L’amour et la justice

Les relations d’amour, les relations intimes, entretiennent un rapport conflictuel avec les enjeux de la justice distributive et restitutive. Ce rapport conflictuel est, du moins, double.

    La justice distributive et restitutive demande - selon le cas et les circonstances - que chacun, chacune reçoive de manière équitable; qu’il y ait une compensation pour les torts subis par chacun, chacune; qu’il y ait un châtiment pour ceux, celles qui ont perpétré des torts. Distribuer de manière équitable peut impliquer un critère universaliste selon lequel toute personne a le droit au même, ou un critère de justice sociale, qui prévoit une plus grande générosité envers ceux, celles qui ont moins. La punition des torts peut se réaliser sous la forme d’une compensation obligatoire de la partie lésée ou de la réhabilitation forcée de celui, celle qui a perpétré le tort - d’où la distinction entre la justice civile et la justice pénale dans les systèmes de droit.

     

    Les relations d’amour, les relations intimes, entretiennent un rapport conflictuel avec les enjeux de la justice distributive et restitutive. Ce rapport conflictuel est, du moins, double.

     

    D’une part, l’amour peut occulter et/ou compenser des injustices objectives ainsi que des enjeux de pouvoir au sein d’une relation intime. Ces injustices peuvent même ne pas apparaître comme telles aux membres de la relation, qui perçoivent leurs interactions et leur rapport mutuel sous l’angle du désintéressement, du dévouement, du don du soi, plutôt que sous celui du calcul des droits et des responsabilités. Un excellent exemple de cette invisibilité nous provient des questions d’argent, de travail, ou qui concernent tout autre investissement non équilibré (injuste) dans la relation intime: la règle du désintéressement et du don inconditionnel, qui fait partie de notre conception de l’amour, peut prévaloir et empêcher - ou rendre illégitime - le compte des ressources investies (je renvoie aux travaux de Caroline Henchoz et Hélène Belleau). Ceci fait en sorte, par exemple, que les revendications ou les récriminations puissent ne surgir que de manière exceptionnelle, quand un certain seuil de tolérance est dépassé au sein de la relation. Ce type de compensation peut avoir un effet d’équilibre sur la relation intime, mais il peut également engendrer des insatisfactions de longue durée, du ressentiment, un sentiment de déchirement chez le partenaire qui s’investit davantage dans un régime de non-réciprocité motivée par le sacrifice amoureux. Surtout dans une culture de promotion de l’individu, de la valorisation des ressources personnelles, de la réalisation de soi, ce déchirement peut dériver de la tension entre l’impératif du désintéressement amoureux et l’injonction à la donner la priorité à soi-même (rappelez-vous le slogan “Parce que je le vaux bien” de la boîte cosmétique L’Oréal depuis les années 1970).

     

    D’autre part, cette compensation peut avoir aussi un effet “reconstituant” de la relation intime dans le cas de conflits, lorsque les interactions ordinaires sont interrompues et le “pacte” de soutien mutuel entre les partenaires est temporairement suspendu. L’appel à l’amour et à l’histoire commune, l’appel aux sentiments mutuels, les souvenirs d’amour peuvent alors générer l’état que Luc Boltanski a défini de agapè - une condition dans laquelle les torts sont oubliés, les récriminations abandonnées (ou mises sur la glace), et les critères de juste rétribution écartés au profit d’une reconstitution de la surabondance du don amoureux. Il s’agit d’une compensation dont la plupart des membres des relations intimes font l’expérience, et qui documente la pluralité des logiques qui interviennent dans ces relations.

     

    Ces considérations sont particulièrement pertinentes lorsqu’on les applique aux relations amoureuses hétérosexuelles, au sein desquelles la différence de genre est potentiellement à la source d’un nombre d’inégalités et d’injustices objectives. Françoise Héritier, dont la disparition récente nous attriste, considérait la différence entre masculin et féminin comme une différence socio-symbolique universelle dans les sociétés humaines historiques connues: la différence biologique entre masculin et féminin est à l’origine d’une différenciation sociale entre les hommes et les femmes, qui donne lieu à une attribution non-égalitaire de rôles, ressources, sphères d’influence et d’action, opportunités - en plus d’une attribution naturalisée d’aptitudes et dispositions, traits psychologiques, inclinations. Dans la grande majorité des sociétés occidentales contemporaines, la différence de genre se traduit en une série d’injustices socio-économiques, telles l’écart salarial entre hommes et femmes (ou “gender wage gap”); l’accès inégal aux opportunités de carrières (ce qu’on définit “plafond en verre”, ou “glass ceiling”); l’accès inégal aux opportunités d’éducation; la plus grande vulnérabilité des femmes par rapport aux violences ou agressions à caractère sexuel. À l’intérieur du foyer et de la famille, les femmes portent statistiquement un plus lourd fardeau dans la division du travail domestique, du travail de soin (enfants, ainés), du travail relationnel - soit le travail visant au maintien des relations intimes à travers la communication, la validation emphatique, etc.

     

    Un pareil contexte d’inégalité systémique invite à redoubler l’attention - et l’effort - par rapport aux enjeux de justice dans les relations intimes, ainsi qu’aux injonctions qui pourraient avoir l’effet de les rendre moins visibles. Face à l’impératif du désintéressement amoureux, certaines demandes de reconnaissance et de justice pourraient être perçues a priori comme illégitimes par les personnes qui souhaiteraient les mener. La cécité de l’amour a ses avantages sociaux, mais elle peut entraver le développement personnel des partenaires dans des relations intimes - surtout quand ces partenaires sont des femmes.