Ethique et relation de soin: pour nuancer l'asymétrie

Lorsque l’on entre dans une chambre d’hôpital, l’asymétrie de la relation de soin s’impose au regard : l’un est debout, l’autre allongé ou assis. L’un est en blouse blanche, indice d’une fonction ; l’autre est dénudé, ou vêtu d’une chose informe, il est exposé aux regards.

    Celui qui est debout est souvent doté d’un instrument, qui peut apparaître menaçant à qui n’en connaît pas l’usage. En face, l’autre a les mains nues : fondamentalement démuni, vulnérable.

    À travers ce premier regard se révèle aussi une dimension symbolique. Le soignant est caractérisé par un savoir, un savoir-faire, et, partant, un pouvoir. Face au savoir, le patient éprouve son ignorance, son impuissance (même s’il a pu glaner des informations sur internet, il est documenté, mais non savant). Le savoir-faire est tout ce par quoi le médecin ou le soignant agit sur le patient. Le patient est celui qui doit se laisser faire – le latin patior signifie à la fois souffrir et subir. Le patient subit doublement : il subit la maladie ou la douleur ; il subit les soins, c'est-à-dire l’action sur lui d’un autre que lui. Savoir et savoir-faire sont ainsi des formes de pouvoir : pouvoir de comprendre, pouvoir d’agir. Initialement, le pouvoir n’est rien d’autre que la capacité de réaliser quelque chose (pouvoir de). Le risque inhérent au pouvoir de est de devenir un pouvoir sur, une domination. Ce risque n’épargne pas la relation de soin. Une des figures de l’asymétrie de la relation de soin est le paternalisme médical, dont le fantôme hante encore de nombreux couloirs d’hôpitaux.

    L’asymétrie semble, au premier regard, constitutive de la relation de soin. Il est en effet légitime que le médecin ou le soignant fasse usage des connaissances et des compétences dont il tire son pouvoir, pour le bien du patient. Mais comment éviter que l’action ne se transforme en domination ; que le patient devienne objet de soin au risque de l’effacement de son être sujet ? L’éthique de la relation de soin consistera donc à chercher comment réduire cette asymétrie, de façon à rétablir une dimension d’égalité entre le patient et le soignant.

    La principale voie, aujourd’hui, pour mettre du jeu dans cette asymétrie initiale est l’insistance sur l’autonomie du patient – par exemple à travers le devoir de l’informer, de rechercher son consentement aux examens, aux actes de soin, aux traitements. Plus encore, l’autonomie comme « capacité à décider par soi-même et pour soi-même en dehors de toute contrainte » est corollaire d’une certaine vision de l’humain et de la société, qui a tendance à considérer l’individu comme une monade, dont les décisions n’auraient d’incidence que sur lui-même. Une telle représentation est par exemple sous-jacente à un usage un peu rapide de l’éthique des principes de Beauchamp et Childress. Or, en faisant primer l’autonomie du patient sur les considérations médicales, on risque de produire des effets paradoxaux : abandon du patient laissé à lui-même pour choisir ; ou crainte du corps médical de subir la domination du patient par l’intermédiaire du pouvoir judiciaire.

    Nous voudrions suggérer ici une autre voie possible pour nuancer l’asymétrie de la relation de soin : l’attention à ce qui se joue autour de la vulnérabilité. Au premier regard, la vulnérabilité nous apparaît tout entière du côté du patient – exposé à la fois à la souffrance, et à l’institution médicale. Néanmoins, il y a bien une vulnérabilité du soignant, qu’il a tendance à fuir comme ce qui viendrait amoindrir ses compétences ou la puissance de son rôle. Nous voudrions faire l’hypothèse que la reconnaissance de sa vulnérabilité propre peut être un atout, plutôt qu’un échec, dans la relation de soin. L’étymologie nous l’enseigne : être vulnérable, c’est être exposé à la blessure. Par extension, être vulnérable, c’est pouvoir être atteint physiquement, mais aussi être susceptible d’être affecté à un niveau psychique, intellectuel, moral, émotionnel. Si la vulnérabilité n’est pas uniquement subie, mais peut être assumée comme révélateur de ce que nous sommes, elle est aussi capacité à être affecté – au sens de transformé – par quelque chose ou par quelqu’un.

    Le propre du soignant consiste à être exposé à la souffrance et à la détresse d’autrui. Selon Levinas, l’éthique commence lorsque l’on considère autrui non comme une menace, mais comme un appel, auquel il me faut répondre. La réponse du soignant consiste dans le soin, c'est-à-dire la recherche du soulagement de cette souffrance, la réduction de la détresse – et c’est là précisément que le soignant doit exercer son savoir, son savoir-faire et son pouvoir.

    Pourtant, le soignant reste exposé à l’existence tout entière d’autrui – à tout cela d’autrui sur quoi il ne peut agir, tout cela qui échappe : la récurrence de la plainte, le désir qui ne s’exprime qu’entre les mots, l’histoire de la personne, la complexité d’un psychisme… Face à « l’infini » d’autrui (Levinas), le savoir, le savoir-faire et le pouvoir apparaissent parfois limités. La vulnérabilité du soignant consiste alors en l’expérience de sa non toute-puissance : il ne comprend pas tout, il ne peut pas tout. Est-ce alors l’échec de la relation de soin ?

    Bien plutôt, cette expérience permet de rétablir une forme d’égalité : à partir de cette commune vulnérabilité, nous pouvons nous reconnaître comme semblables, entrer en relation de personne à personne. Elle introduit une réciprocité, où « le recevoir s’égale au donner », de façon à « compenser la dissymétrie initiale » (Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990). Le patient n’est plus seulement celui qui a besoin de moi, mais celui dont j’ai besoin pour affiner la proposition de soin. Rencontre de deux vulnérabilités, la relation de soin peut alors devenir sollicitude – considérant l’homme souffrant comme un homme capable, non seulement de recevoir, mais aussi de donner. La vulnérabilité reconnue nuance ainsi, par la sollicitude, l’asymétrie de départ.