Les certitudes d'Hercule Poirot

par un amateur de philosophie analytique

    Comment ne pas être stupéfait lorsqu’on termine le Meurtre de Roger Ackroyd, un des premiers romans, peut-être le plus fascinant, d’Agatha Christie? Ce meurtre et son élucidation par le petit détective belge, Hercule Poirot, nous sont racontés par le médecin du village, le Docteur Sheppard qui y vit avec sa sœur Géraldine, à côté du cottage où Poirot s’est récemment installé pour cultiver des citrouilles. Roger Ackroyd est assassiné. Poirot va mener l’enquête, prenant pour confident le Docteur Sheppard, et c’est le journal que celui-ci tient au fil de l’enquête que l’on est en train de lire. Plusieurs pistes sont envisagées jusqu’à la classique réunion finale au cours de laquelle Hercule Poirot donne la solution de l’énigme. On arrive aux deux derniers chapitres, dont la virtuosité coupe le souffle, intitulés: «la vérité», et «...et toute la vérité». L’assassin n’est autre que le narrateur du roman, «le bon Docteur Sheppard»: qui l’aurait deviné? Dans une courte conclusion, le Docteur Sheppard complète son récit et annonce qu’il va se suicider pour ménager la fierté de sa sœur. Tout est clair: il n’emportera aucun secret dans sa tombe, et la dépouille qu’on enterrera demain sera, en tous cas pour Hercule Poirot et le chef de la police auquel Sheppard a écrit, mais aussi pour tous les lecteurs du roman, celle du meurtrier de Roger Ackroyd.

    Hercule Poirot est un personnage d’une insupportable vanité. Chez lui, point de doutes: il n’a que des certitudes. C’est qu’il se considère comme le meilleur détective du monde, grâce à la puissance de ses petites cellules grises. La vérité qu’il assène à la fin du roman n’est pas sa vérité, c’est la vérité, et toute la vérité.

    Le but de ce texte est de s’interroger sur l’état mental de Poirot au moment où il clôt l’enquête: sait-il que Sheppard est le meurtrier de Roger Ackroyd, ou le croit-il seulement? Je comparerai l’opinion qu’a Poirot de son propre état mental (une très haute opinion !) et celle qu’aurait un observateur extérieur, par exemple un lecteur du roman. J’essaierai de discuter d’une part le fait qu’on puisse s’attribuer à soi-même un savoir et pas seulement une croyance, d’autre part le caractère problématique de l’attribution à autrui d’un savoir, en raison de la nature fluctuante du critère de vérité qui, en principe, définit depuis Platon cet état mental: «une croyance vraie avec une raison».

    L’état mental d’Hercule Poirot

    Si on demandait à Hercule Poirot si ce qu’il dit, au moment où il donne la conclusion de son enquête, il le sait ou il le croit, il ne fait aucun doute qu’il répondrait, en utilisant la troisième personne du singulier, ce qu’il fait lorsqu’il est vexé: Mon ami, Hercule Poirot ne croit pas, Hercule Poirot sait. Dans la suite de ce texte, je symboliserai la proposition sur laquelle porte ce savoir («le Docteur Sheppard a tué Roger Ackroyd») par (S*) et Hercule Poirot par HP. Ainsi, le fait qu’Hercule Poirot fasse cette réponse peut être décrit par

    HP dit: HP sait que (S*)

    Evidemment, cette certitude peut n’être qu’une illusion de Poirot, simple conséquence de sa vanité. Mais posons maintenant la question à un lecteur L du roman: à votre avis, au moment où il annonce la solution, Hercule Poirot sait-il que le Docteur Sheppard est l’assassin, ou le croit-il seulement? Je pense qu’on obtiendra

    L dit: HP sait que (S*)

    On peut répondre à ceux qui ne seraient pas convaincus par le bien-fondé de cette réponse par l’argument suivant: supposez que le lecteur du roman trouve le bon Docteur Sheppard sympathique, qu’il ait envie de le prévenir pour qu’il puisse s’enfuir et qu’il ait la possibilité d’entrer dans le roman comme dans certains films où l’on voit un spectateur rentrer dans l’écran du cinéma. Il dirait à Sheppard: Filez! le petit détective sait qui est l’assassin, et pense que c’est vous. Il ne dirait pas : Poirot croit que c’est vous. Et si Sheppard lui demandait: vous en êtes sûr? vous le savez? Le lecteur répondrait par l’affirmative. En effet, le titre du chapitre qu’a lu le lecteur est «la vérité». La croyance de Poirot, étant une croyance vraie, est une connaissance.

