Interview avec Samia Hurst

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    Comment l’éthique est-elle entrée dans votre vie ?

    Ça dépend de où on fait commencer la question, et dans quel sens on prend éthique. Dans une certaine mesure, l’éthique en temps que questionnement moral est dans toutes nos vies. Après, en tant que médecin, l’éthique est entrée dans ma vie grâce à des cours dédiés à l’éthique. Nous ne le savions pas, mais nous étions la première volée ayant explicitement des cours d’éthique. Genève avait la première chaire en éthique biomédicale et c’est Alex Mauron qui a enseigné ce cours, et, pour ainsi dire, ouvert la voie en Suisse de l’éthique biomédicale en milieu académique. Nos confrères précédents avaient indirectement une introduction à l’éthique via le raisonnement médical. En fait, on partait du principe que les difficultés à appliquer – là où l’éthique aurait été une bonne aide – est du ressort des superviseurs, des anciens. En tant que jeune médecin, on arrive avec un bagage de connaissances théoriques qu’il convient d’appliquer par la suite, et on rencontre des difficultés pratiques pour lesquels les superviseurs nous apportent leur soutien. J’ai essayé d’appliquer les notions théoriques apprises en cours. J’ai remarqué que le vocabulaire appris grâce à ce cours d’éthique ne faisait pas toujours bonne impression chez certains. Toutefois, d’autres ont accueilli ces notions avec intérêt, et c’est grâce au soutien et conseil de mes patrons que je me suis décidée à partir suivre une formation aux États-Unis, comme sous-spécialisation (grâce à un fellowship). J’ai dû faire des choix stratégiques en fonction de cette nouvelle orientation que je voulais donner à ma carrière. Au lieu de devenir oncologue, une spécialisation très couteuse en temps, je me suis dirigée vers dans la médecine interne et générale. Cela m’a permis d’avoir un horizon plus large des enjeux éthiques, notamment grâce à mon passage d’une année en soins gynécologiques et obstétriques – qui m’a confrontée aux questionnements éthiques liés au début de la vie – ainsi une dernière année sciemment choisie en soins palliatifs et gériatriques pour me confronter aux enjeux éthiques de fin de vie.

     

    Qu’est-ce qui vous plaît particulièrement dans ce domaine ?

    Comme toutes les spécialisations, c’est à la fois passionnant et difficile. C’est la blague connue dans le monde médical : la spécialisation de l’un semble être le pire cauchemar de l’autre. Les situations amenées en éthique biomédicale sont les pires cauchemars de certains médecins, c’est pourquoi régulièrement, lors de congrès d’éthique clinique, on voit au programme des séances dédiées aux cas qui nous hantent.

    De manière générale, il est très intéressant de lire ces situations sous l’angle de conflit de valeurs, c’est alors que des solutions apparaissent. Ce ne sont pas des solutions parfaites, mais des solutions qui prennent en compte les différentes parties. Ces solutions sont la raison pour laquelle, lorsque j’enseigne à des philosophes, je mets en général une slide d’avertissement, un disclaimer, comme quoi ma discipline relève, en quelque sorte de l’ingénierie. Ce ne sont pas des questions dans l’abstrait mais c’est la réalité à laquelle on se confronte. En cela, c’est beaucoup plus appliqué que certains domaines de la philosophie, si on prend comme exemple la métaphysique. Par analogie, j’effectue le travail de l’ingénieur lorsqu’il construit un pont. Il faut que le pont tienne, pourquoi il tient n’est pas aussi central pour l’ingénieur que pour le physicien théorique, en fin de compte. Il faut des définitions pour l’ingénieur tout comme pour le théoricien, mais la rigueur exigée n’est pas la même.

    C’est la raison pour laquelle l’éthique biomédicale recourt à des généralisations et est pleine de nuances, ce qui pourrait irriter certains philosophes défenseur de la philosophie comme discipline intellectuelle rigoureuse aux avis tranchés. Le risque des avis très tranchés et catégoriques, comme l’a si bien formulé Bernard Williams (Ethics and the limits of Philosophy) c’est de se tromper et d’être pris au sérieux. Si on se trompe et est pris au sérieux en tant que bioéthicien.ne, les répercussions peuvent être dramatiques. Alors que si on se trompe en tant que métaphysicien, les conséquences sont moins dramatiques, moins immédiates.

    Avec le temps, les différentes questions et situations vues, il une certaine répétitivité, car la structure sous-jacente est la même, alors on peut référer les personnes à ces cas similaires et c’est en cela qu’on arrivera à donner une réponse cohérente au fil du temps.

     

    L’éthique comme étant une discipline clé en philosophie mais également en médecine, est-ce que les philosophes sont les bienvenus dans l’éthique biomédicale ? Si oui, qu’apportent-ils ?

    Les philosophes amènent connaissances pertinentes dans l’éthique biomédicale. Toutefois, il faut être conscient qu’en tant que philosophe, une fois que le pas est pris, la philosophie ne tend plus à reconnaître les éthiciens comme philosophes, pour des raisons de publications entre autre. Ce sont des disciplines perméables jusqu’à une certaine limite.

