Il faut dire que l’avènement de la médecine moderne a profondément changé le rapport millénaire qui s’était tissé entre la philosophie et le domaine de la santé. Alors que la discipline réflexive avait, depuis sa fondation, toute légitimité pour questionner, aux côtés ou même en partenariat avec la médecine, les enjeux et problématiques liés à la santé et à la maladie, cette situation bascula au cours du XIXe siècle.
L’institutionnalisation de la médecine moderne, sa progressive scientificisation et sa parallèle autonomisation professionnelle se sont en effet accompagnés de la revendication d’un monopole absolu sur les questions de santé et de la maladie. Au cours de ce processus, les philosophes semblent avoir été écartés, suspectés qu’ils étaient de maintenir un désastreux esprit de système dans un domaine qui ne jurait alors plus que par l’observation et l’expérience. Les traités de philosophie médicale, qui se multiplièrent au cours du XIXe siècle, étaient désormais le fait de médecins soucieux de maîtriser l’ensemble des domaines et des discours relatifs à leur objet. Il fallut attendre que la médecine ait fait ses preuves, qu’elle soit assez forte et assurée pour ne plus se sentir menacée par les spéculations conceptuelles pour que la philosophie se ressaisisse pleinement et directement du problème de la santé[1].
C’est d’ailleurs à l’occasion d’une thèse de médecine, celle d’un jeune philosophe français, soutenue en 1943 à Clermont-Ferrand, que le traitement philosophique de la problématique de la santé connut une nouvelle ère. Critiquant les fondements épistémologiques de la santé telle qu’elle avait pu être directement ou implicitement théorisée par la pensée médicale moderne, le carabin Georges Canguilhem y proposait une nouvelle théorisation originale des rapports entre normal et pathologique mettant l’accent sur le vécu du malade et sur sa capacité à réinventer ses normes de vie.
Dans son sillage, les travaux philosophiques sur la médecine et la santé, d’inspiration épistémologique et de nature historique ou critique, se sont multipliés, notamment sous les plumes de François Dagognet (lui aussi médecin) ou de Michel Foucault. Mais rapidement cette épistémologie de la médecine de tradition française se détacha des questionnements propres aux enjeux phénoménologiques et sociaux de la santé pour se concentrer sur les problématiques épistémologiques des savoirs médicaux et biologiques, ainsi que sur leurs conséquences éthiques, notamment sous les plumes d’Anne Fagot-Largeault ou de Jean Gayon.
Aujourd’hui, en France, les recherches philosophiques sur la médecine et la santé apparaissent divisées en deux groupes distincts. D’une part, une philosophie dite de la médecine s’est développée au cours des dernières années autour de la traduction et de l’importation de théories anglo-saxonnes, majoritairement issues de la philosophie analytique des sciences. Elle propose, notamment autour des travaux de Christopher Boorse, des analyses conceptuelles de notion de « santé » et de « maladie », mais également une réflexion sur les conditions formelles de formation et de fonctionnement des savoirs biomédicaux, proches des travaux de philosophie de la biologie. D’autre part, on a vu émerger, à la même période, une philosophie dite du soin davantage tournée vers les enjeux existentiels, phénoménologiques et sociaux de la médecine. Questionnant le vécu des individus confrontés à des problèmes de santé, ainsi que le sens des pratiques de prises en charge qui leur sont proposées et interrogeant les problèmes éthiques hors du seul cadre légal ou déontologique, elle s’enracine davantage dans la pensée de Canguilhem, Foucault, Emmanuel Levinas ou Paul Ricœur. Après Canguilhem, la philosophie de la médecine s’est donc vue scindée entre une perspective que l’on pourrait qualifier de logique, tant elle valorise à l’analyse conceptuelle, et une autre que l’on pourrait qualifier d’herméneutique tant elle s’attache à la question du sens. Elle repose toutes les deux, mais de manières différentes, sur des questionnements philosophiques et épistémologiques qui étaient ceux de Canguilhem, semblant chacune avoir choisi leur réponse à la question de savoir si la médecine est un art ou une science.