    Supposons d’ailleurs que l’on demande à ce lecteur du roman qui, selon lui, a tué Roger Acroyd. Je pense qu’il répondrait également sans hésiter que c’est Sheppard, non pas parce qu’il a été convaincu par les explications de Poirot données dans les deux derniers chapitres du roman (Poirot pourrait en effet se tromper), mais parce qu’il l’a lu dans le livre d’Agatha Christie et qu’il faut bien qu’il fasse confiance à l’auteur du roman, qui sait, après tout, ce qu’il en est puisque c’est elle qui a tout imaginé. Ceci peut s’écrire:

    L dit: (S*) est vrai

    Si on posait la question à Hercule Poirot, il répondrait, agacé: mais n’avez-vous donc pas compris que ma solution de l’énigme est la vérité ?

    HP dit: (S*) est vrai

    Enfin, si nous demandions au lecteur s’il sait ou s’il croit que Sheppard est le meurtrier de Roger Ackroydt, il répondrait qu’il le sait, et nous avons vu que c’est la réponse que Hercule Poirot donne à cette question:

    L dit: je sais que (S*).

    En résumé :

    L , HP disent: (S*) est vrai
    L dit: HP sait que (S*)
    L , HP disent: nous savons que (S*).

    Il semble ainsi que le lecteur et Hercule Poirot sont capables de différencier deux états mentaux distincts, savoir, ou simplement croire, que le Docteur Sheppard est le meurtrier de Roger Ackroyd. Tous disent qu’ils savent que Sheppard est l’assassin. Si on leur demande s’ils pensent qu’il est vrai que Sheppard est l’assassin, ils répondraient: évidemment, oui, sinon nous n’aurions pas l’impression de savoir qu’il l’est. Ce qu’ils pensent être la vérité apparaît donc être une condition du fait qu’ils savent que Sheppard est l’assassin de Roger Ackroyd. Enfin, les lecteurs du roman attribuent à Poirot le savoir, et non la croyance, que Sheppard est l’assassin.

    On notera cependant que ce que tous disent est indépendant de la réponse à la question: qui a vraiment tué Roger Ackroyd?

    Deux interprétations du savoir que et du croire que

    Un savoir (knowledge) est plus qu’une croyance. En effet, une première interprétation de l’état mental qui consiste à savoir que, est la suivante[1]:

    X sait que (p),

    où «sait» est l’attitude, et (p) le contenu intentionnel de cette attitude,

    est vrai si et seulement si (ce qui signifie que les quatre conditions doivent être satisfaites)

    (1) X croit que (p)
    (2) (p) est vrai
    (3) X est autorisé à croire que (p)
    (4) Les raisons que X donne de croire que (p) sont appropriées.

    C’est la nécessité d’impliquer dans cette définition de la connaissance les trois dernières conditions qui fait qu’un savoir est plus qu’une croyance, sinon savoir que (p) serait identique à croire que (p). Selon cette formulation analytique, je sais que (la terre est ronde) signifie que, d’abord, je crois que (la terre est ronde), ensuite qu’il est vrai que (la terre est ronde), ensuite que je suis suffisamment intelligent et instruit pour croire que (la terre est ronde), enfin, que les raisons que j’ai de le croire sont appropriées (par exemple, je l’ai lu dans l’Astronomie populaire de Flammarion pour garçons et filles). Dans cette interprétation du savoir que, il est nécessaire qu’intervienne un croire que, une croyance. Ici, la croyance précède la connaissance. On notera qu’intervient également, pour justifier qu’un sujet revendique le fait de savoir que (p), une condition de vérité: (p) doit être vrai. Selon cette conception, si je disais: je sais que (la terre est ronde), et qu’en fait, ce qui est vrai, c’est qu’(elle est carrée), je ne serais pas autorisé à dire je sais que (la terre est ronde), mais seulement, je crois que (la terre est ronde). Et en fait je me tromperais.

