De la mauvaise conscience à l'autodépassement de la morale dans la philosophie de Nietzsche

    Il n’y a peut-être pas aujourd’hui de préjugé mieux enraciné que celui-ci : s’imaginer que l’on sait en quoi consiste exactement ce qui est moral. - Nietzsche, Aurore, II, §131, 1881.

    En nous s’accomplit – au cas où vous souhaiteriez une formule l’autodépassement de la morale. – Nietzsche, Aurore, Avant-propos, §4, 1881.

    Friedrich Nietzsche (1844-1900) élabore sa philosophie dans la remise en cause radicale de celles qui le précèdent et oriente sa démarche dans un renversement de toutes les valeurs. Dans cette perspective, Nietzsche prétend renouveler le terrain philosophique et pose un problème fondamental : celui de la culture en tant que processus de moralisation[1]. Remarquant que l’être humain de son temps procède par devoir au nom d’une morale abstraite, Nietzsche se pose la question centrale de savoir pourquoi l’individu s’interdit de faire des choses par désirs. Menacé par un code de valeur induit par le processus de moralisation, l’individu s’est méthodiquement construit une entreprise de destruction contre lui-même. L’homme s’oblige à se priver de la moindre envie pulsionnelle. Il s’est fabriqué un profil psychopathologique qui se manifeste par le besoin de s’en prendre à lui-même. C’est ce cadre théorique qu’il convient de garder en tête lorsque que l’auteur de La généalogie de la morale (1887) introduit sa dissertation consacrée à la mauvaise conscience. Cependant, lorsque l’on étudie de près cette question difficile, on est facilement amené à s’interroger sur trois aspects. D’abord, d’un point de vue structurel, par quels mécanismes sous-jacents Nietzsche met-il en évidence les déterminations de la mauvaise conscience ? Ensuite, d’un point de vue formel, à quoi peut-on la reconnaître ? Et enfin, d’un point de vue de fond, que signifie-t-elle en dernière instance ? Pour pouvoir mieux cerner ce propos, il est nécessaire de replacer rapidement le contexte philosophique dans lequel s’inscrit la mauvaise conscience. Dans un second temps, on verra comment s’établit l’articulation entre la mauvaise conscience et la moralisation de la culture. Cette organisation se tient ensemble de manière cohérente avec trois paramètres: la douleur, la conscience et le châtiment. Enfin, il s’agira d’examiner un point proprement central concernant la mauvaise conscience par rapport à sa séquence dialectique. Une morale qui s’agrégeant, puis se désagrégeant, se surmonte elle-même. Ainsi se découvre-t-elle autodépassée.

    Structure de La généalogie

    Dans son ouvrage fondamental intitulé La généalogie de la morale, l’auteur sonde et étudie les caractéristiques de la morale et du devoir. Il rattache ces éléments à leur racine généalogique : la morale judéo-chrétienne. Le livre est structuré en trois parties. La première dissertation traite essentiellement du ressentiment, la seconde se concentre sur la mauvaise conscience et la dernière concerne les idéaux ascétiques. Comment cette structure tient-elle en équilibre ?[2]

    Premier temps de La généalogie, le ressentiment se présente comme une morale à l’accusatif que ses représentants tiennent pour digne. Véritable volonté de vengeance, auto-empoissonnement maladif, le ressentiment représente la réduction complète de toute moralité à un ensemble de règles et de devoirs que traduit le couple axiologique de bon/méchant par opposition au couple bon/mauvais. En ce sens, l’être de ressentiment est celui qui est privé de la moindre intervention envers et contre son objet en vue d’un quelconque dédommagement. Aucune action pratique ne lui est accordée, « seule une vengeance imaginaire peut indemniser »[3]. Il s’en prendra alors à celui qu’il désignera comme responsable de son impuissance, de sa faiblesse et tâchera de ne rien oublier. Gilles Deleuze l’avait déjà admirablement remarqué : « Ce qui caractérise l’homme du ressentiment, c’est l’envahissement de la conscience par des traces mnémiques, la montée de la mémoire dans la conscience elle-même »[4]. Par conséquent, la mémoire en tant que moteur du processus de moralisation légitimera à tort l’homme du ressentiment à répartir arbitrairement les valeurs du bien et du mal. Dire ainsi que je souffre parce que tu es méchant, et que dans ce cas je suis bon, c’est proprement moraliser la conscience psychologique d’autrui tout en se donnant une « petite ivresse de puissance »[5].

