Patiente mais pas trop

Analyse étymologico-conceptuelle de l’amplitude (et des limites) de la notion de patient

    Il était une fois madame P. Agée de 40 ans, aînée d’une fratrie de quatre, elle est  en couple et a trois enfants, âgés de 2, 4 et 8 ans. Sa mère, âgée de 66 ans, souffre d’une tumeur cancéreuse au cerveau. Madame P, qui vient d’être nommée associée au sein d’un cabinet juridique, a l’impression d’avoir, depuis quelque temps, des difficultés à focaliser son attention. Elle a donc pris rendez-vous à l’hôpital pour demander à passer des examens divers, visant notamment à détecter si ces troubles sont le symptôme d’une maladie de même type que celle dont souffre sa mère, ou bien si elle court le risque de développer une maladie de ce type. Elle souhaite également demander conseil afin d’améliorer son attention et sa mémoire. Elle s’est documentée sur ces questions et souhaiterait notamment bénéficier d’examens de détection précoces, permis, entre autres, par les progrès de la nanomédecine; mais, en prévision des défis que comporte sa nouvelle situation professionnelle, elle souhaiterait aussi augmenter ses performances cognitives, si jamais les résultats de ces examens ne sont pas critiques.

    Comment analyser la situation? Quel est le meilleur moyen d’y répondre, tant du point de vue de la patiente, madame P, que de son entourage et de l’équipe médicale?

    Un premier examen de la situation permet d’en mettre en lumière différents éléments qui convergent vers une même hypothèse: une redéfinition de la notion de patient est en cours dans la médecine contemporaine, notamment quand elle est appuyée sur les nouvelles technologies.

    Pour commencer, deux éléments, distincts et complémentaires, peuvent être dégagés. Tout d’abord, on peut noter que la situation de la patiente s’inscrit dans une perspective plus large, celle d’une relation familiale proche, impliquant à la fois sa mère, mais aussi sa fratrie, son conjoint et ses enfants. Le rapport patient/médecin ne s’envisage donc pas dans un dialogue mais plutôt dans une conversation à plusieurs voix, avec de multiples interlocuteurs. Rien d‘inouï ici, certes, et les équipes médicales ont généralement bien intégré que le périmètre de leur relation inclut souvent l’entourage du patient. Toutefois, le développement des recherches en génétique non seulement accroît et réoriente cette tendance dans de multiples directions. Ce développement pose aussi la question de l’interprétation des décodages et des strates de l’information à la famille de la patiente. Cependant, même si les interlocuteurs sont multiples, la singularité du patient et le fait que chacun-e ne se situe pas à la même place dans le réseau de relations est également à prendre en compte.

    Enfin, il n’est pas évident de déterminer quel type de patiente est madame P, ni même si elle est vraiment une patiente. Sa démarche est, en effet, ambigüe. Elle contacte des professionnels de santé non seulement parce qu’elle ne souhaite pas décliner, ni être atteinte d’une maladie incurable mais aussi, a contrario, si jamais tout va bien, parce qu’elle souhaite améliorer ses performances cognitives. L’objectif de madame P est donc diagnostique à visée thérapeutique ou prédictive, mais également, et indissolublement (ce qui est loin d’aller de soi) mélioratif.

    Or, si l’on se fixe une définition classiquement étymologique de ce qu’est une patiente, on peut suggérer trois pistes principales. Premièrement, est patiente celle qui est malade maintenant, en d’autres termes, qui souffre actuellement d’une maladie. Deuxièmement, est patiente celle qui n’a pas choisi de l’être, c’est-à-dire qui subit involontairement, une maladie. Troisièmement, est patiente enfin, celle qui le sera peut-être ou peut l’être de manière longue ou chronique, celle qui endure dans le temps une maladie. La première dimension, actuelle, est celle de la souffrance. La deuxième dimension, actuelle ou virtuelle, est celle de la passivité. La troisième dimension, actuelle ou virtuelle, est celle de la temporalité ; elle interroge également la manière dont cette temporalité est gérée (et non pas forcément subie passivement comme dans la seconde dimension), notamment à travers la question de l’endurance.

    Envisageons maintenant les déclinaisons possibles de madame P en tant que patiente. Trois cas de figure se présentent à nous.

    Premièrement, si jamais les examens montrent que madame P est actuellement en train de développer une pathologie comparable à celle de sa mère, alors madame P est malade. Elle est patiente dans les deux premiers sens du terme et la temporalité de sa maladie intègre à la fois le pronostic et la manière dont la patiente et son entourage «gèrent» la maladie dans le temps - ce qui l’inscrit éventuellement aussi sous la troisième acception.

