Moi d'abord!

L'égoïsme absolu selon Max Stirner

     

    "Un égoïste, c’est quelqu’un qui ne pense pas à moi."
    Eugène Labiche

     

                On assiste de nos jours au grand retour de la morale publique, avec son cortège d’enfants de chœur indignés et de prédicateurs hypocrites.[1] Chacun s’offusque des « incivilités » dans le métro (sans forcément être lui-même irréprochable), tous déplorent avec force soupirs le triomphe de l’individualisme, la dissolution du lien social, l’indifférence généralisée. Autrefois réservée aux enfants gâtés, l’injonction de ne pas être égoïste, mais de partager est désormais au centre de l’éthique contemporaine. Théorie politico-sociale très en vogue, le care impose en effet de renoncer à la justice parfois discriminante et de venir en aide aux plus vulnérables. Il s’agit tout bonnement de « penser un peu aux autres », de donner de son temps, de sa personne aussi[2] pour remédier aux méfaits de l’autonomie sauvage, du chacun pour soi.

                Mais est-il si certain que les Narcisses de notre temps soient rétifs au partage ? On a beau s’autoriser enfin à « penser à soi » et se consacrer corps sans âme à son développement personnel, on s’empresse pourtant de partager ses photos, vidéos, impressions sur son blog ou sur quelque réseau dit social. L’égoïsme honni par les moralistes de tout poil est en réalité inconséquent puisque, loin de se suffire à soi-même, on a constamment besoin d’être vu, approuvé ou même moqué, c’est-à-dire reconnu d’une manière ou d’une autre.

    Personne ne semble en tout cas s’accommoder d’une parfaite indifférence à l’Autre. Tout le monde sacrifie volontiers à l’idéologie dominante du partage, dont relèvent pêle-mêle le covoiturage, le commerce équitable, le coming out, l’échangisme aussi bien sûr, sans oublier la récente mode urbaine d’aller faire sa lessive chez le voisin contre une somme modique.

    Malgré les cris d’orfraie des innombrables Cassandres de la post-modernité, le triomphe de l’égoïsme n’est donc pas total. Pour être mieux assumé que par le passé, l’amour de soi est encore loin d’être exclusif. Même si les appels prétendument subversifs à cesser d’être une bonne poire[3] se multiplient, l’opprobre qui pèse depuis toujours sur l’égoïsme oblige à se justifier au moment d’y adhérer. Le moi n’est plus haïssable aujourd’hui, mais on éprouve encore un peu de honte à l’aimer.

     

    Max Stirner s’était justement insurgé contre cette condamnation morale rituelle de l’égoïsme dans L’Unique et sa propriété (1844). On reproche à l’égoïste de ne songer qu’à ses intérêts, de ne pas faire preuve d’esprit de sacrifice, mais pourquoi devrait-il après tout se sacrifier pour les autres ? Doit-il renoncer à son bien-être simplement pour bien se faire voir ? Stirner a beau jeu de montrer que ceux qui appellent solennellement à servir de « nobles » causes se gardent bien en général de donner eux-mêmes l’exemple : Dieu, l’Humanité, l’État sont au fond de grands égoïstes qui exigent de leurs serviteurs qu’ils se vouent entièrement à eux en se sentant en plus honorés d’avoir été choisis, « élus ».

    C’est parce que l’on nous a inculqué dès l’enfance l’obligation de respecter ce qui est « sacré », ce qui nous dépasse que nous renonçons si facilement à ce qui nous est propre. Nous sommes de la sorte « possédés » par des fantômes (des idées fixes, des principes moraux, des idéaux) au lieu d’être « propriétaires » de nous-mêmes. Ces Respektspersonen introjetées pour ainsi dire font office de « Surmoi » freudien, tançant sans cesse le moi, inhibant sa spontanéité créatrice.

    L’éducation morale vise en effet à dépersonnaliser l’individu, à le soumettre très tôt à des autorités symboliques dont il mendiera sa vie durant l’approbation. La grande ruse des moralistes, Kant en tête, fut en ce sens l’invention du désintéressement. Une bonne action faite par intérêt n’a à ses yeux aucune valeur morale, un cœur pur ne se laissant pas polluer par de sordides arrière-pensées. Mais s’intéresserait-on encore à autrui si l’on était parfaitement désintéressé ? Lui viendrait-on en aide si l’on n’en tirait aucune satisfaction personnelle ?