    La mauvaise conscience, qui figure comme le deuxième instant de La généalogie, n’est jamais que la suite logique du processus d’intériorisation de la douleur qui confine à la pathologie d’une haine active de soi. L’homme du ressentiment devient l’homme de la mauvaise conscience, poursuit sa dépravation et prend possession de l’hypothèse religieuse[6].

    C’est à ce troisième moment de La généalogie que s’ouvre le thème de l’idéal ascétique. Il s’agit ici du stade ultime de la cruauté selon Nietzsche. L’être de la mauvaise conscience ne se contente plus de sa propre haine de soi. Bien plus, il nourrit sa souffrance en se torturant lui-même, il répand sa maladie au nom d’une loi morale théologique absurde et abstraite en vue d’une abnégation complète. Après avoir meurtri le corps pour mieux élever l’esprit, l’homme de la mauvaise conscience trouve sa justification dans la négation de la vie pour hisser le drapeau faussement victorieux de l’idéal ascétique. La figure que Nietzsche choisit pour illustrer l’ascète idéaliste est celle du prêtre. Nier la vie, opérer par devoir et glorifier l’idéal est un faux refuge pour le philosophe. La cruauté est passée d’un principe vital pour devenir un moyen astucieux et pervers d’exiger l’obtention de la faculté mnémotechnique à tous. Quelle culture, en effet, pourrait se passer de mémoire ? Fondation de la culture, la cruauté une fois retournée contre elle-même a permis à la mémoire de subtilement se spiritualiser sans jamais disparaître.

    Ces trois parties permettent de faire tenir l’équilibre interne de la théorie nietzschéenne à l’aide d’une structure rigoureuse et finement pesée.

    Formes de la mauvaise conscience : Douleur, conscience et châtiment

    Le geste du penser nietzschéen se caractérise et se constitue dans l’articulation équilibrée des notions convoquées. La seconde dissertation intervient, entre l’homme du ressentiment et la cruauté instaurée par l’idéal ascétique du prêtre. La mauvaise conscience est un maillon essentiel et nécessaire pour comprendre ce que l’idéal ascétique présuppose. Si ce dernier présuppose l’homme de la mauvaise conscience, alors celui-ci présuppose à son tour l’homme du ressentiment. Mais à quoi peut-on au juste reconnaître ce que Nietzsche nomme la mauvaise conscience ? Quelles sont ces caractéristiques principales ? Si on reprend le questionnement essentiel posé par Nietzsche, la culture en tant que processus de moralisation, il est possible de dégager trois éléments face au lien qui s’articule avec la mauvaise conscience : la douleur, la conscience, le châtiment. Le rôle de la culture sera de changer le sens de chacune de ces trois composantes.

    Pour Nietzsche, la douleur s’inscrit dans « la longue histoire des origines de la responsabilité »[7]. En tant que loi fondamentale, la douleur est un stimulant vital à l’époque archaïque. Aussi paradoxal que celui puisse sembler, voire impensable aujourd’hui, la violence archaïque met en évidence une affirmation de la vie. En réalité, la douleur doit se lire à deux étages. Le premier, en tant que sens externe, le second, en tant que sens interne. Le sens externe renvoie au statut originel de la douleur et doit se concevoir à travers la « force de l’oubli » [8]. Cette faculté n’est pas sans rapport avec l’édification morale d’une fabrication culturelle exigée de la mémoire qui changera le sens à la douleur. Alors que la faculté de l’oubli est généralement considérée comme une honte chez l’individu, Nietzsche affirme à l’inverse qu’elle est d’abord une opération active d’inhibition. C’est en partie grâce à cette faculté que je peux extérioriser la douleur sous toutes ses formes afin d’affirmer la vie, comme spectacle. En revanche, la mémoire élevée par la culture au rang de valeur morale est à entendre comme une saturation de la pensée. C’est ce qu’il remarquait déjà dans Humain, trop humain : « Certains ne parviennent pas à devenir des penseurs parce que leur mémoire est trop bonne »[9].Or, cette saturation va machinalement induire un nouveau sens pour le cas de la douleur, c’est-à-dire, un sens interne et intime qui ne se laissera pas oublier car la culture en aura changé la signification. En effet, de même que la douleur doit se lire à deux étages, le sens interne doit, lui aussi, se déchiffrer à deux niveaux : d’une part, par le ressentiment et d’autre part, par la mauvaise conscience. Si la notion de ressentiment a été brièvement parcourue ci-dessus, qu’en est-il donc de la conscience et pourquoi serait-elle qualifiée comme mauvaise ?