    Une deuxième interprétation[2], cohérente avec des travaux sur le développement psychomoteur de l’enfant, nie que la connaissance soit nécessairement précédée par une croyance: la connaissance sans croyance est possible. Dans cette nouvelle interprétation, la connaissance est associée à une «attitude factuelle» (factive) dont l’objet (p) n’est pas une proposition, mais un fait, et dont l’existence, également, implique que ce fait est vrai, c’est à dire la vérité de (p):

    Si X a vis à vis de (p) une attitude factuelle, alors il sait que (p)

    Cette attitude factuelle peut être par exemple le fait de voir (p), ou de se souvenir que (p), à la condition, encore une fois, que l’attitude implique que ce sur quoi elle porte est vrai. Par exemple, du hublot de la fusée, je «vois» que la terre est ronde sans aucune ambiguïté (ce n’est pas dû à l’effet déformant du verre du hublot), et cette vision affirme qu’il est vrai que la terre est ronde. Puisque je l’ai «vu», et puisque «voir» confère à ce qui est vu la propriété d’être vrai, je le sais[3]. Je n’ai pas eu besoin, d’abord, de croire que la terre est ronde pour savoir qu’elle l’est, comme dans la première interprétation de mon savoir. Je l’ai «vu», et cela suffit.

    Les certitudes d’Hercule Poirot

    A la lumière de ces deux interprétations du savoir que, essayons de déterminer, 1) si Hercule Poirot et les lecteurs du roman ont vraiment le droit de dire, comme ils le prétendent, qu’ils savent que Sheppard est le meurtrier de Roger Ackroyd, et 2) d’une manière plus générale, si nous avons le droit de dire qu’Hercule Poirot et les lecteurs du roman savent que Sheppard est l’assassin. La première question porte sur l’évaluation que les différents protagonistes se font de l’existence de leur propre état mental. La deuxième question est plus générale: dans quelle condition est-il légitime d’attribuer à quelqu’un une connaissance sur quelque chose?

    Je commencerai par utiliser la deuxième interprétation du savoir que. Les lecteurs du roman savent que Sheppard a tué Ackroyd, non pas parce qu’on le leur a dit au début du livre, ou qu’ils l’ont vu de leurs yeux (ce qui n’aurait aucun intérêt du point de vue strict de la littérature policière[4]), mais parce qu’ils l’ont lu à la fin du roman, et que ceci implique a priori que c’est vrai (on verra plus loin l’importance de la réserve a priori). Lire dans le livre peut être alors considéré comme une attitude factuelle:

    L a lu dans le livre que (S*), donc L sait que (S*)

    Mais cette explication ne s’applique évidemment pas à Poirot lui-même: il n’a pas lu le livre d’Agatha Christie. Poirot dit qu’il sait que Sheppard est l’assassin. Mais comment le sait-il? Il ne l’a pas «vu» (il ne s’agissait pas d’un flagrant délit). Il l’a trouvé par un raisonnement, associant plusieurs observations dont aucune d’elle, prise isolément, n’implique la vérité de la proposition que Sheppard est le meurtrier de Roger Ackroyd. Ces observations, ces intuitions, ces vérifications ne peuvent être considérées comme des attitudes factuelles. Si cette interprétation par les attitudes factuelles est pertinente, on est amené à conclure que le pauvre Poirot, contrairement à ce qu’il clame, ne sait pas que Sheppard a tué Ackroyd, mais qu’il le croit seulement.

    Ainsi, concernant le lecteur, il est en quelque sorte sauvé par cette analyse: lui semble autorisé, comme il le prétend, à savoir que Roger Ackroyd est l’assassin, mais ce n’est pas le cas pour Hercule Poirot. Pour ce dernier, nous répondons donc par la négative à la deuxième question que nous avons posée: nous ne pouvons pas lui attribuer un savoir concernant le meurtre de Roger Ackroyd. Tout au plus a-t-il une conviction. Mais si on pose la première question, portant sur l’évaluation que Poirot se fait de son état mental, comment se fait-il qu’il ait l’impression de le savoir, et pas seulement de le croire, de manière aussi sûre que ne l’est le lecteur du roman?