    Au sein de l’éthique biomédicale, il y a trois piliers : celui des sciences du vivant, le droit ainsi que la philosophie. Viennent s’ajouter à ces trois aspects la sociologie et la théologie. Les types d’activités faites en tant qu’éthicien.ne.s s’apprennent. Lorsque l’on travaille dans l’éthique appliquée, on aura des activités très différentes en fonction de l’organe auquel on se rattache. Par exemple, dans une commission de recherche sur l’être humain, on aura affaire à des questions de régulation internationale, mais également de méthodologie ; alors que si on fait partie d’une commission d’expérimentation animale, les règles sont différentes, le fonctionnement n’est pas le même. De manière similaire, le soutien éthique dans la pratique clinique n’est pas la même chose. En général, le soutien éthique dans la clinique offre un accès assez ouvert mais il y a peu de places. Ces équipes sont renforcées par des membres citoyens qui viennent d’un autre domaine professionnel que le monde clinique. Le nombre de places est très petit. De plus, ce modèle-là relève du volontariat, c’est-à-dire du bénévolat. C’est une activité en plus de l’activité salariée.

     

    Dans le domaine de l’éthique appliquée, il y a trois domaines d’activités qui relèvent d’activités salariées :

    La recherche et l’enseignement : on y recrute des philosophes (post-doctorants, doctorants entre autre). Toutefois, comme dans le monde académique de manière générale, le nombre de postes stable stagne et la construction en pyramide du monde académique impose aux personnes intéressées d’avoir un plan B, qui demande du temps à développer.

    Dans mon cas, j’ai passé 10 ans de précarité académique tout en sachant qu’avec la formation de médecin j’avais un beau plan B possible qui pouvait me rendre heureuse. Ce plan B est à développer et cela prend du temps, notamment via des formations.
    Consultation en éthique : pour le moment, il n’y a pas de formation en Suisse, mais on y travaille. La formation pour l’heure se fait donc en dehors de la Suisse. Ce qui manque souvent, c’est la pratique. La théorie, certes, est importante mais la pratique change les perspectives du consultant. De temps à autre, les hôpitaux engagent un consultant. Néanmoins, ce n’est pas un poste très confortable étant donné que les coupes budgétaires impliquent une certaine instabilité de l’emploi.
    Éthicien d’administration publique : ce domaine-là vient en soutien aux commissions éthiques.

     

    Quelles sont les questions éthiques biomédicales à l’ordre du jour ? Quelles sont les questions qui reviennent fréquemment ?

    Les questions qui reviennent souvent ce sont les questions de pesée de priorités quand une situation se détériore et que les options diminuent : la question qui vient alors c’est jusqu’où aller ? Il faut prendre en compte le bien humain, qui n’est pas une chose unifiée mais une grappe de choses à prendre en compte.

    Ensuite, une autre question brûlante, ce sont les enjeux éthiques des systèmes de santé, comme c’est le cas avec l’augmentation des primes d’assurances maladies. La question des allocations des ressources au lit du patient est une autre question auxquels les médecins sont souvent confrontés. Tout comme les questions autour de l’argent plus généralement (conflits d’intérêts).

    Enfin, les enjeux technologiques, desquels les médias semblent raffoler, surtout en ce qui concerne les technologies émergentes semblent être des phénomènes où on se plaît à se faire peur avec des amis imaginaires. Nous avions conduit une étude quant à la perception de l’utilisation des données technologiques génétiques, et comme exercice nous avions demandé aux participant.e.s d’imaginer une fois le meilleur scénario (le rêve) et le pire scénario possible (le cauchemar) et de manière très intéressante, il y a un overlap, un recoupement entre ces deux scénarios.

     

    Donc ces nouvelles questions amènent beaucoup de questions, mais ces questions sont-elles des questions éthiques « renouvelées » ? ou est-ce que cela pose des problèmes complètement inédits ?

    Avec les nouvelles technologies, ce sont des questions anciennes qui reviennent sur la table avec un nouveau visage. Nous pouvons prendre un exemple qui remonte au siècle dernier : l’invention de la ventilation mécanique après la deuxième Guerre Mondiale. Par cette invention, une question est devenue brûlante : Est-ce qu’on meurt quand le cerveau cesse de fonctionner ou quand le cœur s’arrête ? Avant cette invention, c’était une question hypothétique, sans implication concrète. Mais avec la ventilation mécanique, le cœur peut battre en l’absence d’un cerveau. C’est également pour cette raison que les transplantations cardiaques fonctionnent : les circuits électriques n’ont pas besoin de rebranchement nerveux, le cœur bat en l’absence d’innervation. Ce qui fait qu’un cœur bat c’est l’apport de sucre et la circulation. Chez les transplantés cardiaques, l’absence de rebranchement nerveux se traduit par un ressenti différent des émotions: ce qui le faisait vibrer autrefois, comme par exemple l’équipe de foot favorite, vient avec un temps de retard, car par la transplantation ce n’est pas l’innervation qui va moduler la réponse en quasi-instantané, mais plus que la réaction hormonale qui est plus lente. C’est un cœur qui bat avec un temps de retard.

