La souffrance est abordée comme une négation suscitée par la vie. Elle est expérience du non-être et de négation[1]. On pourrait voir dans cette définition la marque d’une lecture qui aborde la souffrance par le biais d’une catégorie logique, refusant de trop s’embourber dans les méandres du réel. Pourtant Ricœur fait le pari d’une philosophie « émouvante », d’une philosophie qui se confronte aux affects, qui se donne pour objet ce qui engage le sujet, qui l’émeut, le met en mouvement, que ce mouvement soit joyeusement consenti ou vécu comme une contrainte pénible. Cette négation qui décrit la souffrance est une négation ressentie, profondément éprouvée, une négation qui s’incarne :
« La souffrance est le non-être senti avant que d’être pensé ; j’y suis livré, délaissé, et d’autant plus perfidement nié que la souffrance est une des formes les plus vives de la conscience de soi (…) ; en souffrant, la conscience se sépare, se concentre et se connaît niée. »[2]
Ce n’est donc pas une négation logique, c’est une négation existentielle. Dans cette première définition, Ricœur pose déjà les bases de son analyse sur la souffrance, insistant sur le paradoxe d’une expérience intensifiée par l’épreuve d’une disparition, d’une diminution, d’un abandon : la souffrance est la conscience vive d’une disparition du lien (la conscience se sépare), expérience d’un encerclement, d’une intensification douloureuse. Elle est l’épreuve de la dé-considération et de l’isolement. La souffrance n’est jamais pure sensation physique, elle réquisitionne la conscience tout entière :
« La souffrance se concentre à partir du volume blessé dans la pointe aiguë de la conscience douloureuse »[3].
Elle est en cela expérience de dépossession, d’involontaire violemment subi, expérience de notre « extension » comme source de trahison. Plus généralement, cette analyse de la souffrance s’inscrit dans une réflexion sur l’involontaire, structure sous-jacente de notre existence qui nous soutient silencieusement. Au sein de cette réflexion sur l’articulation entre une nécessité discrète et souvent irréfléchie et notre puissance de détermination volontaire, la souffrance apparaît comme l’une des expériences qui interrogent ce rapport souvent impensé à une organisation vitale.
Pourtant ce n’est pas une expérience de l’involontaire parmi d’autres. Si elle est étudiée comme un affect accidentel révélateur de cette structure sous-jacente de notre personnalité, de la même manière que sont étudiés d’autres involontaires structurels (ma naissance, mon caractère), la souffrance met spécifiquement en évidence une orientation latente de l’existence, un certain sens de la vie qui nous conduit à son rythme (vers la croissance ou vers la déchéance), qui impose un certain tempo. La souffrance, en tant qu’elle modifie ce rythme intime, le rend sensible. Elle n’est pas seulement révélatrice de l’involontaire, elle en souligne la variation des sens.
Dans Soi-même comme un autre, Ricœur inscrit toujours l’analyse de la souffrance dans une phénoménologie de la passivité, mais il souligne que la souffrance y tient une place à part jusqu’alors sous-estimée. Dans le texte intitulé « Vers quelle ontologie ? », Ricœur insiste sur la place centrale de la souffrance au sein d’une « phénoménologie de la passivité », réfléchissant sur « l’ancrage » du soi « dans le corps propre »[4]. Ce travail prépare la puissance synthétique d’un texte à venir, La souffrance n’est pas la douleur[5]. Faisant le bilan de ses différentes analyses, Ricœur en résume les acquis concernant l’étude de la souffrance : son inscription dans une phénoménologie de la passivité, sa place dans la définition de l’être humain, homme « agissant et souffrant » :
« on n’a jamais cessé, tout au long de ces études, de parler de l’homme agissant et souffrant. On a même mis plusieurs fois sur la voie de cette corrélation originaire entre agir et souffrir »,
Notamment, comme le précise Ricœur, en réfléchissant sur l’identité narrative et sur « la vertu du récit de conjoindre agents et patients dans l’enchevêtrement de multiples histoires de vie. »[6] Pourtant, comme le dit Ricœur
« il faudrait aller plus loin et prendre en compte les formes plus dissimulées du souffrir : l’incapacité de raconter, le refus de raconter, l’insistance de l’inénarrable ».
