par Laetitia Ramelet

L'hypocrisie sous son vrai jour

L'hypocrisie dérange. A première vue, elle évoque mensonge et tromperie, d'où sa désignation de vice. Ceci dit, le terme est utilisé dans des sens très variés.

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    En effet, l'hypocrisie peut prendre de nombreuses formes. Cet article vous propose d'identifier en quoi elle consiste, et ce qui la rend immorale.
     
    En grec ancien, le terme hypokrinestai signifiait “répondre”, puis “jouer un rôle sur scène”.1 Avec le temps, le terme a pris le sens d'une différence entre les convictions religieuses qu'une personne professe en public et celles qui l’animent intérieurement.2 Le sens du terme s'est élargi jusqu'à désigner un "écart" entre nos pensées et notre comportement extérieur (Szabados / Soifer).3 Cet écart se crée en dissociant notre apparence de notre personnalité. La dimension théâtrale de “jouer un rôle” a acquis une connotation négative, car le jeu consiste à embellir son image dans le seul but de plaire aux autres.
     
    Comment fonctionne l'hypocrisie ? La terminologie des philosophes Crisp et Cowton offre plusieurs pistes. L'hypocrisie de "faux-semblants" consiste à créer une apparence trompeusement avantageuse pour profiter des bienfaits d'une bonne image.4 Cela passe parfois par une hypocrisie de "blâme", lorsque l'on reproche aux autres une erreur que l'on commet soi-même. 5 Par exemple, condamner l'évasion fiscale en public et cacher des revenus en secret. Ceci peut donner l’impression qu’on ne commet pas l’erreur que l’on critique, ce qui renvoie une image trop flatteuse. Lorsqu'elle est inconsciente, l'hypocrisie de blâme révèle une "inconsistance". 6 Elle indique que l'on applique un jugement plus clément à soi-même qu'aux autres, typiquement par orgueil. Ainsi, Crisp et Cowton considèrent l’hypocrisie comme un écart entre ce que l’on pense et ce que l’on montre, qu'elle soit volontaire ou non. Seul compterait le résultat : une image illusoire.
     
    Cette large conception de l'hypocrisie correspond bien aux différents usages du terme que nous rencontrons au quotidien. Par contre, elle n'indique pas suffisamment ce qui différencie l'hypocrisie d'autres vices.
     
    En effet, une incohérence involontaire peut être le signe d'un autre défaut, comme un excès de fierté ou l'incapacité de porter un regard critique sur soi-même. Du reste, une inconsistance peut révéler une erreur de jugement. Imaginons un ministre qui accepte d'importants pots-de- vin en ayant la conviction de faire quelque chose de bien pour ses enfants en leur mettant de l'argent de côté. Lorsqu'il réprimande sa fille pour avoir volé un bonbon, il ne sera pas hypocrite, car il aura dans les deux cas l'impression d'accomplir son devoir paternel. Sa ligne morale à lui est cohérente parce qu'il commet une erreur de jugement: en réalité, vouloir être un bon père ne justifie pas ses pratiques corrompues.
     
    Quelle est alors la sorte de contradiction qui caractérise l'hypocrisie ?
    Premièrement, comme nous l'avons vu, l'hypocrisie naît d'une dissociation entre les pensées et les paroles de celui qui agit hypocritement. Cet écart doit être intentionnel, et plus précisément provenir d'une mauvaise intention: tromper les autres dans le but de profiter de leur estime. Plus l'écart est grand, plus l'action est hypocrite. Lorsque je fais semblant en société d'être très préoccupée par le changement climatique, je suis plus hypocrite dans le cas où cela ne m'intéresse pas le moins du monde que dans le cas où j'y pense quand même de temps en temps. Deuxièmement, les bienfaits que l'on cherche à obtenir avec une attitude hypocrite déterminent également le degré d'hypocrisie du comportement en question. Prendre la parole dans les médias pour critiquer un manque d'engagement public pour la protection de l'environnement dans le seul but de se donner un air vertueux s'avère particulièrement hypocrite. Cela témoigne d'une stratégie très organisée. Par contre, prétendre partager le souci d'un petit nombre de personnes s'indignant du problème relève d'une hypocrisie plus passive, spontanée, et d'une moindre portée. Troisièmement, nos jugements prennent aussi en compte l'importance de l’objet d'une attitude hypocrite. Mentir sur sa marque de chaussures préférées ne conduit pas à l'hypocrisie. Elle porte sur des valeurs morales, ou des jugements esthétiques, politiques ou spirituels. Ces jugements nous renseignent sur notre interlocuteur (Szabados).7 En les déguisant, l'hypocrite ment sur sa personnalité. Cela va à l'encontre d'idéaux précieux, comme l'intégrité et la sincérité (Shklar).8 L'hypocrite, lui, s'en fiche et se sert de la morale d’une communauté à des fins égoïstes (McKinnon). 9
     
    Enfin, lorsqu'une personne se comporte régulièrement de manière hypocrite, l'hypocrisie fait partie de son caractère. En revanche, quelqu'un de généralement intègre ne devient pas hypocrite à cause d'une action hypocrite isolée. Pour conclure, il nous reste à expliquer pourquoi l'hypocrisie déplaît. D'une part, ses conséquences sont problématiques. S'attirer les faveurs des autres en leur présentant une image faussée revient à obtenir d'eux quelque chose qu'ils ne voudraient pas nous offrir s'ils connaissaient la réalité. De plus, l'hypocrisie génère des avantages non mérités. Il en résulte une distribution injuste de biens sociaux. D'autre part, l'hypocrite tire avantage de valeurs communes sans donner du sien pour leur maintien: l'incarnation même du parasitisme.  
    1 Crisp/Cowton 1994:343. 2 Runciman 2008:8. 3 Szabados / Soifer 1999:60. 4 Crisp / Cowton 1994:343. 5 id. 6 Crisp/Cowton 1994:345. 7 Szabados 1979:205.
    8 Shklar 1984:74-75. 9 McKinnon 1991:323.
     
    Références
    • 1 Crisp, Roger / Cowton, Christopher 1994 : Hypocrisy and Moral Seriousness. In : American Philosophical Quarterly, 31/4, pp. 343-349.
    • 2 McKinnon, Christine 1991 : Hypocrisy, with a Note on Integrity. In : American Philosophical Quarterly, 28/4, pp. 321-330.
    • 3 Runciman, David 2008 : Political Hypocrisy. The Mask of Power, from Hobbes toOrwell and Beyond. Princeton : Princeton University Press.
    • 4 Shklar, Judith N. 1984 : Ordinary Vices. USA : Harvard University Press.
    • 5 Szabados, Béla / Soifer, Eldon 1999 : Hypocrisy, Change of Mind, and Weakness ofWill: How to Do Moral Philosophy with Examples. In : Metaphilosophy, 30/1, pp. 60- 78.
    • 6 Szabados, Béla 1979 : Hypocrisy. In : Canadian Journal of Philosophy, 9/2, pp. 195- 210.