Une démarche dont l’horizon est l’orientation de l’action
La bioéthique est une démarche dont la visée est avant tout pratique. Pour nous, la spécificité de la démarche bioéthique, même théorique, est de contribuer à la capacité pour nos contemporains d’orienter leur action dans un domaine où l’éthique (la manière d’agir) est largement déstabilisée par le développement des sciences et des techniques.
Un point de départ: la déstabilisation de l’éthique
Le développement des sciences et de la médecine contemporaine ainsi que l’évolution rapide de nos sociétés a conduit à une profonde déstabilisation de l’éthique. Dans le secteur de la santé, cette déstabilisation est particulièrement profonde dans la mesure où elle met en cause les croyances et les représentations que les individus ont à propos de leur existence, les relations qui se nouent entre eux et même l’organisation de leur vie en commun. Certes, cette déstabilisation provoque une désorientation normative, une perte des repères mais celle-ci s’origine plus profondément dans la difficultés de cerner les problèmes soulevés par le développement des connaissances et l’usage des nouvelles techniques médicales.
Une nouvelle approche du jugement
La bioéthique n’a donc pas seulement pour tâche de reconstruire les normes de l’action dans le champ de la médecine et de la santé. Elle doit plus fondamentalement pouvoir caractériser, au départ d’un certain nombre de malaises et d’interrogations suscités par la production de nouvelles connaissances et de nouvelles techniques médicales, les problèmes auxquels il y a lieu de faire face. Cette tâche nécessite de nouvelles modalités de jugement et d’évaluation qui ne peuvent se limiter à un exercice de réflexion philosophique. Il s’agit d’un processus plus large qui doit viser l’implication des personnes concernées.
Une méthode pragmatique et réflexive
Les possibilités d’évaluer et de proposer des manières de faire face aux situations créées dans le champ de la santé par le développement des sciences et des techniques médicales et l’évolution de la société, en particulier l’affirmation des droits individuels dans une pratique médicale de plus en plus collective, nécessite selon nous une méthode de recherche en bioéthique pragmatique et réflexive.
Cette méthode implique un processus de mobilisation et un engagement des individus concernés à travers lequel ceux-ci peuvent à la fois mieux cerner les questions qui se posent et construire un mode de traitement des problèmes. La recherche en bioéthique ne peut se concevoir, selon nous, que comme un processus dans lequel la mobilisation des personnes concernées et les méthodes mises en œuvre se réfléchissent en cours de processus et en fonction de la capacité de traitement des problèmes soulevés que permet ce processus. Dans ce cadre le rôle des chercheurs en bioéthique consiste essentiellement à permettre cette réflexivité du processus d’enquête collective. Cette «gouvernance réflexive» (1) attache une attention tout particulière à articuler la réflexion des acteurs à la création de dispositifs institutionnels permettant et renforçant cette réflexion pour créer un processus d’apprentissage qui rendent les acteurs ou les groupes concernés capables de mieux prendre en compte les problèmes auxquels ils font face (2).
Pour une conduite réflexive de la recherche clinique
Cette gouvernance réflexive, source d’apprentissage collectif, semble tout particulièrement applicable aux questionnements éthiques suscités par le déploiement de la recherche dans le champ de la santé.
L’éthique de la recherche en question
En effet, l’évolution du champ pluridisciplinaire et pluraliste que constitue la bioéthique a conduit à mettre en cause le modèle canonique de l’éthique de la recherche ainsi que les formes traditionnelles de régulation des pratiques de recherche dans le domaine de la santé (3). Cette mise en cause provient elle-même d’une évolution intrinsèque à la recherche biomédicale dont les acteurs ressentent fréquemment le besoin de mieux réfléchir à des questions et des enjeux inédits émergeant du déploiement de nouvelles formes d’activités de recherche (4). Ces questions et enjeux surviennent en dehors de la stricte question de la protocolisation d’activités de recherche, objet principal de l’évaluation externe aux pratiques mises en œuvre par les comités d’éthique (5). La présence de plus en plus fréquente d’éthiciens aux côtés des chercheurs (6) pour essayer de prendre en compte ces questions de l’intérieur même des pratiques et en compagnie des acteurs de cette pratique, illustre cette évolution générale.
