L’Intelligence artificielle et les algorithmes peuvent-ils restreindre le libre arbitre?

    Les fondements de la philosophie, du journalisme objectif, de la politique honnête et des différentes cours de justice demeurent la recherche de la vérité. Encore faut-il bien définir ce qu’est la vérité qui implique ce qui est ou une correspondance entre une préposition et la réalité. Michel Serres distingue les vérités de raison, rigoureuses et démontrables, les vérités de fait, historiquement bien démontrées, et les vérités d’opinion comme les dogmes ou les croyances. David Hume suggère qu’il y a toujours un élément de croyance dans l’esprit humain même en physique ou en mathématiques.

    La vérité est rarement absolue et plutôt relative et impermanente. Le sujet pensant doit continuellement douter et ne pas hésiter à remettre en question ses croyances selon les avancées scientifiques, historiques et sociologiques de son temps et l’opinion d’autrui. Plusieurs entraves compliquent la recherche de la vérité en toute liberté. L’Homme doit faire face à son innéité. Il nait sans l’avoir demandé avec une essence hors de son contrôle. Son empreinte génétique, ses caractéristiques physiques, sa race, ses aptitudes athlétiques et ses talents ou carences vont déterminer certains aspects de sa vie et de sa pensée et ce, dès sa naissance.

    Son éducation, ses relations familiales, son environnement social et économique, ses petits et grands traumatismes durant l’enfance, son exposition au prosélytisme politique et religieux et ses premiers échecs ou succès laisseront des traces parfois difficiles à effacer sur ses opinions. Ses ancêtres primates et hominidés lui ont transmis certains comportements instinctifs comme la lutte pour la survie, la fuite en cas de danger, la grégarité et une certaine hiérarchie au sein du clan. Il ne contrôle pas vraiment les neuromédiateurs comme la dopamine ou la sérotonine qui agissent sur son humeur et indirectement sur sa pensée. Il doit subir les effets physiologiques du cortisol et de l’adrénaline sous l’effet du stress qu’il ne peut éviter. Il essaiera peut-être inconsciemment de moduler ses endorphines et sa dopamine par le jeu, la drogue ou autres plaisirs transitoires. Ses hormones sexuelles vont lui donner des pulsions intenses inéluctables à l’adolescence qu’il le veuille ou non. Son orientation sexuelle et son identité de genre peuvent être ambiguës. Il sera toujours à la recherche d’une acceptabilité sociale et de gratification. En revanche, subir l’opprobre lui sera souvent pénible.

    Une passion amoureuse risque d’influencer le cours de sa vie et sa vision du monde. Toute sa vie, l’être humain devra affronter de multiples biais cognitifs qui produisent une dysfonction au niveau du raisonnement logique. Les pensées intuitives et rapides sont plus à risque de biais mais les jugements plus lents, rationnels et analytiques ne sont pas à l’abri d’erreurs.

    On a dénombré plus de deux cents types de biais. Ils peuvent être sensorimoteurs, d’attention, mnésiques, liés à la personnalité ou au jugement, de confirmation, téléologiques etc. Les biais sont tous involontaires, imperceptibles et irrationnels. Nul n’est à l’abri d’être manipulé par autrui et soumis inconsciemment à un ou plusieurs biais cognitifs qui affectent le jugement et entravent l'accès à la connaissance en toute liberté.

    La publicité agressive et omniprésente offre souvent des demi-vérités ou des propos mensongers qui semblent crédibles en utilisant des stratagèmes qui exploitent les biais cognitifs des consommateurs. Les organes d’information d’états autoritaires ne présentent que leur point de vue en occultant toute opposition même sensée. Les réseaux sociaux sur le web relaient volontiers des intox, de la désinformation et des contenus controversés qui peuvent facilement leurrer les esprits les plus critiques. Les recherches scientifiques sont parfois subventionnées par des organismes qui sont clairement en conflit d’intérêts et donc vouées à des conclusions biaisées.