    Pour en revenir à la ventilation mécanique, cette technique permet le maintien de la circulation par l’apport d’oxygène. L’oxygène continue d’arriver. Une personne avec un cœur qui bat, mais dont le cerveau ne répond plus, est-elle vivante ? Cette question a des implications pratiques majeures. Si elle est vivante, elle prendra une place à l’hôpital, demandera des ressources au personnel soignants et aura des répercussions différentes pour les proches que si elle est considérée comme décédée. Si la personne ventilée est considérée décédée, les répercussions pour les proches seront différentes du point de vue émotionnel, par le deuil, mais également du point de vue pratique et légal, comme par exemple via la question de l’héritage. Si elle est morte, continuer de la ventiler, n’est-ce pas là enfreindre ce qu’on appelle la paix des morts ?

    Depuis quelques décennies, le consensus est que c’est la mort cérébrale qui est le critère déterminant pour déclarer la mort d’une personne. En effet, c’est le cerveau qui guide le fonctionnement de l’organisme tout entier. De plus, si on veut avoir une définition de la mort comme arrêt définitif, comme fin sans retour possible à la vie, alors la mort cardiaque ne semble pas être le critère souhaitable, car on aurait alors une définition de quelque chose de final qui ne l’est, dans les faits, pas. Depuis les années cinquante, la mort cérébrale comme critère pour déclarer une personne comme décédée n’est pas vraiment remise en question. Le cœur peut s’arrêter, mais par la ventilation on peut maintenir sa fonction.

     

    Comment percevez-vous la collaboration entre médecins et philosophes dans le domaine de l’éthique ?

    C’est bien, c’est une très belle collaboration ; toutefois, je dirais que l’interdisciplinarité, ça s’apprend. Pour qu’une collaboration se fasse dans les meilleures conditions, il faut faire preuve de patience, d’empathie intellectuelle pour commencer l’interdisciplinarité. De même, il faut faire preuve d’humilité, chaque discipline a ses propres problèmes et des solutions qui vont fonctionner pour elle. L’identification de ces problèmes et de ces solutions demande une certaine confrontation à l’autre discipline. En éthique biomédicale cette confrontation passe par la réalité dans le monde des soins. Ainsi, dans le cadre d’un apport des sciences humaines dans le curriculum de médecine, ce qui aide beaucoup, ce sont les contributions conscientes de l’aspect collaboratif, dont les spécialistes se sont familiarisés avec les problèmes propres à cette autre discipline. Dans le cadre de la clinique, ce seront des personnes des sciences humaines qui auront une expérience de la réalité des soins. Cette expérience de la réalité des soins est cruciale. C’est la raison pour laquelle les doctorants de l’institut éthique histoire et humanités effectuent un stage dans le milieu médical. Ce stage en clinique les change.

    La philosophie, basée sur la solidité des arguments se retrouve peut-être en tension car dans l’ « ingénierie » pratiquée par l’éthique biomédicale, il y a le principe de réalité qui intervient. Les arguments ont beau être solides, si ça ne marche pas dans la vraie vie, ça ne marche pas. Ceci peut être extrêmement déboussolant, car la réalité va questionner à la dure.

     

    Avez-vous des conseils pour les étudiants de philosophie qui s’intéressent aux enjeux bioéthiques ?

    Tout d’abord, je conseillerais aux étudiants intéressés par la bioéthique d’aller à la rencontre des éthiciens. Par exemple, à des congrès. Je conseillerais également de lire la littérature et, pourquoi pas, rédiger une réponse à un article et ainsi s’aventurer dans la publication. Il faut également garder à l’esprit ce qui va donner le plus de reconnaissance professionnelle. Si on s’intéresse à la bioéthique, c’est compliqué de rester reconnu comme philosophe. Il faut en être conscient dans sa stratégie pour l’avenir.

    Il y a tout de même quelques philosophes qui s’aventurent dans les congrès biomédicaux. Un exemple qui me vient à l’esprit c’est ma rencontre avec David Benatar, philosophe antinataliste radical, qui nous expliquait lors d’un congrès pourquoi on était malheureux sans le savoir. C’est un philosophe pur sucre, très connu, qui a des positions très radicales et qui argumente qu’avoir des enfants ne fait que contribuer à ce malheur, et qu’en cela il est moralement répréhensible de procréer.

    Donc, il y a de la place, mais il faut savoir s’orienter. Un autre exemple est Agnieszka Jaworska qui dans les années 90, pour la rédaction de son article publié dans un journal de philosophie reconnu (philosophy of public affairs) : “Respecting the Margins of Agency: Alzheimer's Patients and the Capacity to Value”, a fait des stages cliniques. Dans son article, elle défend une construction de l’agence qui se base sur la personne pouvant dire « je veux ça » qui bouscule les visions traditionnelles en philosophie de l’agence. C’est par ces exemples qu’on voit que la littérature philosophique peut dire une chose et la pratique peut en dire une autre. Au lieu d’y voir une contradiction, ou une opposition sans issue, nous pourrions aussi le voir comme un terrain à explorer.