Pour le scientifique, la maladie se mesure comme étant un écart par rapport à la normale, et donc la thérapeutique consiste à réduire, voire à annuler, cet écart. Pour la personne frappée de maladie, c’est un drame, une remise en question de soi et de sa relation aux autres et au monde. Ce qui se traduit souvent par la naissance d’un autre moi, le moi malade. A l’échelle des populations, les grands épisodes de maladies sont perçus comme des fléaux, des calamités, qui frappe l’humain dans sa chair et dans sa vision du monde. Ainsi, l’Iliade d’Homère décrit la grande peste qui décime l’armée grecque. La maladie tue. La maladie mutile. Parfois, elle est rédemption. Pour Fritz Zorn, dans Mars, elle mutile, elle frappe, irrémédiable et inéluctable, elle est aussi, paradoxalement, libératrice : « Partout où j’ai mal, c’est là où je suis ». Pour Nietzsche, elle sera rédemption, lui qui affirme être devenu philosophe et avoir bâti toute sa pensée sur la « volonté de vivre » ressentie au plus près de la mort.
Elle est donc aussi ce qui sépare le monde en deux, les malades et les autres, celles et ceux qui sont « sains », tout comme on sépare le bien et la mal, le sain et le malsain. Nous aimerions vivre les maladies comme la suite des petits accidents de la vie, jusqu'à l'accident fatal, elles sont pourtant une part irréductible de notre existence, qu’elles contribuent à façonner.
La Maladie est brutale, ou s’installe insidieusement. Elle est souvent créatrice d’un passage. Il y a avant, et il y a après. Parfois, et c’est alors le châtiment ultime, elle est de naissance, il n’y a pas d’avant … ou encore elle est incurable, et il n’y a alors pas d’après. Causée par la main du destin ou d’obscures causes de la mécanique de la vie, par une contamination ou un agent toxique, mais certainement pas la conséquence de ses propres actions. Même si on cherche à la prévenir, la Maladie doit être imprévisible, elle se meut dans un espace non déterministe.
Dans sa comédie grinçante « Knock ou le Triomphe de la médecine », Jules Romains dénonce la manipulation de la médecine, comme de toute idéologie d’ailleurs. Pourtant, il lève le voile sur un phénomène qui est d’une très grande actualité. Pour le Docteur Knock, « Tout homme bien portant est un malade qui s’ignore ». La biologie moléculaire, la génétique, associées au traitement des données massives, notre style de vie, notre comportement, notre environnement, l’écosystème dans lequel nous vivons, ouvrent les portes à une science nommée « Médecine de précision ». La médecine de précision est en devenir, elle touche de nombreux domaines. Son objectif principal est de pouvoir offrir une vision unique, personnalisée, des facteurs de risques, le cas échéant des thérapeutiques, à chaque individu. La médecine de précision, c’est elle qui va analyser le comportement de la tumeur d’un patient, déchiffrer les chromosomes des cellules malades, et proposer un traitement unique, et d’une efficacité incomparable. La médecine personnalisée, c’est elle aussi qui va analyser la manière qu’une personne a de réagir à un traitement anticoagulant en analysant ses caractéristiques génétiques, et proposer le dosage le plus juste, évitant ainsi des sur ou sous dosages parfois fatals. La médecine de précision, c’est elle aussi qui va séquencer les chromosomes d’une personne afin d’identifier les facteurs de risque de certaines maladies, comme par exemple gène BRCA1, situé sur le bras long (q) du chromosome 17, et dont certaines variations conduisent à un risque accru de cancer du sein. La présence d’une de ces variations entrainera la très médiatisée décision d’Angelina Jolie de subir une mastectomie double préventive en 2013.
Cette science de l’analyse des gènes et de leurs variations, est encore balbutiante. Pourtant, elle découvre une nouvelle réalité, un réel changement de paradigme. Nous sommes toutes et tous des « malades en devenir », « des malades qui nous ignorons ». Oh bien entendu, nous savons bien que la maladie nous touchera tous « sans doute » un jour. Désormais, ce sera une certitude, on saura quelle maladie… pour certaines, on saura quand…, pour d’autres, on devra prendre des mesures préventives bien à l’avance, certaines mutilantes. Demain, un test génétique pratiqué à la naissance nous fera peut-être adopter un traitement, ou un régime, ou une vie à la campagne… pour prévenir, peut-être, une maladie d’Alzheimer qui surviendra, peut-être, 70 ans plus tard. Que deviendrait alors le principe de solidarité des assurances maladie, lorsqu’il sera possible de dessiner la carte des possibles dès la naissance ?
Nous entrons lentement dans l’ère ou la distinction entre malade et sain va s’estomper, une ère dans laquelle la maladie va s’affirmer de plus en plus comme un phénomène déterministe, et que les connaissances de plus en plus puissantes de la science et les moyens informatiques vont rendre déterminables.
Cette situation est désormais une réalité et elle soulève de nombreuses questions, à l‘échelle de l’individu, de la société et de son fonctionnement.
Comment allons-nous réagir, supporter, recevoir une liste de milliers de probabilités de maladies, avec leurs potentiels facteurs préventifs ou aggravants ? Comment allons-nous être en mesure de gérer la majorité de ces maladies pour lesquelles il n’existe aucun traitement curable, à peine quelques solutions permettant de repousser l’échéance, ou d’amoindrir les symptômes ? Ce vieux fantasme de l’humanité de connaître son futur ne va-il-pas devenir son pire cauchemar ?