Table des matières
- Introduction
- Le théâtre classique aristotélicien et ses insuffisances
- L’exigence d’une nouvelle éthique
- Le théâtre épique de Brecht et ses avantages
- Comparaison avec et analyse de abfall der welt
- Conclusion
- Bibliographie
- Index de l’illustration
1. Introduction
Ce travail de proséminaire vise à démontrer les différences de structure, d’intention et d’effet entre le théâtre classique aristotélicien et le théâtre épique, afin d’argumenter que le dernier est plus apte à produire la stimulation nécessaire chez le spectateur pour qu’il veuille agir dans le monde de manière écologique.
J’ai choisi cette thématique dans le but d’approfondir mes connaissances de l’oeuvre de Hans Jonas, Le Principe responsabilité, qui m’a profondément marquée, et aussi ma compréhension de l’intention du théâtre épique de Bertolt Brecht.
En tenant compte de la situation actuelle de notre planète - l’extinction des espèces à un rythme jamais vu auparavant, la montée du niveau de mer mettant en péril la vie de plusieurs millions de personnes vivants sur les côtes, la nécessité de nourrir 9 mia. d’humains d’ici 2050 - je voudrais faire appel au médium du théâtre pour la raison suivante: au lieu de pouvoir se cacher derrière des technologies telles qu’un portable ou la télévision, quand une personne est assise dans un théâtre, elle est confrontée avec ce qui se passe sur scène de manière moins anonyme, plus intense, plus directe. Dans un monde globalisé où l’être humain se sent de moins en moins responsable du bien-être des autres et de l’environnement, il est primordial que l’art - et en particulier le théâtre - devienne consciente de son rôle éducateur. Le mot “théâtre” vient du grec “θεᾶσθαι”(theāsthai) signifiant “regarder, contempler, être témoin de”, et c’est justement dans ce sens là que le théâtre devrait s’opposer à nos habitudes passives, consuméristes qui façonnent notre attitude envers les autres et la nature dans et grâce à laquelle nous vivons.
A ce titre, je vais en premier discuter le théâtre classique aristotélicien et pourquoi celui-ci est insuffisant pour traiter les défis durables de notre siècle. Ensuite, dans le but de lier les deux formes de théâtre, je vais me référer à l’éthique de Hans Jonas. Après, je vais me concentrer sur le théâtre épique de Brecht, afin de justifier qu’il est plus apte à la tâche décrite en-dessus. Grâce à la pièce abfall der welt de Thomas Köck, je vais concrétiser et illustrer mon hypothèse, avant de conclure ce travail.
2. Le théâtre classique aristotélicien et ses insuffisances
Comme premier point dans ce travail, nous allons analyser la structure, l’intention et l’effet du théâtre classique d’Aristote, selon son oeuvre Poétique, qui a exercé et exerce encore une influence considérable sur notre notion de théâtre et de tragédie. Ensuite, nous allons nous concentrer sur les points faibles de cette tradition de théâtre.
Sauf indication contraire, je me référerai dans ce chapitre à la Poétique, parue en 1874 et traduite par Ch. Batteux.
Selon Aristote, le principe de tous les arts est la “mimésis”, ce qui peut être traduit par “représentation”, “imitation”: “L’épopée, la tragédie, la comédie, le dithyrambe, la plupart des airs de flûte et de cithare, toutes ces espèces sont, en général, des imitations.” Ce qui différencient ces genres, ce sont les moyens (tels que le langage dans la littérature, le rythme dans la musique, les couleurs dans la peinture) avec lesquels ils imitent, le sujet qu’ils représentent (soit le bon, noble et supérieur, soit le mauvais, bas et inférieur) et la manière dont ils le font (comment ils utilisent les moyens à leur disposition).
