Un art du comprendre: la psychopathologie phénoménologique

Se mettre toujours dans des situations où il ne soit pas permis d’avoir de fausses vertus, mais où, comme le funambule sur sa corde, on ne puisse que tomber ou tenir – ou s’en sortir...
Friedrich Nietzsche, Crépuscule des idoles, 1888.
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    Parmi les psychiatres, le médecin suisse Ludwig Binswanger (1881-1966) est le premier à s’être intéressé de près au courant philosophique de la phénoménologie[1]. C’est dans le prolongement et la distanciation des travaux psychanalytiques de Freud, en effet, que la phénoménologie s’est employée à repenser les principales catégories nosographiques de la maladie mentale. Il s’agit de traiter le souffrant non plus comme un déficient mais comme être humain avant tout et de retrouver la dimension fragilisée dans ce qu’il y a de plus humain en lui. L’approche phénoménologique de la psychopathologie est donc à entendre comme une anthropologie. Elle nécessite de se concentrer sur trois paramètres que la maladie décline chez le souffrant : la temporalité, la spatialité et le rapport à soi.

    Le temps vécu altéré

    Le premier paradigme concerne le temps vécu. Il se distingue du temps objectif qui se règle sur un mode chronologique. Au contraire du temps calendaire, le temps vécu organise la durée intérieure. Celle-ci ne se donne jamais de façon identique puisque le temps évolue de diverses manières. Nous ne vivons pas ce temps-là sur commande. Le temps vécu est donc défini comme temps constituant, c’est-à-dire comme intimité car il organise le temps intérieur que l’on déploie à partir de soi-même[2]. Si le temps vécu de l’homme est altéré cela signifie, sur le plan psychotique, qu’il n’est « plus porteur du devenir et se charge alors de tout le poids de l’avoir-été »[3]. C’est ce que l’on remarque avec la mélancolie. Ce poids de l’avoir-été, laissant place à un sentiment de dette ou de culpabilité, n’est jamais que l’expression d’un « être en arrière-de-soi »[4]. Ainsi, le mélancolique se caractérise par une rupture de sa présence au monde. Il rumine sa plainte et la personnalise sous forme d’autoreproche. C’est bien cette souffrance qu’illustre le cas de Cécile Münch, patiente de Binswanger, cas repris dans les analyses du phénoménologue Henri Maldiney[5] :

    1. si mon mari n’avait pas changé de place…
    2. si cet homme ne lui avait pas demandé de prendre sa place…
    3. si je n’avais pas proposé cette excursion…

    1. mon mari ne serait pas mort
    2. il serait encore là (et je serais heureuse)
    3. je n’en serais pas là (malheureuse à me faire des reproches)

    Le mélancolique est donc dans l’incapacité de se redonner du possible. Son autoreproche rétrospectif inscrit chaque instant de son présent dans un passé qui retire toute possibilité de renouer avec son temps vécu, et donc, de le libérer du fardeau de sa culpabilité[6].

    La spatialité altérée

    Le second paradigme, la spatialité, constitue le trouble générateur dans la schizophrénie. L’altération spatiale se manifeste par une perte de contact du réel, autrement dit, une distorsion du réel. Les sciences cognitives affirment qu’il s’agit là d’un trouble de la perception. Cela revient à réduire la souffrance de l’homme à une déficience mentale. Or, le phénoménologue affirme qu’il s’agit ici d’un trouble de l’implication au monde. Le schizophrène vit dans son propre idiome (idios kosmos), c’est à dire dans un monde qui n’est pas intégrable pour nous. Le phénoménologue doit donc comprendre cet idiome afin d’accéder au monde du patient. Il s’efforce de se laisser entraîner par le langage du malade qui lui est étranger. L’évidence naturelle de notre monde commun à tous (koinon kosmos) est perdue chez le schizophrène. Il ne peut plus y prendre part. Plutôt que d’adopter l’approche cognitiviste en s’informant sur le seul aspect déficient et déficitaire du patient, le phénoménologue proposera de correspondre avec l’humain qui définit le patient. Le phénoménologue s’engage ainsi dans l’apprentissage idiomatique de celui qui souffre.

    Le sentiment d’identité

    Le troisième paradigme concerne le rapport à soi. Il est intimement lié au sentiment d’identité qui sous-tend toutes les pensées et les actions du sujet. Ici, le phénoménologue accordera une importance capitale dans la définition de la subjectivité comme Je peux plutôt que comme Je pense. Si le temps vécu est altéré, le sentiment de pouvoir se détériore également. Chez le mélancolique, le pouvoir se marque par un Je peux stérile car il ne cesse de se projeter dans un passé par sa plainte du « Si je pouvais…je n’en serais pas là ! ». Chez le schizophrène, l’altération est beaucoup plus profonde car le sentiment de pouvoir est inenvisageable. Si tout est devenu une charge pour le sujet, il doit se porter lui-même. Pourtant, ce Je peux structure le temps et l’espace du sujet. Il offre un fondement corporel à la subjectivité, construit son identité et le porte.

    Un art du comprendre

    Le pouvoir au sens des possibilités est un début thérapeutique. Le sujet doit être conscient de son propre potentiel. S’il y est amené, il peut s’autoriser à créer l’ouverture. Le phénoménologue a pour tâche ici de guider le souffrant. C’est ce que Binswanger nomme la repossibilisation (Wiedermöglichung). L’aventure d’une repossibilisation est un moyen d’offrir de nouvelles perspectives. Le phénoménologue est un garant, un porteur de sens qui vise au soulagement, à l’apaisement du chemin de vie du souffrant. En ce sens, on peut dire que la psychopathologie phénoménologique est un véritable art du comprendre.

    • [1] P. Cabestan, F. Dastur, Daseinsanalyse. Phénoménologie et psychiatrie, Paris : Vrin, 2011, p. 56.
    • [2] G. Charbonneau, « Les paradigmes de la psychopathologie phénoménologique » in : La psychopathologie phénoménologique, Paris : Le Cercle Herméneutique, n°7, 2006, p. 22.
    • [3] Idem.
    • [4] Idem.
    • [5] H. Maldiney, « Psychose et présence » (1976) in : Penser l’homme et la folie, Grenoble : Million, Krisis, 2007, p. 39-40. L. Binswanger, Mélancolie et manie (1960), Paris : PUF, 2005, p. 29-36.
    • [6] On complétera volontiers cette réflexion sur la temporalité avec les analyses du phénoménologue Husserl concernant la rétention (présent versé à l’arrière de nous) et la protention (flux qui coule continuellement, directement et qui constitue un élan en avant) que Binswanger réactualise avec pertinence.