    Les trolls et les mêmes contrôlent-ils le web? Le plus dangereux des biais cognitifs à mon humble avis est le biais de confirmation qui pousse l’homme à endosser sans réserve les arguments qui sont en accord avec ses croyances existantes et refuser de cautionner les opinions adverses même les plus sensées, surtout si la majorité ne les supporte pas. Est-ce qu’on peut continuer à penser librement face à toutes ces adversités? Les nihilistes vont peut-être croire que non. L’existentialiste va croire que oui. Jean-Paul Sartre a soutenu que l’Homme demeure toujours libre. Il peut néantiser son en-soi, son essence, ses préjugés et ses croyances. Il peut même refuser son existence par le suicide. Il a le devoir et la liberté de créer son existence par ses actions. La découverte de cette liberté inconditionnelle crée l’angoisse et la nausée. Il ne devrait se cacher derrière son en-soi pour justifier ses erreurs de jugement ou ses exactions.

    En fait, les hommes agissent souvent avec mauvaise foi, consciemment ou pas, en niant la réalité ou en acceptant d’être asservi aveuglément par un dictateur, un  tyran ou une secte complotiste, ce qui les libère de leur obligation de penser ou de choisir, d’autant plus que leur dissidence pourrait être parfois cruellement réprimée par la société et leurs proches. Créer son existence demande donc un effort considérable, de la rigueur et du courage, et implique d’avoir accès à des connaissances et des opinions émises par autrui avec sincérité. Sartre pense que l’Homme peut et doit le faire.

    Au contraire, Spinoza croit que l’Homme ne possède pas la liberté: "Les hommes se croient libres pour cette seule cause qu’ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes par où ils sont déterminés." Cette affirmation de Spinoza a été écrite il y a trois siècles bien avant la venue de l’IA.

    On peut légitimement prévoir un combat entre le cerveau humain et l’IA pour la sauvegarde du libre arbitre. Les grandes civilisations sont apparues en Égypte et en Mésopotamie il y a 6,000 ans. Il a depuis, grâce à son cerveau, réussi à dominer la biodiversité et mettre en péril sa propre survie en polluant son environnement et en dilapidant les ressources de la Terre nourricière. Il est aussi un des plus cruels prédateurs de ses semblables et des autres animaux qui assurent son alimentation. Les riches sont de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres.

    La surpopulation et la crise climatique risquent de provoquer un manque de ressources essentielles (eau potable, aliments, air respirable) et attiser les tensions entre 8 milliards d’êtres humains de plus en plus en proie à la détresse psychologique et l’anxiété face à la possibilité de leur extermination possible.

    Les humains deviendront-ils ainsi encore plus vulnérables à la manipulation de leur entendement par l’IA devenue toujours plus rapide et efficace à exploiter les biais cognitifs de la population et annihiler toute capacité de libre arbitre laissant l’univers médiatique sous le contrôle des algorithmes malicieux qui pourront influencer l’opinion publique, les croyances, les enjeux électoraux et surtout détruire toute possibilité de dialectique intelligente par la désinformation généralisée et totalitaire?

    Au contraire, le cerveau humain s’aura-t-il imposer sa suprématie et garder son autonomie devant les assauts de l’IA, la désinformation et les algorithmes. Qui de Sartre ou Spinoza a raison?

    Je crains fort que le cerveau humain, trop vulnérable aux biais cognitifs et à la manipulation, ne puisse résister aux assauts de plus en plus sophistiqués des algorithmes malicieux en ces temps de tensions extrêmes, d’iniquités et de risque d’extinction. En mon for intérieur, je ne peux que souhaiter que la raison, l’esprit critique, le discernement, la compassion et la solidarité encadrent l’IA pour le bien de l’humanité plutôt que pour son asservissement. Chose certaine, c’est qu’il faut toute une vie pour commencer à apprendre à vivre. Il faut savoir qu’on ne sait rien. Critiquer et douter de tout est primordial pour le philosophe, le politicien et le journaliste. Il faut penser sa vie et vivre sa pensée en ayant le courage d’agir selon ses convictions et en éliminant toute dissonance cognitive dans sa pensée. L’IA avance a pas de géant à chaque décennie et surpasse déjà le cerveau humain dans certaines activités intellectuelles et possède tous les outils pour exploiter malicieusement les biais cognitifs et les préjugés des hommes sans aucun sentiment de culpabilité ou compassion.