Aristote, après avoir constaté que l’être humain fait preuve d’un “penchant naturel pour l’imitation”, décrit alors l’histoire du chant et du rhythme, qui, au fil du temps, feront apparaître la poésie, qui elle-même va se diviser en comédie et en tragédie. Bien que ces deux genres aient la même origine, la comédie - selon Aristote - ne peut pas toucher l’homme de telle manière que la tragédie. Puisque la matière qu’elle traite n’est pas sérieuse, la comédie non plus n’est sérieuse: “La comédie est, comme nous l’avons dit, l’imitation du mauvais; non du mauvais pris dans toute son étendue, mais de celui qui cause la honte et constitue le ridicule.” C’est pour cette raison que nous allons nous concentrer sur le principe de la tragédie, vu que le sujet de ce travail est d’une nature éducatrice et même moralisatrice, ce que la comédie décrite par Aristote ne serait pas capable de représenter.
Ainsi, la tragédie est “l’imitation d’une action grave, entière, étendue jusqu’à un certain point, [...] qui, en excitant la terreur et la pitié, admet ce que ces sentiments ont de pénible.” Puisque “la pitié naît du malheur non mérité, et la terreur, du malheur d’un être qui nous ressemble”, il est essentiel que le public puisse s’identifier avec les personnages, avec leur humanité: soit ils éprouvent une relation avec celui qui est innocent, soit avec leur semblable qui souffre. C’est pourquoi il faut des acteurs qui jouent des personnages ni trop vertueuses ni trop justes - qui respectent le juste milieu - si on souhaite instruire les spectateurs dans le domaine moral.
Étant donné que le but d’une tragédie aristotélicienne est une éducation morale qui élève l’homme à une version supérieure de lui-même, le sens de la mimésis tragique - de cette identification - est alors la catharsis. Idée qui a vivement été exploitée - par Gotthold Ephraim Lessing dans un sens éthique empreint par les Lumières, par Jacob Bernay dans le cadre thérapeutique et psychanalytique, par Wolfgang Schadewaldt dans une interprétation hédoniste - le mot “catharsis” décrit la notion de “purgation” ou bien “clarification”. Par ce processus de “purification des passions”, qui peut seulement être accompli par ces deux émotions “phobos” et “eleos”, Aristote vise à faire ressortir dans le spectateur les émotions que les personnages ressentent sur scène. Affaire de compassion plutôt que de rationalité, le théâtre classique suggère et n’argumente pas. Les personnages (souvent des types - particulièrement dans le théâtre antique - tels qu’un esclave malin, une déité manipulatrice, un vieillard de mauvaise humeur) sont présentés comme immuables, statiques: ils agissent, mais n’apprennent pas vraiment.
Cela constitue le premier point de critique de cette tradition artistique. Nous vivons dans un monde où la stimulation n’est plus ponctuelle, mais durative: nous n’avons plus affaire à une visite hebdomadaire ou mensuelle au théâtre, mais à des vidéos, des messages, de la musique, des nouvelles que nous pouvons consulter à n’importe quel moment, et qui apparaissent sur nos portables et ordinateurs de manière régulière.
Ce qui en résulte, c’est une hébétude grandissante face aux situations tragiques: on ne répond plus de la même manière à des catastrophes naturelles avec beaucoup de victimes ou à des photos de la guerre qui montrent des villes en ruines. C’est le cas surtout quand ce n’est que loin d’où nous vivons, mais nous allons revenir sur ce point dans un instant.
Ainsi, dans un monde globalisé, un théâtre qui implique le spectateur dans l’action et use son activité - sa volonté d’agir - manque alors son cible d’éduquer le public. Puisque l’identification amène et conditionne la catharsis, au lieu de sortir du théâtre dans un état d’agitation, de volonté d’agir, le public vit l’expérience du soulagement de leur agitation et ne sent pas poussé à s’engager: la possibilité d’apprendre et de changer son comportement et ses opinions se perd dans le fait d’avoir consommé une pièce d’art plutôt que de s’avoir distancié d’une action infortunée qui aurait dû se passer autrement.