Dans ce contexte, la philosophie de la santé se trouve écartelée. La réflexion philosophique sur la santé est en effet divisée entre sa dimension conceptuelle (comment définir le concept de santé ?) et sa dimension vulgaire[2] (qu’est-ce que vivre en santé ?). Or, les deux dimensions sont indissociables, car elles sont interdépendantes ainsi que le rappelait, après Canguilhem, Hans-Georg Gadamer dans un recueil de conférences données devant des médecins qui reste à ce jour l’unique ouvrage en français intitulé Philosophie de la santé. La réflexion sur le concept de santé ne peut se passer d’une réflexion sur le sens social et individuel du vécu de la santé, tout comme le questionnement sur le soin ne peut se départir d’une analyse conceptuelle et de l’étude des modèles théoriques à l’œuvre dans son champ. En matière de santé plus qu’ailleurs, objectivité et subjectivité sont intimement liées. D’autant qu’à distinguer les approches, on court le risque de perdre la dimension critique inhérente à la réflexion philosophique et éminemment présente dans la tradition inaugurée par Canguilhem. Sans réflexion historique et épistémologique sur les modèles de la santé, la philosophie du soin se confronte au risque de la répétition, et donc de la justification, des anciennes divisions et des comportements qui les accompagnaient. Tandis qu’en se centrant exclusivement sur des analyses conceptuelles, la philosophie de la médecine court quant à elle le risque de perdre le contact avec le vécu, les représentations et les pratiques des acteurs du soin qui sont pourtant au cœur de la transformation des notions et des savoirs liés aux problématiques de santé.
Aujourd’hui que la santé est devenue un des principaux enjeux de nos sociétés comme de notre quotidien, la philosophie ne peut plus se permettre de lui tourner le dos. Les problématiques actuelles de la médicalisation des existences, de l’entrée du big data dans le domaine de la santé, de l’autonomisation des usagers, de l’amélioration technologique du corps humain, ou encore de l’assimilation de la santé et du bien-être nécessitent l’établissement d’une réflexion philosophique qui prenne à bras le corps les questions de santé. Une philosophie de la santé qui soit tant une analyse conceptuelle qu’une réflexion engagée dans la société où elle émerge, et qui trouve dans les approches historiques, épistémologiques, littéraires, logiques, sociologiques ou anthropologiques les moyens d’une véritable réflexion critique sur les enjeux majeurs que représente aujourd’hui, au niveau individuel autant que collectif, la santé. Bref, une philosophie de la santé où la santé assure à la philosophie la matière étrangère nécessaire à son sain fonctionnement et où la philosophie enrichit en retour le domaine de la santé de son regard singulier.
- [1] La santé n’a évidemment pas été totalement absente des corpus philosophiques du XIXe siècle, ainsi qu’en témoigne par exemple la réflexion de Nietzsche sur la grande santé.
- [2] Pour rependre le mot de Canguilhem.
Bibliographie indicative
- Canguilhem, G., 1943, Essai sur quelques problèmes concernant le normal et la pathologique, repris dans Canguilhem, G. 2005, Le normal et le pathologique, Paris, Presses universitaires de France, p. 1-167
- Canguilhem, G., 1988, « La santé : concept vulgaire et question philosophique », Cahiers du séminaire de philosophie n°8 : la santé, Strasbourg, Éditions Centre de documentation en histoire de la philosophie, p. 119-133.
- Gaille, M. (éd.), Philosophie de la médecine I. Frontière, savoir, clinique, Paris, Vrin.
- Giroux, E. et Lemoine, M. (éds), 2012, Philosophie de la médecine II. Santé, maladie et pathologie, Paris, Vrin
- Gadamer, H.-G., 1993, Philosophie de la santé, Paris, Grasset [1998].
- Worms, F. et Lefève, C. (éd.), 2010, La philosophie du soin. Éthique, médecine et société, Paris, Presses universitaires de France.