    Pour Stirner, le désintéressement n’est que le travestissement moral de l’égoïsme ; c’est au fond toujours l’accomplissement de soi que l’on recherche, mais indirectement ici, comme perfection idéale. L’esprit de sacrifice n’a en réalité rien de désintéressé : les fanatiques du dévouement sont des « possédés » : « tous leurs actes, tous leurs efforts sont égoïstes, mais d’un égoïsme non épanoui, unilatéral et borné »[4]. Il est vrai que les motivations des hommes de bonne volonté (les partageux, les donateurs, les acteurs de l’humanitaire) sont toujours troubles sinon suspectes. On a toujours quelque intérêt à se montrer désintéressé.

     

    Mais pour s’assumer enfin sans honte, l’égoïsme doit devenir conscient. Il n’est pas immoral, mais tout à fait naturel de penser d’abord à soi. Et on ne peut que donner raison à Stirner lorsqu’on voit un jeune enfant refuser obstinément de partager ses jouets (« c’est à moi ! ») et vivre comme une profonde injustice la contrainte parentale. C’est ainsi que débute l’entreprise systématique de dépossession de soi qui fera, dans le meilleur des cas, de cet « infâme » égoïste un homme poli, attentionné, qui attendra patiemment que les autres se servent avant lui.

    Aux antipodes de Rousseau, qui fait de l’instauration de la propriété privée la cause de tous les maux de la société, l’auteur de L’Unique voit dans l’expropriation sociale de l’individu la raison de la perte de son originalité. C’est que tout partage est partition, séparation de ce qui était uni. Le geste cruel de Salomon est à cet égard plus fidèle à la réalité que la mystique baba cool de la libre circulation des biens. Idéaliser le partage, c’est donc faire du vol de propriété une obligation morale sous prétexte que « la propriété, c’est le vol »[5]. On aurait alors comme Robin des bois le « droit » de voler aux riches pour « rendre » aux pauvres ou celui d’occuper des appartements vides lorsqu’on est sans logement.

    À une époque où la philosophie est plus moralisatrice que jamais[6], la voix discordante de Stirner, qui ne se soucie guère d’autrui, est la bienvenue. Ce penseur tout à fait à part, qui enseigna quelques années dans une institution privée pour jeunes filles (!) à Berlin, serait, gageons-le, insensible aux « grands moments de partage » qui rythment le semblant de vie sociale de l’homme d’aujourd’hui, homo festivus brocardé par Philippe Muray. On le voit mal en effet participer à une « fête des voisins » organisée par des « citoyens responsables » avec la bénédiction de l’État !

    C’est que Stirner n’éprouve aucune sympathie pour le beau rêve socialiste d’une fraternité universelle réalisée à travers la communauté des biens[7]. Il s’agit au fond ici aussi de dépouiller l’individu de sa propriété en lui promettant bonheur et liberté.

    On mesure par là le contresens qu’il y a à ranger Stirner parmi les anarchistes. Dans leur lutte pour l’émancipation de l’individu, ceux-ci restent prisonniers de l’idéal moral et n’aspirent qu’à l’égalité parfaite, la communion dernière, bref l’indifférenciation. « Je n’ai fondé ma cause sur rien », répète « l’Unique » reprenant Goethe ; son absolue singularité lui interdit d’adhérer à un projet collectif, surtout s’il prend des allures messianiques.

    Stirner est certes farouchement opposé à l’État, mais l’idée d’une société sans hiérarchie qui reposerait sur l’entraide naturelle, comme chez Kropotkine, ne le séduit guère. D’où son mépris pour le « socialisme des gueux ». Il serait plutôt partisan d’un retour à l’état de nature décrit par Hobbes, où chacun s’arroge un droit absolu sur toutes choses sans tenir aucun compte des besoins des autres.

