Revue de presse philosophique semaine du 16/10/2023

Approche philosophique des évènements politiques et sociétaux français.

Semaine du 16 au 22 octobre 2023

    Samedi 21 et dimanche 22 octobre, des milliers de personnes se sont rassemblés pour manifester contre la construction déjà entamée de l’autoroute A69 reliant Toulouse à Castres (Occitanie). Le samedi, plusieurs cortèges ont mené des actions différentes. L'un des cortèges a suivi le tracé prévu et annoncé à la préfecture, deux autres ont mené des actions collectives de sabotage tandis qu'un dernier profitait de cette diversion pour entamer la construction d’une zone à défendre (ZAD). Bien qu’il y ait eu quelques dégradations sur une cimenterie, la manifestation s’est déroulée dans une humeur festive et bienveillante, cela jusqu’à l’arrivée des forces de l’ordre le lendemain qui sont intervenues pour déloger les militants et démonter la ZAD. Une autre manifestation avait déjà eu lieu pour contester le projet le 22 avril.

    En quoi consiste ce projet ? L’autoroute A69, deux fois deux voies, longue de cinquante-quatre kilomètres, liera l’A68 qui passe à Verfeil (petite ville proche de Toulouse) à la rocade de Castres. Pour sa construction, ce seront plus de 366 hectares qui seront artificialisés, des milliers d’arbres (dont certains centenaires) qui seront abattus. Une zone de péage est aussi prévue, celle-ci fera payer environ 17 euros aux usagers de l’autoroute. Le projet est fortement contesté. En plus des arguments écologiques, les opposants souhaitent prouver l’inconsistance et l’impopularité du projet. Il existe déjà une route nationale (gratuite) entre Castres et Toulouse. Mais encore, les récents sondages montrent que la population locale s’oppose majoritairement au projet.

    Comment ce projet, jugé anachronique, à contre-courant des enjeux climatiques, a-t-il donc pu voir le jour ? Tout simplement grâce à l’acharnement du lobbying pro-autoroute mené depuis de nombreuses années avec l’implication du patron du groupe pharmaceutique qui porte son nom, Pierre Fabre. Depuis 2006, Pierre Fabre et son groupe se démènent pour que cette autoroute voit le jour et ceci afin d’assurer « plus de sécurité » à leurs nombreux collaborateurs qui arpentent la route nationale, jugée insuffisamment sécurisée. D’abord impulsé sous la droite en 2006, le projet survit alors que la gauche est au pouvoir. Le gouvernement Jospin se voit demander des financements supplémentaires pour construire une deux fois deux voies sont demandés. Mais les crédits de l’État seront ensuite gelés en 2008 par François Fillon (UMP). Autre revirement : la relance du projet sous la présidence de François Hollande (élu socialiste) lors de l’inauguration de l’extension de l’usine historique Pierre Fabre près de Castres. Finalement, Jean Castex, Premier ministre sous la présidence d’Emmanuel Macron, signera le décret de concession en avril 2022 avec la société Atosca. Le projet est aujourd’hui défendu par Carole Delga, présidente socialiste de la région Occitanie. Les travaux ont débuté en mars 2023 et feront probablement face à de nombreuses contestations. 

     

