Héraclite était surnommé «l’Obscur» dans l’Antiquité parce que ses aphorismes énigmatiques semblent se prêter, comme les prophéties de Nostradamus, à toutes les interprétations possibles quand ils ne paraissent pas absurdes. C’est le cas du fragment 18 de l’édition Diels-Kranz: ἐὰν μὴ ἔλπηται ἀνέλπιστον οὐκ ἐξευρήσει, ἀνεξερεύνητον ἐὸν καὶ ἄπορον («s’il n’espère pas l’inespérable, il ne le trouvera pas, parce qu’il est introuvable et inaccessible»). Comment peut-on espérer l’inespérable, trouver l’introuvable? Voilà une aporie(ἄπορον, dit le texte) redoutable! Pour sortir de l’embarras et de l’impasse, il faut d’abord rappeler que la pensée d’Héraclite défie la logique ordinaire, n’hésitant pas à unir les contraires. Chacun de ses fragments s’apparente à un kôanzen, cette énigme sans solution qui oblige l’intellect analytique à se dessaisir. Il y entre une grande part de malice, comme dans la devinette d’enfants qu’il mentionne, qui aurait poussé au désespoir Homère[1]. La leçon discrète qu’il faut en tirer est que l’excès de savoir, la panmathie, nous empêche de voir ce qui est juste sous nos yeux. S’il ne s’agit donc pas d’un paradoxe facile, espérer l’inespérable veut simplement dire qu’espérer quelque chose en particulier (une vie meilleure, plus d’argent, une promotion, etc.), c’est se condamner à ne jamais l’obtenir. Non qu’on ne puisse un beau jour «réaliser ses rêves», mais l’écart entre ce qui était initialement visé et ce qui est finalement obtenu restera toujours impossible à combler, comme dans la quête donjuanesque de la femme idéale. C’est lorsque l’espoir reste une vague attitude de disponibilité, de réceptivité aux choses que l’inespérable peut advenir et l’Éveil se produire. Georges Bataille a beaucoup insisté sur cette idée centrale du bouddhisme zen que le satori ne saurait être forcé, programmé, mais qu’il doit prendre en quelque sorte par surprise. Si l’on s’astreint en effet à «attendre l’inattendu», cela le rend platement prévisible! On est alors dans la frileuse gestion des risques et le sordide principe de précaution plutôt que dans l’accueil spontanément joyeux de ce qu’on n’attendait pas vraiment ou plus. C’est l’intentionnalité de l’espérance qui est profondément en cause ici: lui assigner un but, c’est la rendre malheureuse et vaine. Calculer, anticiper, parier sur l’avenir comme invite à le faire Pascal, c’est perdre à coup sûr. Il faut lâcher prise, ne plus viser pour espérer toucher la cible[2]. On ne peut ainsi s’empêcher de trouver trop rationaliste l’interprétation de ce fragment par Marcel Conche, qui voit curieusement dans l’inespérable la vérité absolue, inaccessible aux profanes[3]. Cette lecture ne diffère pas beaucoup au fond de la récupération chrétienne opérée par Clément d’Alexandrie, qui a toutefois sauvé cette parole d’Héraclite de l’oubli[4] – hasard providentiel s’il en fut jamais! Plus inattendu encore, Nicolas Sarkozy citant (approximativement) ce fragment dans un discours donné en décembre 2007 au Vatican en présence de Benoît XVI, qui ne se doutait pas à l’époque que ses jours en tant que Pape étaient comptés… Il s’agissait là encore d’une confusion grossière entre l’espoir neuf et frais d’Héraclite et l’espérance naïve du salut. Mais c’est, semble-t-il, le destin de toute grande pensée aujourd’hui d’être réduite à des slogans publicitaires. Roger von Oech, un «expert international en innovation», a ainsi commis un petit digest de fragments actualisés et adressés aux managers en panne de créativité[5]. On imagine pourtant mal le sage d’Éphèse en consultant d’entreprise remotivant des cadres désabusés… «Tout cool» décidément, comme l’aurait dit un jour Jean-Claude Van Damme, le disciple le plus inattendu d’Héraclite.
[1]Cf. Fgt 56 DK : «Les hommes se trompent sur la connaissance du monde visible, un peu comme Homère qui fut pourtant le plus sage de tous les Grecs. Des enfants, occupés à tuer des poux, le trompèrent en lui disant: ce que nous avons pris, nous le laissons, ce que nous n’avons pas pris, nous le portons.»
[2]Cf. Eugen Herrigel, Le Zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc(1948), Dervy, 1998.
[3]Cf. Héraclite, Fragments, traduits et commenté par M. Conche, PUF, coll. «Épiméthée», 1986, pp. 245-247.
[4]Cf. Clément d’Alexandrie, Stromates, II, 17, 4. Le Père de l’Église, identifiant espérance héraclitéenne et foi chrétienne, en conclut qu’il faut docilement croire pour comprendre. On devine aisément qui est alors l’inespérable…
[5]Roger von Oech, Espérer l’inespérable. Vivre selon Héraclite, La Table Ronde, 2003. Le titre anglais de ce guide de développement personnel est encore plus édifiant: Expect the Unexpected or You Won't Find It: A Creativity Tool Based on the Ancient Wisdom of Heraclitus.