    Tout d’abord, il convient de clarifier le terme même de conscience. L’allemand nous enseigne qu’il y a deux termes : la Bewusstsein (conscience psychologique) et la Gewissen (conscience morale). Ces deux types de conscience a priori différents se rejoignent. La conscience psychologique est une conscience calculante, réflexive et c’est pourquoi Nietzsche soutient qu’avec elle la société se développe, s’accroît, s’élargit. Cependant, cela ne signifie pas que cela soit bénéfique pour les individus. Le philosophe réduit effectivement la Bewusstsein à un simple organe, « le plus misérable et le plus sujet à l’erreur », qui se restreint à un exercice de combinaison mécanique de cause et d’effet[10]. Cette conscience psychologique n’est jamais qu’une conscience qui réfléchit, qui spécule. C’est avec elle qu’advient nécessairement le rapport social du débiteur et du créancier[11]. Mais l’implication de ce rapport, implication causée par la conscience psychologique, détermine aussi les conditions de possibilité de faire éclore la conscience morale. En effet, la première expression d’une pensée est l’évaluation[12]. Par conséquent, la conscience morale présuppose la conscience psychologique. Là se situe le point de friction entre ces deux types de conscience : la conscience psychologique de la faute, de la dette (Schuld) se rend semblable, se confond, se mêle, s’assimile à la conscience morale et la rend mauvaise[13].

    La mauvaise conscience et la conscience morale se présentent alors comme des produits de la culture, non transcendantales, issues de la victoire des forces réactives du ressentiment voulant se venger de la vie en ayant décrété les limites du bon, du mal, du méchant et du mauvais. La mauvaise conscience n’est jamais qu’un refoulement pulsionnel qui se transforme en un sentiment de culpabilité, autrement dit, en un sentiment d’avoir commis une faute. En termes de valeurs morales, c’est le sentiment d’avoir commis un mal plutôt qu’un bien. Voilà pourquoi Nietzsche affirme dès le début du célèbre §16 que la mauvaise conscience est à ses yeux « une maladie grave »[14]. La mauvaise conscience vient du changement qui s’est produit dès lors qu’on a dévalué les instincts de l’homme. On peut dire que la mauvaise conscience fait surface une fois que les pulsions, dont la nature renvoie d’emblée aux manifestations de volonté de puissance, ont été jugées comme mauvaises, car elles tiennent leur origine du corporel, du désir et de l’appétit. C’est la raison pour laquelle l’âme a une connotation négative chez Nietzsche, car elle se définit par l’intériorisation de tout le poids de notre culpabilité : elle est la somme des instincts refoulés à l’intérieur de nous-même qui s’accumule sans cesse[15]. C’est aussi la raison pour laquelle ce refoulement pulsionnel n’est pas transcendantal. Mais il y a pire que cette grave maladie pour Nietzsche. Dans la démarche hypothético-déductive qui tente de saisir la source de cette grave maladie – et qui frappe étrangement d’ailleurs par sa proximité avec la méthode rousseauiste – c’est avec la mauvaise conscience qu’apparaît, dit Nietzsche, « la maladie la plus grave et la plus inquiétante, dont l’humanité n’est pas encore guérie, l’homme souffrant de l’homme, de soi-même »[16]. Mais si l’homme de la mauvaise conscience en est venu à retourner sa puissance contre lui-même, à s’auto-punir, préférant s’auto-mutiler plutôt que de renoncer à la maîtrise de quoique ce soit, quel rôle donner à cette pratique morbide du châtiment ?