Cela même ne suffit pas. La souffrance atteint au plus profond du sentiment de soi :
[…] « Mais, il faudrait, ici encore, aller plus loin jusqu’aux formes de mésestime de soi et de détestation d’autrui, où la souffrance excède la douleur physique. »
La souffrance est au-delà de la douleur, en intensité et en étendue : elle déborde sur différents domaines, sur l’image de soi, sur la relation à autrui, elle contamine le réel tout entier. Elle devient une coloration de l’existence. Mais jusqu’où absorbe-t-elle la subjectivité ? Fondamentalement, c’est bien la question d’une pure passivité dans la souffrance qui se pose à l’horizon de cette analyse. La souffrance signifie-t-elle la radicale destitution du sujet ? Ricœur ne nie pas que cette possibilité existe : le malade enferré dans une souffrance extrême, incapable de « souffrir sa souffrance » est comme intouchable. Il ne peut accueillir le geste soignant. Mais cette possibilité radicale qui signifie l’échec du soin ne doit pas décourager l’effort du soignant pour aller chercher la résistance du sujet au sein même de la souffrance, l’élément même minimal d’activité et de volonté sur lequel le travail et la relation de soin pourront venir se greffer.
Dans Soi-même comme un autre, Ricœur emprunte à Maine de Biran une typologie de la passivité dont on pressent bien l’importance pour une réflexion sur la souffrance et le soin. Revenant sur les différents degrés de passivité dans l’œuvre de Biran, Ricœur offre déjà des pistes d’interprétation qui prendront toute leur force dans La souffrance n’est pas la douleur. Présentant rapidement ces différents degrés, il distingue d’abord « l’expérience princeps, celle du « corps actif » qu’illustrent le bonheur et la grâce du corps dansant, docile à la seule musique »[7]: passivité légère et heureuse où le corps se laisse porter par un autre rythme que son rythme intime. Lui succède une seconde forme de passivité plus douloureuse :
« Un second degré de passivité est représenté par les allées et venues des humeurs capricieuses – impressions de bien-être ou de mal-être, dont Maine de Biran guette avec anxiété les mouvements dans son Journal : la passivité ici se fait étrangère et adverse. »
Cette altérité, cette dissociation intime du sujet emporté malgré lui dans un aléatoire qui le contraint et l’oblige, dans un rythme extérieur qui le surprend, le dépossède et le destitue est la passivité de la souffrance. Cette instabilité du sujet soumis aux aléas des poussées de douleur ou de tristesse, à l’incertitude des jours à venir, incapable à proprement parler de « compter sur soi », recoupe bien des éléments caractéristiques de la souffrance. Mais dans un dernier temps, Ricœur évoque une dernière dimension de la passivité, faisant référence à l’idée la plus originale et la plus forte de Maine de Biran, celle de la passivité marquée par la résistance :
« un troisième degré de passivité est marqué par la résistance des choses extérieures ; c’est par le tact actif, dans lequel se prolonge notre effort, que les choses attestent leur existence aussi indubitable que la nôtre ; ici, exister, c’est résister. »[8]
Ces différents degrés de passivité signalent déjà la reformulation à venir de la question de la souffrance. Tout l’enjeu sera de montrer que la souffrance malgré les apparences et contrairement à ce qui pouvait s’esquisser dans les analyses précédentes, n’est pas un pur subir, n’est pas une passivité absolue. Sinon, elle ne pourrait pas être soignée. Il y a dans la souffrance un peu de cette résistance active, il y a cette forme particulière de passivité qui est traversée par l’effort. Or cette résistance même minime est le point d’accroche du soin.
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Article paru à partir de la conférence prononcé lors du colloque international de philosophie, le 13 février 2013
- [1] Ibid., p. 423 : « la souffrance se donne d’elle-même comme négative ».
- [2] Ibid., p. 423.
- [3] Ibid., p. 424.
- [4] Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, Points Essais, 1990, p. 370.
- [5] « La souffrance n’est pas la douleur » in Souffrance et douleur, autour de Paul Ricœur, Paris, PUF, coll. Questions de soin, 2013.
- [6] Soi-même comme un autre, op. cit., p. 370. Les citations qui suivent sont extraites de la même page.
- [7] Ibid., p. 372.
- [8] Id.