Évidemment, une possible objection à cette thèse pourrait être la suivante: malgré - ou bien à cause de - cet effet de détente des passions, de relâchement des tensions intérieures, le théâtre classique d’Aristote peut néanmoins laisser une trace dans le spectateur. Celui-ci va se rappeler de ses émotions vécues pendant le spectacle et - justement par cette compassion et cette empathie - agir selon la règle d’or: “Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu'on te fasse.”
Cela est vrai dans la mesure où l’objet de notre compassion est
- un être humain et
- plus ou moins directement affecté par nos actions.
3. L’exigence d’une nouvelle éthique
A cet égard, nous nous référons à l’oeuvre Le Principe responsabilité de Hans Jonas.
Dans son texte, Jonas décrit le fait que l’éthique traditionnelle est une éthique qui n’inclut que les êtres humains, qui est alors anthropocentrique, que le radius immédiat de nos actions, et en plus que des comportements non-cumulatifs: “Tout contact avec le monde non-humain était, [...] neutre d’un point de vue éthique - aussi bien en ce qui concerne l’objet ainsi que le sujet d’une telle action [...]”
Si nous transposons ce système au 21ème siècle, nous nous rendons vite compte que ces piliers sur lesquels se base l’éthique traditionnelle ne peuvent que constituer des bâtons branlants.
En premier, grâce aux sciences naturelles, nous avons accompli beaucoup de progrès dans le domaine de la compréhension des intelligences des animaux, des plantes et même de la Terre en entier. De la théorie de l’animal-machine de Descartes à la critique utilitariste du rationalisme et ainsi au pathocentrisme jusqu’au Animal Liberation Movement de Peter Singer, le respect des animaux est une valeur qui est aujourd’hui généralement acceptée. Grâce à des scientifiques tels que Anthony Trewavas, Claus Emmeche et Kalevi Kull, la dignité des plantes devient un sujet sérieux à considérer dans le domaine éthique. En ce qui concerne l’éthique de la biosphère, la théorie de Gaïa de James Lovelock ou bien le Ecocide Law - idée représentée par la ONG Ecological Defence Integrity fondée par Polly Higgins et Jojo Mehta - justifient le principe de la Terre comme une entité, ce qui pourrait avoir des conséquences importantes pour le futur dans le domaine politique, économique, militaire et social.
Si alors les faits - recherchés par les sciences naturelles aussi bien que par les sciences humaines - nous montrent une directive claire, pourquoi sommes-nous si hésitants à adapter notre manière de vivre?
La réponse de Jonas est la suivante: la distance entre agent et victime est devenue trop grande. Il décrit cela de manière suivante: dans la “sphère grandissante de l’acte collectif”, l’agent, l’action et l’effet “ne sont plus les mêmes que dans la sphère de proximité”. Même si notre conception d’une bonne vie n’est plus en partie dépendante de la bienveillance des dieux (eudaimonia), notre idée d’une vie accomplie et riche est aujourd’hui profondément marquée et formée par l’individualisme. L’individualisme présuppose la responsabilité de chacun, mais cette responsabilité se perd de plus en plus entre les différents fils d’un réseau global qui est devenu trop complexe pour que l’humain puisse le saisir “d’un même coup d’oeil”: l’unité du temps, du lieu et de l’action chez Aristote est alors anachronique.
Bien que, à première vue, ça puisse paraître paradoxal, l’inhibition émotionnelle a été réduite par une zone d’influence agrandie. Très peu de gens savent d’où viennent leur nourriture, l‘énergie pour leur logement, ou bien les vêtements qu‘ils portent. Cette disconnection - qui s’est fortifiée avec le temps sous l’influence de la spécialisation et de la globalisation - entre producteur et consommateur mine le sentiment de responsabilité et fait que ce qui soutient notre vie (nourriture, énergie, protection etc.) relève de l‘évidence. Il ne faut que très peu d’effort puisque la plupart de ces produits est facilement disponible.
En d’autres termes, le rôle de l’espace et du temps a été fondamentalement modifié par l’évolution technologique jusqu’au point où il n‘existe plus: c‘est par exemple le cas avec les armes télécommandées ou le harcèlement en ligne.