    Deuxièmement, si les examens montrent que madame P n’est pas actuellement malade, mais, par exemple, que des biomarqueurs atteste qu’elle a une prédisposition à développer la même maladie que sa mère, ce qui ne signifie pas que cela arrivera effectivement (ni que l’on peut déterminer quand cela pourrait arriver). Alors, madame P n’est pas patiente dans le premier sens du terme, car elle n’est pas (encore) malade. Il est toutefois possible qu’elle soit patiente dans le dernier sens du terme car la question de la temporalité risque d’orienter très profondément sa condition: comment s’inscrire dans une situation de patient potentiel, dont la situation risque ou non d’évoluer dans le temps? Il est également possible qu’elle choisisse ou non de vivre la maladie de manière passive, en attendant qu’elle lui «tombe dessus» ou, au contraire, qu’elle cherche à élaborer des stratégies visant à en prévenir l’apparition, y compris dans un partenariat avec l’équipe médicale, sur le modèle des maladies chroniques.

    Troisièmement, si jamais tous les examens sont négatifs, comment appréhender  la demande de madame P qui, non seulement ne veut pas aller plus mal, mais surtout, veut aller mieux? Madame P est-elle alors une patiente ? Sachant que certains dispositifs thérapeutiques peuvent également aller vers le mélioratif, la question mérite d’être posée. Si l’on reprend les catégories étymologiques sur lesquelles nous nous sommes appuyés, alors, la réponse est loin d’être dénue d’intérêt car elle nous permet de mieux appréhender la configuration des «nouveaux» patients au regard de l’origine étymologique de la notion. Non seulement madame P n’est pas malade, mais encore elle souhaite, au moins en apparence, ne pas subir. Elle n’est donc pas patiente dans le second sens du terme. Par ailleurs, elle ne souhaite pas développer son attention ou sa mémoire en l’exerçant mais la plutôt supplémenter, et donc se passer de l’effort et de la temporalité de l’apprentissage. Pour cette raison, madame P n’est patiente en aucun des trois sens dégagés en s’appuyant sur l’étymologie.

    Situation de madame P Souffrance Actuelle 1 Passivité 2 Temporalité 3 Quelle patiente est madame P ?
    En train de développer la maladie Oui Oui Peut-être Patiente sens 1, 2, (3 ?)
    Risque de développer ou non la maladie Non Peut-être Oui Patiente sens 2 et 3
    Examens négatifs (ni malade ni risque) Non Non Non Non

     

    La notion de patient-e: analyse conceptuelle, portée et limites

    Certes, il conviendrait d’affiner ces analyses, notamment en fonction des pathologies et des moyens techniques existant réellement et il ne s’agit ici pour nous que de proposer une modeste analyse appuyée sur l’étymologie. Toutefois, dans les limites de ce billet, on peut suggérer que les anciennes catégories aident à déterminer ce que sont les « nouveaux » patients, et donc à mieux comprendre l’amplitude de la notion de patient, telle qu’on peut la concevoir aujourd’hui, mais aussi ses limites.

    Au terme de cette rapide analyse, on peut proposer deux conclusions. Premièrement, à «trop» vouloir être patient, c’est-à-dire à déborder vers le mélioratif, on perd le sens de la notion de patient entre autres, dans son sens le plus simple, étymologique, rarement mobilisé pour poser la question du mélioratif. Deuxièmement,, il est probable que les améliorations des dispositifs prédictifs et les progrès faits dans la gestion des maladies chroniques, nous conduisent à opérer un changement d’amplitude et d’inflexion dans la notion de patient: alors que, jusqu’à présent, c’était surtout le fait d’avoir une maladie et de la subir, qui nous faisait patient, la question de la temporalité et donc le dernier sens, jusque récemment mineur dans la caractérisation de ce qui fait un patient, sont en train de devenir centraux dans la caractérisation des «nouveaux» patients. Ce nouveau sens du patient est aujourd‘hui mis en avant par les éthiques et politique du care (Mol 2008, Pellé & Nurock 2012) et il est probable qu’il a de beaux jours devant lui.


    Références

    • AnneMarie Mol2008, The Logic of Care, New York, Routledge (édition originale parue en néerlandais en 2006; traduction française en 2009)
    • Sophie Pellé & Vanessa Nurock “Of nanochips and persons : toward an ethics of diagnostic technology in personalized medicine”, Nanoethics 2012, 6(3), p. 155-165