Nous pouvons aujourd’hui constater que nous vivons dans un monde qui se numérise. Que ça soit pour acheter, magasiner, se divertir ou même travailler, de plus en plus de nos pratiques sociales et économiques s’adaptent au format numérique. Le numérique réfère avant tout à un ensemble de structures physiques. C’est à dire que c’est par des centres de données et des serveurs répartis un peu partout dans le monde que le numérique peut constituer un espace virtuel au travers duquel il nous est possible d’interagir en tant qu’individu.
L’interaction est entendu comme le processus de mise en relation des individus. C’est la caractéristique essentielle du numérique et c’est par cette dernière qu’il nous est possible de déterminer le rapport que l’on entretient avec cette dernière en tant qu’individu. Si l’on considère le numérique comme un espace virtuel, ce sont alors les individus qui par leurs interactions, façonnent et modèlent cet espace. Pour penser l’individu numérique, il convient donc de déterminer comment l’interactionnisme numérique se définit, donc il faut répondre à la question: Quelles sont les raisons qui poussent les individus à interagir sur le numérique?
Pour répondre à cette question, il nous faut premièrement nous baser sur une conception de l’individu, et nous allons utiliser pour ce faire la théorie capitaliste. Ce choix s’explique du fait que nous vivons aujourd’hui dans un système mondial capitaliste, et que bien que critiquée aujourd’hui, c’est cette conception qui prévaut sur les autres du fait qu’elle fait partie intégrante de notre mode de vie. De plus, le numérique est issu du rapport à l’objet induit par la logique capitaliste. C’est à dire que le rapport à l'objet induit par le système capitalisme a rendu possible à un certain stade de développement du savoir, de développer le numérique par innovation technologique. C’est par une conception de l’individu capitaliste qu’il convient d’abord de penser le rapport individu/numérique.
Ayn Rand, principale théoricienne du capitalisme, explique que l'individu se définit exclusivement par son rapport à la Raison. Mais qu’entend-on par Raison? La Raison est entendu comme la faculté de l’esprit à organiser le réel pour s’y adapter et survivre. C’est à dire que comme n’importe quel organisme vivant, notre détermination primaire est celle de la survie et que nous faisons ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif.
Dès lors, le développement de l’individu nécessite l’adoption d’une attitude rationnelle qui se traduit par un égoïsme rationnel. C’est à dire que le développement “plein potentiel”de l’individu passe par une accumulation égoïste des ressources qui lui est permise d’acquérir, que cela soit sur le plan matériel où social. En sommes, L’individu a pour seul véritable intérêt d’interagir en fonction de ses propres fins. Peut on à partir de cette conception penser l’individu numérique?
Comme évoquée précédemment, l’une des caractéristiques principale du numérique est sa dimension interactive. Selon la conception capitaliste, l’interaction de l’individu n’a de sens que par les déterminants de la survie. Cela reviendrait à dire que le numérique est essentiellement déterminé par un ensemble d’individus interagissant pour assurer leur survie. Peut on alors penser le numérique sur la base d’interaction étant exclusivement motivées par un égoïsme rationnel?
La réalité du numérique que l’on peut constater aujourd’hui remet en cause cette conception. La notion de partage qui est à la base des réseaux sociaux ne peut pas se comprendre par une attitude rationnelle, de la même manière que les financements participatifs, pétitions, et mouvement sociaux: Il existe une multitude d’interactions non égoïstes qui ne nous permettent pas de penser le numérique par la conception capitaliste. Puisque la base conceptuelle de l’individu capitaliste est incompatible avec le numérique, sur quelle autre base théorique de l’individu peut on se baser?
Charles Taylor, philosophe contemporain, explique que l’individu moderne ne se définit pas exclusivement par Soi comme le suppose la conception d'Ayn Rand, mais également par Autrui. L’individu moderne a besoin de se définir socialement, bien qu’il lui soit nécessaire de pallier à ses besoins matériels. En ce sens, l’auteur explique que c’est par la reconnaissance d’Autrui que l’individu peut se déterminer. Par l’expression de son authenticité, soit de ce que l’individu est profondément, la reconnaissance d’Autrui permet à l’individu d’avoir un retour objectif de lui même, lui permettant de se déterminer socialement.
En plus de la nécessité matérielle issue de notre raison, Charles Taylor introduit une nécessité sociale qui s’explique par le besoin des individus de se mettre en relation afin qu’ils puissent mutuellement s’autodéterminer par la reconnaissance de l’expression de leur authenticité. Si l’on admet que l’individu interagit en vertu de ces deux nécessités (matérielle et sociale) on peut concevoir le numérique de la manière suivante: un espace virtuel au travers duquel les individus se mettent en relation pour exprimer leur authenticité et/ou pour assurer leur survie matérielle.
Par cette base théorique on tentera donc ici de dresser le rapport que l’on entretient présentement avec le numérique, puis nous tenterons dépendamment des conclusions qui en suivront, de penser un rapport futur avec le numérique.
Selon cette définition du numérique, le numérique est donc un espace permettant l’expression authentique de l’individu, puisque cette expression est nécessaire afin qu’il puisse se déterminer. En parallèle, notre nécessité matérielle est assurée par le système capitaliste, et le numérique est donc un espace qui est soumis à cette même logique économique. C’est à dire que c’est par le biais d’entreprises privées que les plateformes numériques sociales sur lesquelles nous interagissons (Facebook, Instagram, Youtube...) continuent d’exister.