    Pour esquisser brièvement le sens du châtiment, il doit être rattaché avec un ensemble de concepts nietzschéens que sont la dette (compensation d’une dette), la justice (son invention), le ressentiment (au sens de la vengeance), la mauvaise conscience (au niveau des remords) et la rédemption (au sens où l’on s’en verrait exclu)[17]. Nietzsche précise, tout en balayant implicitement la cause finale aristotélicienne, que le châtiment n’a pas été inventé en tant que tel. Ce n’est pas pour châtier que l’on a créé le châtiment. C’est pourquoi il faut distinguer ce qu’il y a de durable (son acte, son usage) et ce qu’il y a de fluide (ce qu’il signifie) en lui[18]. Nietzsche avance l’hypothèse selon laquelle le châtiment n’a rien à voir par rapport à son statut d’origine et qu’à la base il était prioritairement un exercice ritualisé, en puissance et spectaculaire. Le châtiment est une pratique ayant subi un nombre important de modifications et de mutations tant dans sa durée que dans sa fluidité. Ce que l’entreprise nietzschéenne dénonce de façon terrible est la mutation du châtiment dans le christianisme – point d’orgue du nihilisme – véritable processus de moralisation. Pour Nietzsche, la fonction du christianisme se définit dans la progression cumulative, infinie et effrayante d’« une dette envers Dieu »[19] qui se traduit par notre modèle de fiction incarnée par la nature humaine d’Adam : un coupable devenu éternel débiteur universel. L’homme se veut alors coupable, ce qui déséquilibre et bouleverse considérablement le statut originel du châtiment. L’idéal ascétique englobe et ravale « le sens de la terre »[20], joue de cette bête sauvage qu’est l’homme, l’enferme. Ce dernier « se blesse aux barreaux de sa cage »[21], cette « bête maladive »[22] se voit amendée, dressée : « Quelle bête démente et triste que l’homme ! Quelles inventions lui viennent en tête, en quelle contre-nature, en quelles paroxysmes de déraison, en quelle bestialité de l’idée il se répand pour peu qu’on l’empêche d’être bête de l’action !... »[23].

    On peut donc reconnaître la mauvaise conscience par ses trois formes que constituent la douleur, la conscience comme Bewusstsein et comme Gewissen et le châtiment. Ces trois aspects tissés ensemble sont ses principales caractéristiques qui permettent de la reconnaître. A présent, que peut-elle signifier dans sa profondeur ?

    Fond de la mauvaise conscience : Selbstaufhebung der Moral

    On l’a vu, l’histoire torturante de ce bourreau intérieur qu’est la mauvaise conscience est la part sombre et obscure de l’individu. Toute perspective de s’en sortir semble vaine et inutile. Or, on oublie trop souvent les apports positifs qui caractérisent la mauvaise conscience. Les dernières lignes qui achèvent le §16 sont significatives à cet égard :

    « L’homme compte parmi les coups heureux les plus inattendus et les plus excitants du jeu que joue le "grand enfant" d’Héraclite, qu’on l’appelle Zeus ou le hasard, – il éveille la curiosité, l’attention, un espoir, presque une certitude, comme si par lui s’annonçait quelque chose, se préparait quelque chose, comme si l’homme n’était pas un but, mais seulement un chemin, un épisode, un pont, une grande promesse… »[24].

    Qu’est-ce à dire ? Pour y voir un sens clair, il est nécessaire de se diriger vers la question de la dialectique chez Nietzsche. Comme Jean Granier l’a souligné de manière pertinente, « l’opposition globale du nietzschéisme à l’hégélianisme n’exclut nullement des affinités et des convergences sur des points précis, tels que, par exemple, la dialectique et la notion du devenir »[25]. Ambivalente, la mauvaise conscience n’enclenche pas seulement un phénomène morbide en l’individu : elle s’offre également comme une grande promesse, un sursaut.