    Revenons maintenant à l’interprétation traditionnelle de la connaissance, celle qui est précédée par une croyance. Selon cette interprétation,

    L et HP savent que (S*) est vrai si et seulement si

    (1) Ils croient que (S*)
    (2) (S*) est vrai
    (3) Ils sont autorisés à croire que (S*)
    (4) Leurs raisons de croire que (S*) sont de bonnes raisons.

    Il est aisé de montrer que pour chacun d’eux, au moins trois des quatre critères s’appliquent. Le lecteur et Poirot croient (1) que Sheppard est le meurtrier (le lecteur, parce qu’il l’a lu, Poirot parce qu’il l’a conclu de son enquête). Et pour chacun d’eux, ce n’est pas qu’une croyance: je laisserai pour le moment le critère (2), la condition qu’il est vrai que Sheppard est l’assassin. Mais le lecteur est autorisé à croire que (S*) à la fin du roman car il l’a lu et qu’il a compris la démonstration (3), et ces raisons sont cohérentes, appropriées à la question posée (4). Quant à Poirot lui-même, chacun sait, et lui le premier, qu’il est le plus brillant détective du monde: les deux derniers critères sont à l’évidence applicables.

    Reste le critère (2), le critère de vérité de (p). Rappelons qu’il est nécessaire que les quatre critères soient réunis pour que L et HP puissent dire qu’ils savent que (S*), ou pour que nous puissions dire qu’ils savent que (S*). On notera que cette condition de vérité ne s’applique pas qu’à l’interprétation traditionnelle du savoir que, puisque dans l’interprétation par les attitudes factuelles, ces dernières, dans leur définition, impliquent la vérité de (p).

    Il apparaît par conséquent que la question cruciale est bien de savoir s’il est vrai que Sheppard est le meurtrier de Roger Ackroyd, comme l’affirme les deux derniers chapitres «la vérité», et «...et toute la vérité», du roman d’Agatha Christie. Que se passerait-il si, en fait, ce n’était pas le cas? Il faut donc poser la question : qui a vraiment tué Roger Ackroyd, ou, plutôt, est-il possible que ce ne soit pas le bon Docteur Sheppard?

    Un monde où Ackroyd n’a pas été tué par Sheppard

    Comment savons-nous que (S*) est vrai? En fait, parce qu’Agatha Christie nous l’a dit: elle l’a écrit dans son roman, qui peut être vu typiquement comme un « monde possible », au sens où les philosophes l’entendent. Et c’est dans le cadre de ce monde créé de toutes pièces par l’auteur que nous avons bâti l’ensemble de cette discussion.

    Or il se pourrait qu’Agatha Christie ait tort, ou même qu’elle ait menti. Il y a quelques années, Pierre Bayard a publié un essai[5], dans lequel il montre de manière particulièrement brillante qu’il y a une autre solution à l’énigme que celle, fascinante, proposée par l’auteur, qui consistait à faire du narrateur l’assassin. Pour Pierre Bayard, la solution d’Agatha Christie présente en fait de nombreuses incohérences qui peuvent être surmontées si on admet en fait que l’assassin est...Geraldine, la sœur de Sheppard. Ce dernier, à la fin du roman, se suicide pour la protéger. La dépouille qu’on enterrera est simplement la sienne, et non, contrairement à ce que croient Hercule Poirot et le chef de la police, celle du meurtrier de Roger Ackroyd.

    Si c’est sa sœur qui a tué, dans ce cas, ce n’est pas Sheppard, et (S*) n’est pas vrai. On devrait alors en conclure que ni le lecteur, ni Poirot lui-même ne peuvent plus dire qu’ils savent que Sheppard est le meurtrier, puisque en fait ce qu’ils disent qu’ils savent se trouve être faux.

    Prenons d’abord le lecteur: nous lui apprenons qu’en fait Poirot se trompe et qu’il est maintenant établi que c’est Geraldine qui a tué. Poirot n’est pas encore au courant de ce coup de théâtre. Si on demande maintenant au lecteur: à votre avis, quand Poirot affirme que Sheppard est le meurtrier, le sait-il ou le croit-il? Contrairement à ce qu’il répondait lorsqu’il était encore persuadé de la culpabilité de Sheppard, il dira que Poirot «croit (encore)» que Sheppard est l’assassin.