    Bien que cette perspective n’ait rien de particulièrement réjouissant[8], elle a l’avantage de démasquer l’altruisme, qui n’est pour Stirner qu’un « égoïsme lucratif »[9]. L’intérêt que nous portons aux autres n’est-il pas en effet toujours un peu suspect, tout comme celui qu’ils nous portent ? Le voleur, le meurtrier, le pédophile sont altruistes à leur manière puisqu’ils s’intéressent de très près à leurs victimes ! Et ils ont au moins l’honnêteté de ne pas prétendre se soucier réellement de leur sort, au contraire de l’agaçant donneur de leçons qu’est le Bon Samaritain, dont la subtile volonté de puissance trouve à s’assouvir dans le fait d’aider son « prochain ».

    Mais même si l’altruisme est devenu une seconde nature à la suite du dressage moral de l’humanité, il n’est en règle générale qu’un simple vernis qui cède facilement. De nombreuses expériences de psychologie sociale montrent ainsi que l’empathie fait long feu dès que l’intérêt personnel entre en jeu. Il suffit par exemple d’être pressé pour ne pas venir en aide à une personne en détresse. Plus généralement, adopter une stratégie altruiste par intérêt bien compris semble déjà une gageure, comme l’établit le fameux dilemme du prisonnier. Chacun des prisonniers est évidemment tenté de jouer sa propre carte, donc de trahir l’autre (en espérant que celui-ci ne le trahira pas aussi !) alors que la meilleure chose à faire serait de se taire en comptant sur le silence de l’autre. Il n’est même pas question de confiance ici, mais d’intérêt commun. Et pourtant…

    Passons sur l’immoralité du procureur, prêt à tout pour obtenir des aveux, divisant pour régner. Mais s’il fait le pari du choix égoïste, c’est parce qu’il est comme Stirner sans illusion sur la nature humaine. On objectera qu’il s’agit dans ce cas de criminels endurcis, dénués de scrupules moraux, mais l’auteur de L’Unique aurait beau jeu de rétorquer que tout individu en situation difficile privilégiera spontanément son propre intérêt. C’est bien pour cela d’ailleurs que les moralistes s’acharnent depuis toujours à prêcher le désintéressement ; mais ils n’ont en réalité réussi qu’à spiritualiser l’égoïsme, à l’obliger à avancer masqué.

     

    Or, c’est la présence en nous de prétendus instincts altruistes qui fonde le devoir moral de partager. À travers la Cène primordiale, la religion chrétienne a fait du partage le symbole du glorieux sacrifice de soi. Le partage instaure paradoxalement un lien[10], une obligation de rendre ce que l’on nous a donné. Le triomphe sur l’égoïsme a ainsi pour rançon la division de l’individu, désormais attaché à son bienfaiteur comme le chien à sa laisse.

    Pour éviter de perdre ce que nous avons en propre, nous devons selon Stirner couper tous les liens qui nous aliènent. Cela ne veut pas dire pour autant que nous devons fuir la société ou vivre en autarcie. « L’Unique » n’exclut pas de s’associer à l’occasion aux autres tout en gardant ses distances et en se réservant le droit de se retirer à tout moment. Une association libre en somme où l’on ne partage pas réellement, mais où l’on se contente d’échanger entre sujets irréductibles. Stirner s’est montré en cela visionnaire puisque cette sociabilité minimale et à la carte est celle qui domine actuellement : rencontres furtives, amitiés virtuelles, mariages temporaires, etc. On peut d’autant plus facilement rompre à l’amiable (il suffit d’envoyer un texto !) que les liens étaient d’emblée ténus.

    L’Unique et sa propriété est à ce propos dédié à la deuxième femme de Stirner, Marie Dähnhardt. Il s’appropria (en tout bien tout honneur !) son héritage, qu’il dilapida, et elle le quitta après moins de quatre années de vie commune. Bien plus tard, elle dira au biographe de Stirner, John Henry Mackay, qu’elle ne l’avait « ni aimé ni estimé » et qu’il avait été trop égoïste pour avoir jamais eu un ami… Pour une fois qu’un philosophe vit selon ses principes, on ne devrait pas lui en tenir rigueur !

