La santé dans son contexte social

La santé consiste en un fonctionnement humain normal. Cette définition, inspirée de Christopher Boorse, se rencontre fréquemment en bioéthique. Elle suscite toutefois de nombreuses questions:

    ...un individu souffrant d'hypertension artérielle sans ressentir de symptôme est-il malade ? Il y a plus d'un siècle, Leriche avait dit que la santé, c'est la vie dans le silence des organes. Dans ce sens, un hypertendu n'est pas malade. Mais est-ce qu'on peut dire de lui qu'il fonctionne normalement ?

    Un fonctionnement normal, c'est aussi une moyenne. On peut donc être en plus ou moins bonne santé. Ce n'est toutefois pas ce que pense l'OMS qui, en 1946, a défini la santé comme un état complet de bien-être physique, psychique et social. Ici, l'état normal, c'est l'état optimal, un summum. Le programme transhumaniste ne serait-il en fin de compte que celui de la médecine contemporaine ?

    Mais l'état normal, moyen ou optimal, n'est pas un donné intangible : il se modifie selon le contexte. Comme le soulignait Canguilhem, le normal et le pathologique ne peuvent se définir indépendamment de l'environnement qui, s'il est physique, est aussi social : certains états qui ont été considérés comme des maladies à certaines époques ne le sont plus de nos jours. Ainsi la drapétomanie, cette affection qui touchait les esclaves noirs des plantations des Etats-Unis et les poussait à s'enfuir. Plus près de nous, l'homosexualité a longtemps été considérée comme une maladie ; ce n'est plus le cas aujourd'hui, mais ce changement n'a pas encore été assimilé par tout le monde. Taxer un comportement de pathologique a cependant ses avantages, car nul n'est responsable de sa maladie. Ainsi l'esclave fugitif ne devait pas être puni, et l'homosexualité n'était pas un vice condamnable.

    Maladie et vice sont des termes indiquant une dévalorisation (ce n'est pas un bien d'être malade, ni d'être moralement mauvais). Ces deux types de dévalorisation sont traitées socialement de manière très différente ; c'est pourquoi, je l'ai dit, être considéré comme malade vaut mieux qu'être taxé de moralement blâmable. Si l'on accepte la définition de Boorse, on dira que le malade souffre d'un dysfonctionnement biologique, contrairement au criminel. C'est pourquoi on cherche actuellement si le cerveau des pédophiles et des psychopathes comporte des anormalités susceptibles d'expliquer leurs actes. Si c'est le cas, ils devront être classés dans la catégorie des malades.

    Mais si le contexte social joue un rôle crucial pour déterminer ce qu'est la santé, que devient la distinction du normal et du pathologique ? Elle est actuellement contestée par les constructivistes, pour qui la maladie est, justement, une construction sociale. Pour eux, ce qui est décrit comme pathologique est simplement de la diversité. Ainsi les autistes ne sont pas malades ou handicapés, mais simplement différents, et si on aménage leur environnement, leur handicap n'en est plus un. Il est révélateur que certains autistes sont engagés par des entreprises, car ils travaillent de manière plus systématiques.

    Cet argument a joué et joue encore un rôle important dans la défense des handicapés : on peut pallier bien des difficultés qu'ils rencontrent en modifiant l'environnement. Les aménagements des trottoirs et des transports publics pour les personnes en chaise roulante en sont un exemple paradigmatique. Mais jusqu'où l'argument porte-t-il ? Les maladies et les handicaps sont-ils tous de pures constructions sociales ? Certains vont en tout cas très loin, comme le montre l'exemple de la culture sourd.

    La surdité a longtemps été considérée comme un handicap, pour lequel on n'avait pas vraiment d'option thérapeutique. Cela a changé depuis quelques années, avec l'introduction des implants cochléaires, permettant aux sourds - et notamment aux enfants sourds - d'entendre. Quelle n'a alors pas été la surprise de voir des couples sourds refuser les implants pour leur enfant, voire de demander un diagnostic préimplantatoire pour être sûrs d'avoir un enfant sourd, cela afin qu'il soit forcé d'apprendre le langage des signes, dans l'optique d'une meilleure intégration dans sa communauté et la culture sourd. Ainsi, pour ces parents, la surdité n'est pas considérée comme un handicap, mais comme un trait culturel particulier, ayant même valeur que les autres traits culturels.

    Que penser de cette demande ? À mon avis il existe tout de même de bonnes raisons de penser que la surdité est véritablement un handicap et qu'elle ne relève pas du fonctionnement humain normal. Imaginons la situation suivante. Suite à une catastrophe biochimique, l'espèce humaine est devenue génétiquement sourde. Par bonheur, grâce aux sourds qui existaient déjà, tous les êtres humains ont pu apprendre le langage des signes et vivent maintenant dans une culture riche, même si personne n'est plus capable d'apprécier Mozart ou les Beatles. Un jour, suite à une mutation génétique, certains individus ont recouvré l'ouïe. Leur nombre a crû et ils constituent maintenant une communauté avec leur propre sous-culture. Malheureusement, à cause de la pression sociale (pour réussir dans une culture sourd, on doit maîtriser le langage des signes, tout autre langage étant inutile), leurs enfants ne font aucun effort pour assimiler leur culture entendante. Pour y remédier et pour favoriser leur propre culture, les leaders de la communauté entendante demandent que leurs enfants soient dorénavant modifiées génétiquement afin qu'ils deviennent aveugles. Leur argument est que s'ils sont aveugles, ils ne seront plus capables d'apprendre le langage des signes et seront obligés d'utiliser le langage parlé. Pensez-vous que cette demande est légitime ou que ces enfants se verraient infliger un handicap ?

    L'argument constructiviste a manifestement des limites.