CD), Radio Suisse Romande, Lausanne, 2005
    • L’épidémie moderne et la culture du malheur, petit traité du chikungunya, Paris, L’Harmattan,  collection Hippocrate et Platon, études de philosophie de la médecine, 2006
    • Philosophie de l’hôpital**, Paris, L’Harmattan, collection Hippocrate et Platon, études de philosophie de la médecine, 2007
    • Philosophie de l’épidémie, le temps de l’émergence**, Paris, L’Harmattan, collection Hippocrate et Platon, études de philosophie de la médecine, 2007
    • Philosophie et soin. Les concepts fondamentaux pour penser sa pratique. Itinéraires philosophiques à l’hôpital **, Paris, éditions Seli Arslan, 2009
    • Éthique médicale et philosophie, l’apport de l’Antiquité, Paris, L’Harmattan, collection Hippocrate et Platon, études de philosophie de la médecine, 2009
    • Philosophie pour les professionnels de la santé**, Paris, éditions Seli Arslan, 2010
    • Philosophie de l’altérité, concepts et problématiques de l’action sociale et médico-sociale **, Paris, éditions Seli Arslan, 2012
    • La pratique, le discours et la règle. Hippocrate et l’institution de la médecine, Paris, L’Harmattan, collection Hippocrate et Platon, études de philosophie de la médecine, 2015