    Dans son geste, Nietzsche ordonne une dialectique en fonction d’un premier état de conscience innocent naturel qui se modifie en un second état de conscience morale. Comme on a pu le remarquer supra, l’homme archaïque était doté de la force de l’oubli ce qui lui permettait d’affirmer la vie en se déchargeant par le sens externe de la douleur sur autrui. Mais le sens interne de la douleur a inversé cette tendance en ouvrant la porte à l’origine d’une mauvaise conscience. Cette dernière trouve son origine dans le refoulement de l’instinct de liberté de l’individu[26]. L’origine de cette maladie se situe dans l’accumulation intensive de cet instinct refoulé et retourné contre l’individu. Conjointement, l’Etat politique se développe et se définit par une fonction d’amendement : il s’agit de concentrer une dose de violence destinée à l’adaptation sociale de l’homme pour le maintenir dans cette mauvaise conscience. Ce mécanisme inconscient a pour effet de faire souffrir l’homme par lui-même en se retournant contre lui-même. Celui-ci voudra alors prendre congé de son corps et de la vie en se réfugiant dans un idéal ascétique. Or, Nietzsche réinsère la manivelle dialectique et met en relief la « conscience meilleure », ou « bonne conscience » (das bessere Gewissen)[27],  de  « l’individu souverain, celui qui n’est semblable qu’à lui-même, qui s’est affranchi de la moralité des mœurs, l’individu autonome et supramoral […], l’homme qui a sa volonté propre, indépendante et durable, l’homme qui peut promettre »[28].

    Ces quelques lignes témoignent d’une opération complexe par laquelle la morale se surmonte à elle-même (Selbstaufhebung der Moral). Cet autodépassement dialectique de la morale est une volonté de se débarrasser de la décadence religieuse et de l’idéalisme métaphysique qui tous deux agissent au nom d’une loi morale abstraite. Ici réapparaît donc le projet initial de Nietzsche annoncé dès le départ : un renversement total des valeurs et des idoles qui en soutiennent les dogmes idéalistes et moraux.

    Conclusion

    La pensée nietzschéenne a souvent été contestée sous prétexte qu’elle aurait été incohérente, invraisemblable et antinomique. En réalité, les apparentes contradictions que l’on rencontre dans le cheminement et le déploiement dynamique d’une telle pensée reflètent les impasses du langage que Nietzsche tente de contourner[29]. Rappelons qu’avant de devenir philosophe, Nietzsche est d’abord philologue et que l’art d’interpréter le langage et les textes sont au fondement même de sa pensée. A ce titre, on observe que ces déviations du langage portent une signification bien plus subtile qu’il n’y paraît car elles permettent de conserver précieusement le sens général de sa pensée. Le traitement philosophique de la mauvaise conscience dans le cadre de l’entreprise nietzschéenne en est un exemple.

    Pour Nietzsche, c’est sous le joug du devoir que l’existence de l’individu moderne s’est enlisée. Le philosophe constate que l’être humain de son époque procède par devoir. Lorsqu’il constate le malaise naissant et croissant en l’existence humaine de ceux qui opèrent par devoir, Nietzsche se demande pourquoi nous nous interdisons de faire des choses par désir. Ce questionnement est central car la pensée entière de Nietzsche s’y articule. Plutôt qu’elles n’aient été édictées par une instance extérieure, les lois morales ont été intériorisées et se sont normalisées. Mais cet état de fait peut potentiellement laisser place au sursaut inattendu de l’individu souverain.

    C’est dans cet éloge de l’homme actif et souverain que se dessine la véritable figure du sage nietzschéen : l’individu doté d’une conscience meilleure qui auto-abolit la morale en la faisant s’autodépasser et se dissoudre ailleurs, se surmontant elle-même veillant à ne pas confondre la mauvaise conscience avec sa santé, son activité, sa conscience authentique, intellectuelle, naturelle, responsable et innocente. Ce sursaut doit se concevoir en ce sens : dans l’accomplissement d’un autodépassement dialectique de la morale. Il s’agit de s’effacer devant la danse de Zarathoustra, de se dépasser, s’autodépasser, sans cesse, sans idoles – ainsi se donne à entendre la leçon de Nietzche[30]