    L dit maintenant: HP croit que (S*)

    Nous avons vu qu’avant de connaître la solution de Pierre Bayard, le lecteur pensait que Poirot savait qui était le meurtrier d’Ackroyd, parce qu’en bon lecteur, il faisait confiance en Agatha Christie et pensait pouvoir affirmer que lui-même savait qui était le coupable: «avoir lu» son roman était considéré comme une attitude factuelle, impliquant que le fait considéré n’est pas seulement une proposition, mais un véritable fait, vrai: «la vérité, et toute la vérité». Il apparaît maintenant qu’il n’en est rien.

    Voyons maintenant ce qu’il en est de l’intéressé lui-même, Hercule Poirot. Supposons que son ami Hastings ait été présent et, une fois n’est pas coutume, qu’il ait fait preuve de génie et trouvé la solution imaginée par Pierre Bayard. Hastings fait part de ses doutes à Poirot. Au début, Poirot n’est pas convaincu et lui dit: Hastings, je sais que c’est Sheppard l’assassin, vous croyez que c’est Geraldine, et vous vous trompez. Hastings répond: non, Poirot, je sais que c’est Geraldine, c’est vous qui croyez que c’est le Docteur et qui êtes dans l’erreur.

    Supposons maintenant que Hastings arrive à convaincre Poirot. Auparavant, Poirot répondait, on l’a vu: je sais que Sheppard est coupable. Maintenant qu’il sait que c’est Geraldine l’assassin, non seulement il ne dit plus qu’il sait que (Sheppard est coupable), mais en plus, il n’a même plus à le croire: il est passé d’un état de savoir à un état d’absence de croire.

    Supposons que, maintenant qu’il sait que c’est Geraldine, on lui demande: mais avant ce coup de théâtre, vous saviez, ou vous croyiez que Sheppard était coupable? Il répondrait: Je vous ai répondu tout à l’heure: je le savais. Pourtant, objectivement, si l’on applique les conditions justifiant l’existence d’une connaissance, et pas seulement d’une croyance, il n’avait pas le droit de le «savoir», puisque, déjà à ce moment-là, il n’était pas vrai que Sheppard soit coupable. Or il est indéniable qu’il avait subjectivement le sentiment de savoir, c’est-à-dire d’être dans un état mental différent d’une simple croyance, de même, qu’objectivement un savoir que est plus qu’un simple croire que.

    En d’autres termes, avant que Poirot soit convaincu par la nouvelle hypothèse que lui propose Hastings, chacun d’eux est subjectivement persuadé qu’il sait la vérité et que l’autre, objectivement, n’a qu’une croyance. Sortira objectivement vainqueur au jeu du savoir et de la croyance celui qui est du côté de la vérité, et c’est cela que signifie le critère (2) des conditions du savoir que. Mais on a vu que, subjectivement, même avant de connaître la vérité objective, chacun des deux est persuadé, ainsi que le lecteur, d’avoir un état mental de connaissance (savoir que), et pas seulement de croyance, même si, a posteriori, la fausseté du contenu de leur croyance leur interdirait d’avoir un tel état mental de connaissance.

    En fait, dans l’exemple que nous avons choisi, il demeurera à jamais une incertitude: tout ceci n’étant qu’une fiction, il n’y a pas, au sens factuel, un vrai assassin de Roger Ackroyd. Car Pierre Bayard peut se tromper aussi bien qu’Agatha Christie[6]. Ceci suggère que Poirot et Hastings, l’un comme l’autre, ont à la fois le droit de savoir et de ne pas savoir qui est l’assassin, selon que celui qui décide de leur attitude est davantage convaincu par la démonstration de l’un des deux auteurs. Il y a donc là un paradoxe qui ne peut être résolu que si l’on prend en considération l’existence de deux types de savoir que, objectif et subjectif.