    La publication de L’Unique avait beaucoup surpris tous ceux qui connaissaient cet homme discret, détaché de tout, qui assistait sans y participer aux vives discussions des Freien[11] dans une brasserie de Berlin. Ils se demandaient déjà quelle mouche l’avait piqué. En 1856, à l’âge de 50 ans, le « Propriétaire » ruiné serait justement mort des suites d’une infection causée par la piqûre d’une mouche charbonneuse. Inutile de préciser que ses funérailles se déroulèrent dans la plus stricte intimité, selon l’euphémisme consacré.

    La misère puis l’oubli : voilà peut-être le prix à payer lorsqu’on rejette la règle sociale du partage et que l’on ne vit que pour soi. De même que l’enfant qui ne veut pas renvoyer la balle est exclu du jeu, l’égoïste est impitoyablement mis au ban, condamné au « vagabondage »[12] par la société, qui fait par là la preuve de son propre égoïsme !

     

    Bouddha disait que « le bonheur est né de l’altruisme et le malheur de l’égoïsme. » Stirner est une sorte de boddhisattva à rebours, venu ouvrir les yeux des autres sur la réalité de la compassion et de l’empathie, moins nobles qu’il n’y paraît. « Pour moi, il n’y a rien au-dessus de moi »[13] : ce cri de guerre quelque peu puéril résonne encore aujourd’hui comme une mise en garde contre toute tentative d’aliéner l’individu, de le soumettre à quelque chose de « supérieur » à lui.

     

    • [1] Cet article est d’abord paru, sous une forme plus longue, dans un numéro de La Sœur de l’ange (n° 12, Automne 2012, pp. 32-38) intitulé « À quoi bon partager ? ».
    • [2] Parfois littéralement ! C’est ainsi par exemple que l’État, peu enclin pourtant à la compassion, encourage le « don de vie » qu’est le don d’organes, sans que le consentement du « donneur » décédé soit réellement requis. On n’a donc pas d’autre choix que d’être solidaire !
    • [3] Robert Glover s’est ainsi rendu célèbre avec son ouvrage No More Mr. Nice Guy (traduit en français sous le titre Trop gentil pour être heureux !), qui propose d’aider à guérir du « syndrome du chic type » !
    • [4] L’Unique et sa propriété, I, II, 2, § 3 (« La hiérarchie »), trad. Reclaire.
    • [5] Proudhon est souvent cité et critiqué par Stirner dans L’Unique et sa propriété.
    • [6] On pense par exemple à Emmanuel Levinas et René Girard, obnubilés par le visage de l’Autre et sa présence, ainsi qu’à Jacques Derrida, qui réhabilite peu avant sa mort le pur don, sans contrepartie (la pars construens de son œuvre de déconstruction ?). Ce pénible catéchisme de la solidarité humaine a été récemment traduit dans le langage du développement personnel par le philosophe allemand à la mode, Richard David Precht, dans L’Art de ne pas être égoïste (Belfond, 2012).
    • [7] Marx ne lui pardonnera pas cette lucidité sur les lendemains qui déchantent après l’abolition de la propriété privée puisqu’il consacre une grande partie de cette somme indigeste qu’est L’Idéologie allemande à la réfutation de « Saint Max ».
    • [8] Il faut aussi faire ici la part de la provocation, comme dans l’éloge du crime, de l’usurpation, etc. Pour réhabiliter l’égoïsme, l’Unique ne s’interdit par principe aucune transgression.
    • [9] Cf. L’Unique, Prologue (« Je n’ai fondé ma cause sur rien »).
    • [10] Stirner rappelle dans son ouvrage l’étymologie (supposée) de « religion », qui renvoie à l’acte de relier (religare). Cf. L’Unique, I, II, « La fêlure » : « Lien ou religio, voilà ce qu’est la religion par rapport à moi : je suis lié. » (trad. Lasvignes)
    • [11] Die Freien, « les hommes libres ». C’est ainsi que s’étaient baptisés les Jeunes Hégéliens rassemblés autour de Bruno Bauer à cette époque d’extrême effervescence intellectuelle que furent les années 1840 en Allemagne.
    • [12] Cf. L’Unique, I, II, 3, § 2 (« Le libéralisme social ») : « On pourrait réunir sous le nom de “vagabonds” tous ceux que le bourgeois tient pour suspects, hostiles et dangereux. » (trad. Reclaire)
    • [13] Déclaration par laquelle se termine le prologue de L’Unique et sa propriété.