    • [1] D. Astor, Friedrich Nietzsche. La « faute », la « mauvaise conscience » et ce qui leur ressemble. Deuxième dissertation, extrait de La généalogie de la morale, Paris : Folio plus, 2006, p. 72.
    • [2] L’étude de la mauvaise conscience est réservée à la prochaine section de cet exposé. C’est la raison pour laquelle je n’exposerai que les lignes de force de la première et de la troisième dissertation. L’on verra mieux alors comment la seconde s’imbrique à la suite logique du ressentiment et laisse place à l’enchaînement structurel d’une analyse nietzschéenne des idéaux ascétiques.
    • [3] F. Nietzsche, La généalogie de la morale (1887), Paris : Folio, 2009, I, §10, p. 35.
    • [4] G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie (1962), Paris : PUF, 2010, p. 153.
    • [5] F. Nietzsche, Crépuscule des idoles (1888), Paris : Folio, 2010, « Divagations d’un "Inactuel" », §34, p. 77.
    • [6] D. Astor, Friedrich Nietzsche. La « faute », la « mauvaise conscience »…, op. cit., p. 76.
    • [7] F. Nietzsche, La généalogie de la morale, op. cit., II, §2, p. 61.
    • [8] Ibid., II, §1, p. 59.
    • [9] F. Nietzsche, Humain, trop humain II. Opinions et Sentences mêlées (1879), Paris : Le livre de poche, 2010, §122, p. 419.
    • [10] F. Nietzsche, La généalogie de la morale, op. cit., II, §16, p. 94.
    • [11] Ibid., II, §4, p. 66-67 et §8, p. 75-77.
    • [12] Ibid., §8, p. 75-77.
    • [13] D. Astor, Friedrich Nietzsche. La « faute », la « mauvaise conscience »…, op. cit., p. 75.
    • [14] F. Nietzsche, La généalogie de la morale, op. cit., II, §16, p. 93.
    • [15] Ibid., II, §16, p. 94.
    • [16] Ibid., II, §16, p. 95
    • [17] Pour une étude détaillée du châtiment et de la mauvaise conscience, je renvoie à la lecture instructive du dossier de Dorian Astor déjà cité aux pages 78-84.
    • [18] Ibid., II, §13, p. 87.
    • [19] Ibid., II, §22, p. 105.
    • [20] F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra (1883-1885), Paris : Le livre de poche, 2016, Prologue, §3, p. 21.
    • [21] F. Nietzsche, La généalogie de la morale, op. cit., II, §16, p. 94.
    • [22] F. Nietzsche, Crépuscule des idoles, op. cit., « Ceux qui veulent "amender" l’humanité », §2, p. 48.
    • [23] F. Nietzsche, La généalogie de la morale, op. cit., II, §22, p. 105.
    • [24] Ibid., II, §16, p. 95.
    • [25] J. Granier, Nietzsche, Paris : PUF, 2014, p. 71.
    • [26] F. Nietzsche, La généalogie de la morale, op. cit., II, §17, p. 97.
    • [27] Ibid., II, §11, p. 81. Cf., D. Astor, Friedrich Nietzsche. La « faute », la « mauvaise conscience »…, op. cit., p. 77-78. La bonne conscience doit se lire à deux niveaux chez Nietzsche : d’une part, du moment qu’on veut « se donner bonne conscience », il faut l’entendre comme hypocrisie moderne, d’autre part, elle est synonyme d’innocence et renvoie à ce qu’il peut y avoir de « meilleure ». A titre d’exemple, on peut penser aux Grecs faisant porter tout le poids de la culpabilité à leurs dieux afin de ne pas s’en empoisonner. C’est en ce dernier sens qu’il faut comprendre la bonne conscience employée par Nietzsche ici.
    • [28] Ibid., II, §2, p. 61-62
    • [29] D. Astor (dir.), Dictionnaire Nietzsche, Avant-propos, Paris : Robert Laffont, 2017, p. VIII.
    • [30] F. Nietzsche, La généalogie de la morale, op. cit., II, §25, p. 110.

    Pour approfondir le sujet :

    • Friedrich Nietzsche, La généalogie de la morale (1887), Paris : Folio, 2009.
    • Dorian Astor, Friedrich Nietzsche. La « faute », la « mauvaise conscience » et ce qui leur ressemble. Deuxième dissertation, extrait de La généalogie de la morale, Paris : Folio plus, 2006.
    • Dorian Astor (dir.), Dictionnaire Nietzsche, Paris : Robert Laffont, 2017 :
      • Scarlett Marton, « Conscience (Bewusstsein) », p. 156-160.
      • Philippe Choulet, « Conscience morale » (Gewissen) », p. 160-162.
      • Patrick Wotling, « Culpabilité (Schuld, Schuldgefühl) », p. 205-209.
    • Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie (1962), Paris : PUF, 2010.
    • Jean Granier, Nietzsche, Paris : PUF, 2014.