    Savoir objectif et savoir subjectif

    De fait, tant que le lecteur pensait que (S*) est vrai, il attribuait à Poirot un savoir. Maintenant qu’il sait que c’est faux, il ne lui attribue qu’une croyance. Ceci signifie que les quatre critères, et notamment le deuxième, sont effectivement nécessaires pour attribuer à quelqu’un le fait qu’il ait un savoir concernant quelque chose. Mais ceci ne représente qu’un certain type de savoir, que l’on pourrait appeler savoir objectif, celui qui dépend de la condition de vérité de (S*).

    Mais lorsqu’il s’agit de s’attribuer à soi-même un savoir, ce que l’on pourrait appeler le savoir subjectif, il est clair que le critère (2) n’est par définition pas applicable. En effet, supposons que je me demande si je sais ou si je crois que (p), par exemple, que l’objet qui est devant moi est une pomme: s’il fallait que je sache que (p) est vrai pour pouvoir affirmer que je sais que (p), je ne me demanderais pas si je sais ou si je crois que (p), puisque je saurais déjà que (p) est vrai, donc que je le sais. Ceci conduit à admettre que je peux m’attribuer un savoir sur quelque chose sans que cette chose soit vraie. Vous pouvez me dire qu’il ne s’agit pas à proprement parler d’un savoir, si on s’en tient à la définition de la connaissance comme étant «une croyance vraie ayant une raison»[7], mais seulement d’une impression de savoir, c’est à dire d’une conviction, et que vous, qui connaissez la vérité, savez que je me trompe et que je n’ai qu’une croyance (les conditions du savoir objectif ne sont pas toutes remplies). Mais supposez qu’il apparaisse un jour que c’est moi qui ai raison: aurai-je tort de triompher et de vous dire: je vous avais bien dit que (à ce moment) je le savais.

    Un autre exemple peut montrer que je peux penser que je sais quelque chose même si ce sur quoi porte mon savoir est faux. Supposons que j’aperçoive dans la rue Jean Dupont, que je connais. Je sais que cette personne est Jean Dupont. Je ne crois pas que c’est lui, je le sais. C’est ce que je répondrai si on me demande si je sais, ou si je crois, qu’il s’agit de Jean Dupont. Je peux faire la distinction entre savoir et croyance, sans ambiguïté. En fait il se trouve que Jean Dupont a un frère jumeau, ce que j’ignore, et c’est en fait Jérôme Dupont qui est là. Donc, je peux faire la distinction entre savoir et croyance quelle que soit la vérité du contenu de ce savoir ou de cette croyance. Tant que je ne saurai pas que ce frère jumeau existe, je dirai: je sais que c’est Jean. C’est lorsque je réaliserai mon erreur que je dirai: je croyais que c’était Jean. Supposons maintenant que je sache que Jean Dupont a un frère jumeau, mais que je sache aussi que ce Jérôme est aux États Unis dans un bagne pour dix ans, et que Jean, mon ami, m’a téléphoné pour m’en parler. Si on me demande si la personne que j’aperçois dans la rue est Jean, je répondrai oui, et si on me demande si je le sais ou si je le crois, je répondrai que je le sais, aussi longtemps que je n’aurai pas de raison de penser qu’il y puisse y avoir une autre possibilité (en fait, Jérôme s’est échappé du bagne, et c’est lui qui m’a téléphoné pour me voir).

    On voit se dégager une définition et une description d’un savoir objectif et d’un savoir subjectif:

    1) Savoir objectif: (ce qu’un tiers, Y, pourrait dire de l’état mental de X); c’est à ce type de savoir que les deux interprétations discutées dans ce texte s’appliquent:

    SO: X sait objectivement que (p),
    est vrai si et seulement si
    (1) X croit que (p)
    (
    2) (p) est vrai
    (3) X est autorisé à croire que (p)
    (4) Les raisons que X donne de croire que (p) sont appropriées.

    Ou bien

    Si X a vis à vis de (p) une attitude factuelle, alors il sait objectivement que (p)

    Les deux interprétations font intervenir une condition de vérité de (p).