Des acteurs de la clinique de plus en plus réflexifs
Du fait d’une activité médicale de plus en plus complexe, la pratique clinique et plus largement la pratique médicale, sont de plus en plus traversées par des efforts réflexifs, dont atteste par exemple le développement de l’Evidence-Based-Medicine, sorte d’effort de la médecine sur elle-même pour mieux s’évaluer. De ce fait le clinicien, le soignant deviennent progressivement des chercheurs à tous les niveaux d’activité où ils se trouvent. L’éthicisation de la médecine dont témoigne le développement de la bioéthique existe ainsi probablement du fait d’une médecine de plus en plus pratiquée par des acteurs que la complexité de leur contexte d’activité amène à devenir réflexifs.
Du déploiement d’une notion élargie de la recherche clinique...
La pratique clinique est de plus en plus massivement traversée par des questions de recherche, ce qui pose de notre point de vue la question de l’intrication croissante au sein de l’activité médicale de la clinique et de la recherche (expérimentale certes mais aussi clinique, infirmière, organisationnelle...). Ce développement de la recherche en médecine se fait sous la double poussée du développement scientifique (par exemple la génétisation des pratiques cliniques) et de la participation grandissante des patients, des familles et des communautés de soins à la pratique clinique (7). Cette double poussée contribue à une intégration progressive de la recherche et de la clinique, notamment par l’introduction de plus en plus rapide de résultats de la recherche dans la pratique clinique ainsi que par la recherche de solutions à des problèmes qui se posent dans la clinique. De ce fait, le champ de la recherche clinique illustre bien l’importance que revêt, pour faire face et se situer par rapport à cette évolution, le développement de la réflexivité des acteurs que sont les professionnels de santé. Ces derniers, en réfléchissant à leurs pratiques en évolution constante, constituent de manière progressivement plus réfléchie le champ de leur action clinique et contribuent ainsi au développement et à l’élargissement de cette notion de recherche clinique. Le développement d’une conception élargie de la recherche clinique témoigne de la problématisation croissante de l’action clinique, la recherche clinique étant dès lors envisagée comme élément particulièrement pertinent à nos yeux du développement de l’action biomédicale.
... à la recherche clinique comme processus constitutif d’une action clinique réfléchie.
La recherche clinique doit ainsi être conçue comme l’émanation d’une pratique auto-évaluative de la pratique clinique et des acteurs de la médecine contemporaine: auto-évaluation de la médecine par elle-même, c’est-à-dire par les acteurs de cette médecine. De ce fait, la recherche clinique est une porte d’entrée dans une démarche d’auto-évaluation de la médecine, comme auto-évaluation de l’action clinique, elle-même partie intégrante de la démarche éthique. La démarche bioéthique peut participer à cette auto-évaluation complexe, à partir d’un ancrage dans la réalité clinique, d’une contextualisation progressive de la réflexion et de l’intégration des acteurs concernés à cette réflexion. Dans cette perspective la démarche bioéthique intègre le processus continu d’une action clinique réfléchie, soutenue par des dispositifs institutionnels qui créent des espaces de réflexivité permettant de rendre compte collectivement des questions soulevées et destinés à s’élargir progressivement aux différents aspects la pratique médicale. Le principal enjeu d’un approfondissement contextuel et pragmatique de la recherche bioéthique devient alors non plus de créer de nouvelles possibilités d’expérimentation subordonnées à des exigences rationnelles (y incluses celles prônées par les comités d’éthique ad hoc) mais bien plutôt de créer des exigences rationnelles avec les communautés pratiques existantes (chercheurs, médecins, soignants, patients, familles, associations...), pour progressivement co-constuire une recherche clinique consciente de la diversité des enjeux qui la traverse et capable d’intégrer les fruits de son expérience à son propre développement.
Article paru initialement ici.
Références
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- Cobbaut J-P. Communauté de pratiques, action collective et réflexivité, in Maesschalck M (éd.). Ethique et gouvernance. Les enjeux actuels d’une philosophie des normes, Hildesheim, Zûrich, New-York, Georg Olms Verlag, 2009, 251–266.
- Doucet H. Les silences éthiques de l’éthique de la recherche, Ethique publique, Vol. 2, n°2, 2000, 31–37; Legault GA et Patenaude J. Le dé- placement de la normativité en éthique de la recherche. Enjeux de gouvernance, in Maesschalck M (éd.), Ethique et gouver- nance. Les enjeux actuels d’une philosophie des normes, Hildesheim, Zûrich, New-York, Georg Olms Verlag, 2009, 171–206.
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- Emanuel E J, Grady C. Four Paradigms of Clinicat Research and Research Oversight. Cambridge Quarterly of Health Care Ethics (2007). 16, 82–96; Akrich M, Méadel C and Rabeharisoa V. Se mobiliser pour la santé. Des associations de patients témoignent, Paris, Presses de l’Ecole des Mines, 2009.