Nos actions et notre comportement, qui avaient autrefois un impact et des conséquences plus restreints et qui étaient ainsi plus concevables, calculables, et contrôlables suivent aujourd’hui une ligne causale beaucoup plus longue, dans les deux sens. Un t-shirt, par exemple, est le résultat d’une chaîne de production complexe et “multilocale”, c’est-à-dire internationale, avec les champs de coton en Inde, les teintureries en Chine, les usines de couture en Bangladesh, et les magasins chez nous en Europe. Mais en plus de l’histoire de ce produit, il faut aussi bien prendre en considération la vie d’un tel t-shirt après que le consommateur le jette. Est-ce qu’il peut être recyclé? Dans quelle mesure? Est-ce qu’on le brûle ou bien est-ce qu’il y a des personnes qui en auraient besoin? Notre responsabilité pour notre consommation ne s’arrête alors pas toujours après la consommation.
Face à cette responsabilité diverse et de longue portée, Jonas postule que “notre savoir doit correspondre à la portée causale de nos actions”. Étant donné que souvent, ceci n’est pas possible en pratique, et que la vie de la race humaine - et de nombreuses races non-humaines - est en jeu, il faudra adopter ce que Jonas appelle “heuristique de la peur” (“Heuristik der Furcht”). Selon lui, la peur peut être un moteur puissant pour une construction du futur qui est compatible non seulement avec l’environnement, mais aussi avec la société. Ainsi, nous devrions attribuer généralement plus d’importance et de considération au pronostic négatif, pessimiste (“Unheilsprophezeiung”) qu’au pronostic positif, optimiste (“Heilsprophezeiung”). Finalement, afin de garantir l’autonomie du sujet aussi bien dans le présent que dans le futur et afin d’inclure des relations de responsabilité non-symétriques et “non-réciproques” - telles qu’entre animal et homme ou bien entre Terre et homme - Jonas nous présente son “impératif écologique”: “Agis de telle manière que les effets de ton action ne soient pas destructifs pour la possibilité future d’une telle vie.”
C’est pour cela que nous allons maintenant analyser la structure, l’intention et l’effet du théâtre épique de Bertolt Brecht, dans le but d’en faire ressortir les raisons pour lesquelles il constitue une meilleure alternative que le théâtre aristotélicien au 21ème siècle.
4. Le théâtre épique de Brecht et ses avantages
Le théâtre épique est une forme de théâtre non-aristotélicien dont la conception remonte à Bertolt Brecht. A partir des “Lehrstücke” - des pièces didactiques - Brecht voulait pousser son public à réfléchir de manière autonome et active. Pour cela, il faut priver le spectateur de la possibilité de s’immerger - et ainsi, de se perdre - dans le spectacle: il doit être capable d’entrevoir et de déchiffrer ce qui se passe sur scène soi-même. L’illusion du spectacle est alors enlevée, retirée: Brecht voulait éviter de produire une compréhension automatique chez le spectateur, car cela signifie en même temps une désautomatisation de nos pensées.
Généralement, Brecht visait à mettre l’accent sur la fonction critique du drame et non sur la fonction de divertissement. Afin de mieux comprendre le mode de fonctionnement d’un tel théâtre, l’effet d’aliénation (“Verfremdungseffekt”) est un élément indispensable à étudier.
Le “V-Effekt”, en français “effet de distanciation” ou bien “effet de défamiliarisation”, décrit le fait que, dans le théâtre épique, l’intention est d’apporter un éclairage nouveau sur les choses quotidiennes et évidentes. Ainsi, une possible identification comme dans le théâtre aristotélicien est consciemment supprimée. En rendant étrange ce qui est habitude, le spectateur commence de nouveau à s’étonner et à réaliser que certains comportements des acteurs et certains évènements sur scène ne devraient pas se produire ainsi.
En pratique, cela est réalisé de la manière suivante:
D’un point de vue du décor, la machinerie de la coulisse est souvent visible, et le processus de restructuration de la scène n’est pas cachée.
