Santé, une question de mérite?

Boire un verre d’alcool entre collègues ou au cours d’un repas est une pratique socialement tolérée voire encouragée comme marque d’adhésion à un groupe. Petits verres après petits verres d’alcool, le foie s’intoxique de manière chronique et finit par engager le pronostic vital du malade: celui-ci souffre d’une cirrhose hépatique, une des indications les plus fréquente de la transplantation de foie.

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    Toutefois, si cette personne s’abstient de toute consommation d’alcool durant six mois, il est possible que sa fonction hépatique s’améliore au point de ne plus rendre nécessaire une transplantation de foie.

    Une catégorie de malades est venue dernièrement ébranler les soubassements médicaux, sociaux et éthiques de ce processus de soin : les personnes souffrant d’une hépatite alcoolique aigue (HAA) qui ne répondent pas aux traitements classiques et présentent un risque élevé de décès à très court terme. La situation est ici différente de celle des patients souffrant d’une cirrhose hépatique parce que la majorité des personnes mourront avant d’arriver au terme des six mois de sevrage habituellement exigés avant toute transplantation de foie. Est-il justifié sur le plan médical de ne pas intervenir avant six mois pour leur sauver la vie ? Est-il justifié sur le plan juridique de ne pas respecter le droit de toute personne à bénéficier de soins de santé ? Est-il justifié sur le plan éthique d’introduire une discrimination entre des catégories de malades ? Ces interrogations pluridisciplinaires constituent la trame des réflexions menées par les comités de bioéthique, comme en atteste l’avis n°60 relatif aux aspects éthiques de la transplantation hépatique chez des malades souffrant d’hépatite alcoolique aiguë et qui ne répondent pas aux traitements médicaux classiques, rendu en 2014 par le Comité consultatif de bioéthique de Belgique.

    L’exigence des six mois d’abstinence est un critère médical mais aussi éthique : pendant six mois le malade doit faire la preuve qu’il est capable de mettre un terme à son assuétude, qu’il est redevenu une personne libre et responsable de ses actes et qu’il ne gaspillera pas la ressource rare et précieuse qu’est le greffon de foie. Un des pivots de la discussion médicale et éthique soulevée par les personnes souffrant d’HAA est leur assuétude à l’alcool. Soit on considère que le patient souffre de deux pathologies, l’alcoolisme et l’hépatite, qui exigent chacune une prise en charge médicale et pluridisciplinaire (psychologique, sociale, etc.) sans porter de jugement éthique sur le comportement alcoolique. C’est l’orientation qu’a prise l’avis n°60 du Comité belge. Soit on considère qu’il y a deux pathologies mais dont l’une – l’alcoolisme – est un comportement éthiquement critiquable de la personne. Approfondissons le raisonnement médico-éthique soutenant cette dernière branche de l’alternative.

    Des campagnes d’information disent à celui qui boit de l’alcool de manière excessive qu’il met sa santé en jeu. C’est donc en connaissance de cause que le patient HAA a adopté un comportement à risque ; sa maladie relève de sa seule responsabilité et il doit l’assumer seul. Dans la logique de ce raisonnement, l’accès aux soins et surtout à des ressources médicales rares et précieuses (les greffons) et économiquement coûteuses (l’organisation médicale autour du prélèvement et de la greffe d’organes), se fonde sur « le mérite » du patient. Ce raisonnement fait glisser la santé du pôle de la politique de santé à celui de la responsabilité individuelle.

    Le comportement risqué est expliqué par un désintéressement à l’égard de soi et une perte de maîtrise de ses désirs. La connaissance et la maîtrise des désirs est un thème largement traité dans l’histoire de la philosophie, par exemple chez Epicure (Lettre à Ménécée) ou Montaigne (Essais). L’idée exprimée est que la santé n’est pas un état donné mais quelque chose qui se mérite par l’attention qu’on y prête, qu’elle est produite par des choix comportementaux. Dans l’Antiquité, médecins et philosophes invitaient à respecter une « diététique » en agissant partout où cela nous est possible pour préserver et améliorer notre santé : sur l’esprit, le corps, leurs rapports, le milieu naturel, etc. La « diététique » contribue à insérer l’individu dans le monde social et naturel. Cette orientation philosophique postulerait que le jugement sur le mérite des personnes souffrant d’HAA est aussi un jugement sur la manière dont la collectivité et l’Etat se rapportent éthiquement à la prise d’alcool. La prise en charge de la santé individuelle impliquerait sa mise en relation avec la santé collective. Et c’est apparemment là que se situe la tache aveugle du raisonnement que nous analysons : le rapport à l’éthique collective ne se fait pas, la responsabilité du comportement reposant uniquement sur le malade qui a « démérité ». Il apparaît que le ressort du jugement selon le mérite est une stratégie de défense médicale et socioéconomique d’une ressource rare et précieuse, le greffon de foie. L’éthique du mérite y est essentiellement l’alibi de la socio-économie médicale toute puissante.

    Il me semble que la formulation d’un jugement proprement éthique doit élargir la responsabilité individuelle à celle de la société quant au rôle de l’alcool dans les relations sociales et l’économie. L’éducation et la prévention des comportements à risque ainsi que la prise en charge des personnes alcooliques relèvent de la responsabilité sociale. Je ne vois guère comment justifier une éthique du mérite qui serait fondée sur l’équilibre délicat entre, d’une part, une tolérance à l’égard de discours et comportements vantant le rôle social positif de l’alcool, et d’autre part, la reconnaissance de l’assuétude à l’alcool comme étant une maladie. Si l’on veut maintenir cet équilibre, il faut assumer le fait que tout le monde n’a pas les ressources physiques, psychologiques et socio-économiques nécessaires à un rapport maîtrisé à l’alcool. Il s’agit alors d’apporter une aide pluridisciplinaire à ces personnes et non de formuler un jugement éthique sur leur mérite.

    En conclusion, le débat autour du critère des six mois d’attente pour l’HAA a mis en évidence un mode de relation entre la santé et le mérite. Dans le raisonnement analysé sur l’HAA, la personne est responsable de sa santé et lorsqu’elle « démérite », la société peut la sanctionner sur le plan médical, ce qui, en clair, revient à lui refuser certaines ressources pour pouvoir les attribuer à d’autres patients jugés méritants. L’histoire et l’analyse philosophiques témoignent de l’existence d’autres rapports entre santé et mérite. D’une part, la notion de mérite peut opérer une ouverture vers l’altérité en faisant de l’acquisition d’une santé individuelle un élément d’insertion dans une « santé collective », ce qui me semble positif. D’autre part, la santé et le mérite peuvent devenir des leviers conceptuels permettant à la médecine d’exercer un pouvoir sur la vie personnelle et collective, ce qui peut avoir des effets positifs mais également des répercussions dangereuses comme dans le cas des soins prodigués selon le mérite.