    2) Savoir subjectif: (ce que X pense de son propre état mental)

    SS: X sait subjectivement que (p),
    est vrai si et seulement si

    (1) X croit que (p)
    (2) X croit qu’il n’y a pas de raison que (non-p)
    (3) X est autorisé à croire que (p)
    (4) Les raisons que X donne de croire que (p) sont appropriées
    (5) X est autorisé à croire qu’il n’y a pas de raison que (non-p)
    (6) Les raisons que X donne de croire qu’il n’y a pas de raison que (non-p) sont appropriées

    On remarquera qu’il est nécessaire d’introduire une cinquième et une sixième condition. En effet, il faut que X se soit, de manière appropriée, donné la peine d’éliminer une autre solution possible à l’interprétation du contenu de son savoir. Hercule Poirot n’a pas le droit de dire au début de l’enquête, je sais que c’est Sheppard: il doit avoir examiné toutes les pistes possibles.

    Mais surtout, cette définition du savoir subjectif ne fait pas appel à une condition de vérité objective pour (p). Elle ne fait appel qu’à une condition de «vérité subjective», qui pourrait être définie comme la représentation que X a de la vérité de (p) au moment où il exprime le fait qu’il sait que (p), condition qui peut être vérifiée même si, objectivement, (p) est faux. Ainsi, on a un savoir subjectif sur quelque chose lorsqu’on a réalisé une évaluation qui aboutit à la conclusion qu’il est évident que ce que l’on sait est vrai, parce qu’il n’y a pas de raison de penser que ce que l’on examine puisse être faux. Que cette chose soit en fait (« objectivement ») fausse ne change rien à l’affaire. Cette évaluation consiste à examiner tous les arguments disponibles[8]: lorsque la conclusion de cette évaluation est qu’il n’y a pas d’ambiguïté, on est autorisé à penser, ou à dire qu’on sait, que le contenu de ce savoir soit, objectivement, vrai ou faux. Le nombre de pistes à examiner dépend de la vraisemblance que (p) soit objectivement vrai. Tant que je ne sais pas que Jean Dupont a un jumeau, je n’ai pas à me demander si il est possible que la personne que je vois et qui ressemble comme deux gouttes d’eau à Jean Dupont est quelqu’un d’autre, et nous ne passons pas notre temps à nous demander si les gens que nous voyons ne sont pas des clones, parce que (jusqu’à présent) on n’a pas encore réalisé de clones, ou si le camembert que nous nous apprêtons à entamer au cours de ce dîner officiel n’est pas un objet de farce-et-attrape, parce qu’il n’y a (en général) pas de farceur dans les dîners officiels. Mais si je sais que Jean Dupont a un jumeau et qu’il est au bagne, il faut en principe, avant de dire que je sais qu’il s’agit de Jean Dupont, que j’évoque la possibilité que Jérôme Dupont se soit échappé.

    Il y a donc beaucoup de choses que nous savons sans que nous ayons à faire cette évaluation, et c’est peut-être ce à quoi John Searle se réfère dans son concept d’Arrière-plan[9]: des pommes que nous voyons sont vraiment des pommes, et des camemberts des camemberts, sauf lorsqu’un farceur a brouillé la réalité des choses, de même qu’en général, la solution donnée par un auteur de roman policier est la bonne, sauf si cet auteur a mis son génie à brouiller les cartes et à mystifier à jamais ses lecteurs. Ce n’est que si l’on a conscience que de telles anomalies sont possibles que l’on peut commencer à douter de ce que l’on sait. Mais ceci suggère qu’il pourrait y avoir un savoir subjectif (ce que l’on sait sans qu’on ait à se soucier de la vérité du contenu de son savoir) et qu’il pourrait être injustifié d’affirmer qu’à partir du moment où le contenu de ce savoir est faux (pour les autres), je ne peux pas avoir de savoir que, mais seulement un croire que.

    Conclusion: impossibilité du savoir ?