Une autre caractéristique du théâtre épique est que l’action se passe souvent dans un lieu et une époque différents de ce à quoi le public est habitué. Dans La Bonne Âme du Se-Tchouan, l’histoire se déroule en Chine, dans La Vie de Galilée, le protagoniste éponyme doit se battre contre l’inquisition de l’Église catholique au 17ème siècle.
Un autre élément essentiel est l’allocution directe des acteurs au public, ce qui brise le quatrième mur. En plus, les acteurs eux-mêmes se distancient des rôles qu’ils jouent: ils représentent leurs personnages, mais ils montrent aussi comment ils les représentent, ils exposent leurs techniques et abandonnent parfois ces personnages qu’ils imitent.
Une méthode supplémentaire que Brecht emploie est de briser le quatrième mur à partir de ce qu’il appelle “Bilder”. De manière très ostentatoire, au début de chaque acte, un résumé de ce qui va suivre est soit récité par un acteur, soit introduit sur une pancarte, soit visualisé par une quelconque projection, etc. La question que le spectateur se pose n’est alors plus: “Qu’est-ce qui va se passer?”, mais plutôt “Comment cela va-t-il se passer?” Ainsi, le spectateur n’est plus envoûté, mais capable d’analyser l’action sur scène et d’en faire une critique soi-même. Il se retrouve confronté avec les évènements de la pièce et se sent poussé à délibérer - faute d’identification - de manière rationnelle et non émotionnelle, comme c’est le cas dans le théâtre aristotélicien.
Grâce à ces différents moyens, il nous est possible d’activer les spectateurs et de leur démontrer que ce n’est pas la nature que nous devrions changer, mais notre société. Ce ne sont pas les lois de la nature qui sont muables, mais nos valeurs morales et nos idéaux. Se basant sur l’idéologie marxiste, cela est évidemment en forte relation avec le climat politique de l’époque de Brecht. Néanmoins, ce qui en est le message fondamental me semble très marquant pour notre monde d’aujourd’hui.
En effet, selon Brecht, la fonction de l’art est de faire apparaître l’altérabilité de notre monde. Comme l’a décrit Naomi Klein dans son livre This Changes Everything - Capitalism vs the Climate en 2015, notre monde se trouve en guerre entre deux systèmes, à savoir le climat et notre économie, dont seulement un va pouvoir se laisser altérer; et ce ne sont pas les lois de la nature.
Le théâtre épique présente alors les deux points forts suivants qui eux-mêmes amènent une sorte d’enchaînement actio-reactio:
- le “Verfremdungseffekt”, essentiel pour le succès de la tâche éducative de cette forme de théâtre, qui permet d’ouvrir les yeux aux spectateurs qui
- comprennent alors qu’ils ne sont pas des êtres (complètement) déterminés, mais qu’ils peuvent en fait transformer leur comportement et ainsi le futur du monde dans lequel ils vivent.
Pour exemplifier la thèse que le théâtre épique est plus apte à faire face aux défis durables du 21ème siècle que le théâtre aristotélicien, nous allons comparer nos pensées présentes avec une pièce qui est apparu en 2018 et qui traite la thématique des déchets matériels aussi bien que immatériels:
“müll der den man sieht und der den man nicht sieht”
5. Comparaison avec et analyse de abfall der welt
Puisqu’il ne m’était pas possible de voir une représentation de cette pièce, le présent chapitre se concentre sur le texte écrit abfall der welt de l’auteur autrichien Thomas Köck.
Sauf indication contraire, je me référerai dans ce chapitre à ladite pièce.
Au début, Köck explique que “des parties du texte s’appuient sur des parties des biographies des artistes impliqués”. Conséquemment, les frontières entre les acteurs et leurs rôles deviennent floues: faute de distance, cela serait considéré une caractéristique du théâtre aristotélicien. Par contre, la distribution des rôles se fait ad libitum: la pièce ne présente donc pas de personnages déterminés, ce qui serait plutôt attribué au théâtre épique.
