L’introduction de la taxe au sac, les discussions sur l’emplacement des incinérateurs et les contrôles d’identité aux déchetteries communales ont amené le thème des déchets au centre de l’attention publique depuis plusieurs années. Cependant, le fait de parler d’ « invention du déchet », comme le fait Bauman, nous suggère une dimension nouvelle, qui ne renvoie pas uniquement à un problème de traitement des déchets, mais qui nous confronte à un changement profond dans notre rapport avec les objets d’usage courant et leur transformation en déchets.
Une expérience vécue personnellement me permettra de mieux expliquer la portée d’un tel changement. Il y a quelque mois, dans une ville helvétique, en sortant d’un immeuble, je me trouve confronté avec un amas désordonné d’objets: matelas moisis, chaises trijambistes, casseroles trouées, etc.
C’était le jour des «déchets encombrants»: une occasion particulièrement propice pour réfléchir sur le rapport de notre société à ses déchets, car pour une fois ils ne sont pas cachés avec pudeur dans un sac noir et dans des containers enterrés.
Ce soir-là, je me rappelle avoir vu, laissée sur une table rayée et demie cachée par un carton de vieilles revues, une imprimante identique à celle que j’utilise aujourd'hui encore à la maison. Le fait de reconnaître parmi ces déchets un objet aussi familier ne pouvait que me surprendre. Comment se fait-il que quelqu'un puisse jeter un objet que, pour ma part, j’utilise encore tous les jours? Très probablement, je me dis sur le moment, l’imprimante ne marche plus. Ce qui justifie clairement son exposition sur la voie publique et sa transformation en déchet.
Cependant, en faisant le tour de la table et du carton de revues, je n’ai pu éviter de remarquer un petit billet jaune autocollant (un post-it) avec écrit dessus: «Elle marche encore, servez-vous». Comme un message de S.O.S, le billet semblait vouloir dénoncer l’inadéquation de la catégorisation «déchet» que j’avais attribuée à l’imprimante dans un premier temps, trompé par son exposition au milieu d’autres déchets.
Une telle expérience nous oblige à nous interroger sur le statut du déchet ou, avec un terme philosophique, sur l’ontologie du déchet. Qu’est-ce qui fait d’un objet un déchet? Tout d’abord, nous serions tentés de faire référence au fait que l’objet-déchet a perdu son utilité ou sa fonctionnalité. Mais cette explication ne peut pas s’appliquer dans le cas examiné ici. Il faut en outre reconnaître que l’intérêt que les lieux de récolte de ces déchets encombrants suscite auprès de la population à la recherche de quelque chose encore «en bon état» semble confirmer que la catégorie du déchet ne se définit pas exclusivement en fonction d’une perte d’utilité ou de fonctionnalité.
Le cas paradigmatique des déchets encombrants nous fait plutôt penser que le déchet acquière son statut à travers un geste performatif: l’exposition sur la voie publique. Sous certains aspects, ce geste n’est pas sans rappeler le geste performatif et provocateur de Marcel Duchamp, lorsqu’il osa exposer un pissoir dans un musée en le transformant par-là en une œuvre d’art. Comme pour le pissoir, le geste d’exposition sur la voie publique coupe l’objet d’usage de ses liens de propriété, de fonctionnalité et d’utilité pour l’insérer dans une nouvelle réalité. Mais développons davantage cette analogie.
La société consumériste a développé un rapport particulier aux objets d’usage courant. Non plus un rapport dicté par le besoin et, par-là, par leur utilité dans la satisfaction de ce besoin, mais un rapport où s’est glissée une dimension temporelle et esthétique nouvelle qui dépasse la dimension du besoin et de l’utilité pour situer l’objet dans une mode, un style, un courant. Ainsi l’objet encore fonctionnant peut devenir «vieux» et «démodé» ou carrément «laid» ou «moche»: des jugements de valeur qui nous rapprochent évidemment du monde de l’art.
La liaison avec l’art se prolonge dans le cas ici étudié, dans la mesure où un artiste est souvent celui qui, grâce à son geste, est en mesure de renouveler la tradition culturelle dans laquelle il se trouve, en montrant de nouvelles possibilités du geste artistique lui-même et en offrant une visibilité à de nouvelles expériences de la réalité. Ainsi celui qui ose jeter une imprimante, qui marche encore, remplit un rôle semblable : il s’insère de façon cohérente dans une culture consumériste en explorant les limites expressives de celle-ci. Son geste explore ainsi la frontière entre l’utile, l’actuel, le fonctionnant – ce qu’on n’ose pas jeter – et l’inutile, le vieux, le cassé, le moche – ce qu’on ose jeter. En exposant un objet encore en état de fonctionner, l’artiste du déchet pousse un peu plus loin la frontière du « jetable » et, en faisant cela, il oblige les personnes qui l’utilisent encore couramment à un travail de recatégorisation de l’objet en question.
Depuis ce soir-là, mon regard sur mon imprimante – celle que j’utilise encore tous les jours – a changé profondément. Elle est désormais devenue un objet jetable, un déchet potentiel, un objet dont on devra bientôt se débarrasser si l’on ne veut pas passer pour un passéiste.
Cependant, même dans notre société du déchet, un tel geste artistique n’est pas toujours facile à faire. Et ainsi on attend souvent avant de jeter un objet encore fonctionnant, en espérant parfois qu’une panne nous offre la justification pour s’en débarrasser ou bien, comme pour notre artiste du déchet, au moment de le jeter, pris par les remords, on se sent obligé de laisser un billet jaune :« elle fonctionne encore, servez-vous », dans l’espoir que quelqu’un puisse encore le sauver.