    Reprenons la distinction que Pascal Engel fait entre savoir et croire: «Quand mes croyances sont fausses, elles me sont seulement internes, et, pour ainsi dire, elles n’ont pas de contact avec les affaires du monde. Au contraire, lorsqu’elles sont vraies, non seulement j’ai un état mental, mais de plus, j’en ai un qui correspond à la réalité. Contrastant avec la croyance, l’état de savoir que (p) selon l’analyse [faite dans l’article d’Engel] ne peut pas être un simple état mental. C’est un état qui me met en contact approprié avec le monde. Par conséquent, ce n’est pas un simple état mental, car la vérité est un composant non mental du savoir. Dans l’interprétation traditionnelle par conséquent, la connaissance est un concept complexe, en partie mental (en ce qu’il présuppose une croyance), en partie non mental (en ce qu’il présuppose la vérité de la croyance), en même temps que la condition de justification»[10]. On notera que cette réflexion ne s’applique pas qu’à l’interprétation traditionnelle du savoir que, mais aussi à celle qui met en jeu des attitudes factuelles, puisqu’on a vu qu’une attitude factuelle doit, par définition, impliquer que ce sur quoi elle porte est vraie.

    Si, selon l’analyse donnée ici, nous considérons ce que j’ai appelé le «savoir subjectif», il s’agit au contraire d’un pur état mental. Car il ne fait pas appel à une condition de justification qui mettrait en jeu un élément non mental, l’état du monde: il considère deux croyances (deux états mentaux), l’une concernant le contenu de la croyance (p), l’autre l’absence de vraisemblance de (non-p). Il fait appel à la représentation que le sujet se fait de la vérité de (p), non à la vérité de (p) elle-même, qui est parfois inaccessible ou incertaine et toujours fluctuante.

    Cette remarque conduit à revenir sur le savoir objectif. C’est celui qui concerne une évaluation, faite par un tiers, de la connaissance de quelqu’un sur quelque chose. Ce tiers se demande: ce quelqu’un a-t-il un savoir ou une simple croyance? On arrive ici sur une difficulté: savoir que implique la vérité de (p). Mais, comme nous l’avons vu plus haut, si c’est un tiers qui doit tenir compte de la vérité que (p), comment, lui, sait-il que (p) est vrai ou non? On arrive à l’évidence à une régression à l’infini. Ceci pourrait suggérer qu’il n’existe pas de savoir objectif et que seulement ce que j’ai appelé le savoir subjectif est possible.

    Par conséquent, si on objecte à l’ensemble de cette analyse, ce qui serait tout à fait légitime, que ce qui a été défini ici comme «savoir subjectif» n’est pas un savoir mais seulement une conviction[11], alors on arrive à la conclusion qu’il n’y a pas de savoir possible du tout, mais seulement des croyances et, au mieux, des convictions.

    Pauvre Hercule Poirot !


    • [1] Pascal Engel, What can we learn from psychology about the nature of knowledge, http://jeanNicod.ccsd.cnrs.fr
    • [2] Pascal Engel, What can we learn from psychology about the nature of knowledge, http://jeanNicod.ccsd.cnrs.fr
    • [3] Saint Thomas se méfiait sans doute de ce qu’il voyait, puisqu’il disait seulement : je ne crois que ce que je vois. Pour les souvenirs, il faut sans doute être encore plus prudent, car la mémoire est souvent trompeuse.
    • [4] Mais qui peut avoir un intérêt littéraire (par exemple Simenon) ou psychologique (par exemple, la série télévisée de l’Inspecteur Colombo, où le spectateur (mais non, évidemment, l’inspecteur) assiste au crime au début de l’émission, et l’intérêt de cette série est lié à la manière élégante avec laquelle Colombo résoudra l’énigme.
    • [5] Pierre Bayard, Qui a tué Roger Ackroyd ?, Les Editions de Minuit, Collection Paradoxes, 1998.
    • [6] Marc Escola a récemment proposé une autre solution ! http://www.fabula.org/revue/cr/7.php
    • [7] Pascal Engel, article cité, p. 2.
    • [8] Le refus de considérer tous les arguments disponibles peut conduire au problème classique de la duperie de soi, mais il s’agit alors d’irrationalité. Je n’ai considéré ici que le cas de la rationalité.
    • [9] John Searle, L’Intentionalité, Les Editions de Minuit, 1985.
    • [10] Pascal Engel, ibid, p. 8.
    • [11] Pascal Engel, Les croyances, in Notions de Philosophie, D. Kambouchner ed., Gallimard, 1995, p. 10-11.