En fait, d’un point de vue formel, il serait possible que cette pièce soit jouée par un seul acteur ou une seule actrice, ou bien beaucoup d’artistes: Köck s’est abstenu de préciser quelconques informations sur la distribution du texte.
Les caractéristiques formelles présentent encore d’autres particularités: Köck n’écrit qu’en minuscules - sauf une phrase sur l’avant-dernière page - et utilise rarement la ponctuation. La structure des lignes est parfois inhabituelle et contre-intuitive et interrompt donc le flux de lecture par ailleurs très constant, grâce auquel le texte ressemble fortement à un monologue intérieur. Cela malgré le fait que Köck, en plus du “texte principal”, inclut aussi des parties en dialogue, des paroles de chansons, des références à “Alice in Wonderland” de Lewis Carroll, etc.
Il est donc difficile d’identifier une unité de l’action. Cela vaut également pour l’unité du temps (Köck parle de la colonisation de l’Amérique, des “roaring twenties”, des “mad sixties”) et pour l’unité du lieu (il est question de l’Europe, de la Chine, de l’océan pacifique).
De plus, Köck n’applique pas de “diction poétique”: son langage ne se trouve pas “au-dessus du langage vulgaire”.
En ce qui concerne l’effet d’aliénation, Köck parle directement et sans retenue des problèmes d’aujourd’hui - tels que la guerre, les îlots flottants en plastique, une gestion défectueuse, la pauvreté - ce qui fait que le “Verfremdungseffekt” se produit à partir de la réalisation que notre monde est plein de contradictions. En sortant de leur contexte familier des objets quotidiens comme les cotons-tiges, le gel douche et les jingles publicitaires, le lecteur les perçoit plus clairement et s’interroge sur leur utilité et leur futur, et ainsi sur sa propre consommation.
Ainsi, une devise récurrente est la suivante: “all plots move trashwards”. En plus, une question fondamentale de la pièce est pourquoi certains systèmes ne laissent que des déchets et de la destruction pendant que d’autres produisent de l’espoir et des possibilités:
“ich erinnere mich an die möglichkeit eines anderen systems
das einmal existiert haben wird”
Au lieu d’un cadre et des interactions humaines clairement définis, Köck nous présente alors une pièce dont les différentes parties s’entremêlent et “se dynamisent” si fortement que le lecteur est presque submergé par ces vagues de critiques. Analyse très globale et profonde de la manière de vivre occidentale, abfall der welt rend justice à l’éthique de Hans Jonas qui demande une autre vision de notre environnement (par exemple dans le sens de “Mitwelt” au lieu de “Umwelt”, d’après Klaus-Michael Meyer-Abich). En décrivant la planète de l’extérieur, l’anthropocentrisme est supprimé. En montrant l’interconnectivité de toute chose, le radius de nos actions est élargi. En s’imaginant le monde de demain avec une vision pessimiste, Köck nous rappelle que nos actions possèdent réellement un caractère cumulatif dont il faut être conscient.
L’auteur nous pousse alors à analyser et à repenser notre monde actuel. Il ne propose pas de solutions, mais il nous indique clairement que ce qui se passe actuellement dans le monde n’est ni souhaitable ni tolérable. Il nous rappelle que, bien qu’il semble que ce ne soit pas le cas, toutes nos actions laissent des traces qui resteront visibles ou tangibles pour une durée plus ou moins longue. Généralement, Köck constate que c’est inévitable qu’un système laisse des traces; il est donc d'autant plus important que nous nous efforcions de garder ces traces aussi petites et inoffensives que possible. Sinon, notre système - basé sur le “big american promise”, va se surpasser et ainsi s’effondre complètement:
“wieder ein system das crashen wird
unausweichlich”
6. Conclusion
En conclusion, le théâtre aristotélicien est moins apte à traiter les problématiques écologiques de notre temps que le théâtre épique. En partant d’une structure et d’un but trop restreints, l’effet éducateur lui aussi ne peut pas accéder à un niveau plus global dont nous aurions besoin aujourd’hui dans le théâtre, ou bien dans l’art en général.