Le problème est qu’aujourd’hui, nos interactions sociales numérique se voient progressivement conformées à des normes établies par la logique économique, au détriment de l’expression authentique des individus. Je vais exemplifier cette idée au travers de YouTube. YouTube fonctionne sur la base d’individus qui créent et partagent leurs vidéos aux autres individus utilisant cette plateforme. Le concept est simple, il suffit de cliquer sur une vidéo qui nous est proposé et de regarder cette dernière.
D’un autre côté, YouTube est une entreprise privée, et le modèle économique de la plateforme fonctionne par le financement d’annonceurs publicitaires qui peuvent trouver via la plateforme un public auquel vendre leurs produits. En contrepartie, YouTube verse aux créateurs de contenus une rémunération qui dépend de la popularité d’une vidéo ainsi que de son admissibilité sociale.
Le problème est que ce sont les annonceurs publicitaires qui déterminent les critères de ce qui est socialement admissible, et c’est donc sur la base de la capacité d’un utilisateur à être réceptif au produit publicitaire qu’on lui vend, que l’admissibilité d’une vidéo donné est déterminé. Une vidéo traitant en partie d’un sujet considérée comme “socialement sensible” (racisme, avortement, guerre, conflits politique…), aura donc pour conséquence de systématiquement supprimer le revenu de cette vidéo.
Dès lors, les créateurs sont incités à créer du contenu conforme sans quoi leur vidéos ne leur générera aucun revenu, nuisant ainsi au développement de leur activité. Donc il y a ici une perte d’authenticité dans le sens où pour assurer la continuité de ses activités, un créateur n’a pas intérêt à produire un contenu authentique si ce dernier n’est pas conforme aux normes établies par les annonceurs publicitaires.
La conformation des interactions sociales à des normes économiques peut aussi s’observer au travers des autres réseaux sociaux par l’émergence des “influenceurs”. Les réseaux sociaux sont un espace où les individus peuvent partager des contenus de nature diverse. Le principe est le suivant: on peut suivre les publications d’individus particuliers ou de groupes d’individus sur la base de nos goûts et/ou de nos affinités personnelles. Les influenceurs sont des individus qui se servent de leur popularité sur les réseaux sociaux pour vendre des produits commerciaux à leurs “abonnées”, soit les individus qui suivent leur publications, en échange d’une rémunération personnelle par les entreprises.
Parmi ces influenceurs se trouvent certains créateurs de contenus social, qui par leur nécessité matérielle, ont recours à la mise en avant de produit commerciaux. À la différence des autres influenceurs, ils se distinguent du fait que cette influence économique ne se suffit pas à elle même: c’est un complément au contenu social qu’ils apportent.
Ce sont les influenceurs dont le contenu est essentiellement économique qui posent problèmes, car par la grande visibilité qu’ils ont sur les réseaux sociaux, ils sont comme tous les influenceurs des modèles de développement social pour les individus qui les suivent. C’est à dire que puisqu’ils se démarquent des autres sur le numérique, tout individu qui souhaiterait lui aussi se démarquer aurait pour exemple ces influenceurs.
Dès lors, puisque ce sont des modèles sociaux, ce ne sont pas des valeurs basées sur l’expression authentique de leur personne que les influenceurs transmettent, mais des valeurs essentiellement déterminées par la logique économique. C’est à dire que le processus de reconnaissance nécessaire au développement de l’individu ne s’effectue pas sur une base authentique mais sur une base économique.
Il existe donc une subversion économique des interactions numériques sociales qui induit un rapport de l’individu à l’objet se caractérisant par une conformation de nos interactions sociales à des normes établies par l’objet. Là où ça pose problème, c’est que cette cette conformation est progressive. On constatera par exemple que le nombre d’influenceurs est en constante augmentation et un durcissement progressif des critères établies par les annonceurs publicitaires de Youtube.
Donc si ce rapport à l’objet pose des problèmes aujourd’hui dans le développement des individus, c’est dans le futur que ces problèmes semblent vraiment problématique. Si l’on suppose la continuité de notre rapport actuel à l’objet, on peut imaginer un futur dans lequel l’individu serait progressivement asservi à l’objet. Nos interactions sociales sur le numérique perdraient peu à peu leur authenticité, et le développement social serait exclusivement déterminé par la logique économique. Réussir sa vie en tant qu’individu serait socialement perçu par des déterminants exclusivement matériels. Posséder serait synonyme de bonheur, et consommer synonyme de bien-être. Dans cette optique, le numérique serait un outil d’asservissement du sujet (individu) au profit de l’objet.
S’il y a bien quelque chose que l’on puisse affirmer du futur, c’est que ce dernier est incertain. C’est pourquoi il est important que nous gardions à l’esprit que c’est par notre action présente, en tant qu’individus d’aujourd’hui, qu’en ayant conscience de ce problème il nous est possible de trouver des solutions. C’est en assurant un équilibre entre notre nécessité économique et sociale, que le numérique pourra être un outil d’accomplissement de l’individu, en permettant à ce dernier d'interagir de manière authentique.
Parviendrons nous à conserver l'authenticité de nos interactions numériques? L'avenir nous le dira.