Par contre, le théâtre de Brecht nous fournit un modèle qui, grâce à son essence révolutionnaire, peut stimuler le spectateur assez fortement et profondément, en gardant un point de vue distant et critique, pour que celui-ci veuille agir de manière plus écologique.
Tout cela en vue d’une éthique plus inclusive, qui demande que nous nous rendions compte que nous sommes tous participants d’un présent commun qui ne devrait pas compromettre un futur commun.
Cependant, le théâtre aristotélicien ne doit pas nécessairement perdre de son influence et de sa force. Dans un but plus “individuel” où il s’agit de faire naître l’espoir chez le spectateur et de lui montrer des idéaux - des héros - vers lesquels il peut s’orienter, le théâtre classique peut certainement aussi contribuer à un monde dont les habitants se sentent prêts à prendre leurs responsabilités.
La question reste ouverte si, en général, le médium du théâtre est suffisant pour produire de tels changements ou bien si nous devrions plutôt nous tourner vers d’autres formes d’art telles que “performance art” ou “participatory art”, comme l’a analysé par exemple Claire Bishop dans son livre “ARTIFICIAL HELLS - Participatory Art and the Politics of Spectatorship”.
La question fondamentale est alors:
Comment, dans le futur, allons-nous thématiser nos défis durables par le médium de l’art?
7. Bibliographie
ARISTOTE, Poétique (1874), Paris: Imprimerie et Librairie classiques de Jules Delalain et Fils
BRECHT, Bertolt, A Short Organum for the Theatre (1948), http://www.tenstakonsthall.se/uploads/139-Brecht_A_Short_Organum_for_the_Theatre.pdf (consulté le 19 jan. 2020)
DWDS - Digitales Wörterbuch der deutschen Sprache, Theater - Worterklärung, https://www.dwds.de/wb/Theater (consulté le 29 dec. 2019)
Ecocide Law, Who we are, https://ecocidelaw.com/who-we-are/ (consulté le 16 jan. 2020)
EMMECHE, Claus, et KULL, Kalevi, Towards a Semiotic Biology - Life is the Action of Signs (2011), London: Imperial College Press, https://www.academia.edu/727564/Towards_a_Semiotic_Biology_Life_is_the_Action_of_Signs (consulté le 16 jan. 2020)
GODFRAY, Hugh Charles Jonathan, et al., Food Security: The Challenge of Feeding 9 Billion People, dans: Science (2010), Vol. 327, p. 812 - 818; DOI: 10.1126/science.1185383, https://moodle.unifr.ch/pluginfile.php/920683/mod_resource/content/0/Godfray%20et%20al.%202010%20Science%20The%20Challenge%20of%20Feeding%209%20Billion%20People.pdf (consulté le 16 jan. 2020)
JONAS, Hans, Das Prinzip Verantwortung - Versuch einer Ethik für die technologische Zivilisation (7ème édition 1987), Frankfurt am Main: Insel Verlag
KÖCK, Thomas, abfall der welt (2018), Berlin: Suhrkamp Verlag
TREWAVAS, Anthony, Plant intelligence, dans: Naturwissenschaften (2005), Vol. 92, p. 401 – 413; DOI 10.1007/s00114-005-0014-9, http://www.linv.org/images/about_pdf/Naturwissenschaften%202005%20Trewavas.pdf (consulté le 16 jan. 2020)
Wikipédia, Poetik (Aristoteles), https://de.wikipedia.org/wiki/Poetik_%28Aristoteles%29 (consulté le 16 jan. 2020)
Wikipédia, Règle d’or, https://fr.wikipedia.org/wiki/Règle_d%27or (consulté le 1 jan. 2020)
8. Index de l’illustration
GRÜNSCHLOSS, Felix (2017): Abfall der Welt, https://mariebues.de/stuecke/abfall-der-welt/ (consulté le 29 déc. 2019)