    Manque d’argument, absence de légitimité politique

    Clément Beaune, ministre des Transports, était interrogé dans Questions Politiques sur les arguments démontrant la nécessité de l’autoroute A69. Plutôt que de trouver des éléments de réponse qui prouveraient les vertus de cette autoroute pour la population locale, ou pour les Français de manière générale, le ministre a dénoncé la violence de « casseurs », ajoutant qu’une « minorité ne peut imposer sa décision à la majorité », cela parce que nous sommes dans un « État de droit ». Lorsqu’il lui est demandé « quel est l’argument de fond de ce projet ? », Clément Beaune répond que l’argument principal est que ce projet a été discuté et souhaité depuis longtemps par les élus. Un autre argument serait celui du désenclavement de la ville de Castres pour permettre son essor économique. Revenons sur le premier argument. Parce qu’une majorité d’élus seraient favorables à ce projet, ce dernier serait légitime et non questionnable. En effet, 900 élus locaux ont signé une tribune qui approuve le projet. Seulement, qui sont ces élus ? Si nous regardons la liste, nous y voyons des maires, des conseillers régionaux et départementaux. Ces élus représentent-ils véritablement la volonté du peuple ? L’argument politique pour asseoir la légitimité d’une décision, qu’il sorte de la bouche d’une partie des socialistes anti-NUPES ou des partisans du gouvernement, est souvent celui du respect de la démocratie et des valeurs républicaines. Une des valeurs républicaines est celle de la représentativité de la volonté populaire. Or, si nous observons les chiffres de l’abstention des dernières élections régionales, départementales et municipales, il semble que le processus démocratique soit entravé par l’élection de personnalités politiques non représentatives de la volonté de la majorité des habitants. Regardons les chiffres des dernières élections municipales, départementales et régionales. En 2021 en Occitanie, seuls 37,24% des électeurs inscrits sur les listes sont allés voter pour les régionales, et quatre électeurs sur dix pour les départementales la même année. Toujours en Occitanie, les élections municipales de 2020 ont connu un taux d’abstention de 51,98%. Comment alors affirmer que la parole des élus représente la volonté du peuple en la matière ? Dans ce contexte la parole des élus locaux, favorables ou pas à la construction de l'A69, devrait peser moins lourd dans le débat public. La seule façon de vérifier ce que pensent les habitants du département ou de la région est de les sonder directement via un référendum, chemin démocratique refusé par le gouvernement. L’argument démocratique ne peut être déployé que s’il respecte le principe même de démocratie, c’est-à-dire respecter la volonté politique de la majorité des citoyens. Pour le moment, les derniers sondages témoignent d’une majorité d’opinions favorables à l’arrêt du projet de construction de l’A69.

    Le deuxième argument du ministre des transports est celui du « désenclavement » de la ville de Castres. Lors de la dernière manifestation contre le projet de l’A69, on pouvait entendre : « laissez-nous être enclavés ! ». En effet, il n’existe pas d’argument, sauf un argument purement libéral, qui prouve la nécessité de désenclaver une ville. La ville de Castres est déjà accessible, une grande partie des habitants du département vivant le long de cette future autoroute, ne veulent pas de ce projet qui ne servira finalement qu’à ceux qui pourront payer le péage, particuliers aisés ou grandes entreprises de transport. Ici, ce sont deux idéologies qui s’affrontent. La première est ultralibérale et affirme la nécessité de déployer tous les moyens nécessaires, peu importe le coût écologique, pour assurer le bon fonctionnement des entreprises. La seconde prône un localisme et préfère favoriser le développement de producteurs locaux qui respectent à la fois la fertilité et la diversité du territoire. Les partisans de ce localisme n’ont que faire d’être reliés plus rapidement aux grandes villes au sein desquelles le mode de vie diffère de celui des villes à taille plus réduite. Une fois de plus, c’est la vision capitaliste et libérale qui se heurte à la vision locale, celle qui préfère les circuits courts et les processus moins centralisés, politiquement et économiquement.

     

    Le "vrai" manifestant

    Au micro de France Inter dans Questions politiques, Clément Beaune fait clairement la distinction entre les « vrais » manifestants et les « casseurs » ou militants violents. Le « vrai » manifestant, si nous suivons son raisonnement, serait celui qui préconise la discussion plutôt que la désobéissance civile, qui use des moyens démocratiques mis à sa disposition comme la manifestation ou le vote. Le mauvais manifestant, qui devient souvent un « casseur » dans le discours politique, serait celui qui userait de la violence pour faire valoir son opinion plutôt que de respecter celle exprimée par les élus "représentant" le peuple. En dehors du contexte actuel dans laquelle la France se trouve, l’argumentation de Clément Beaune paraît légitime, il donne la définition même de l’expression démocratique. Cependant, il oublie ou occulte les dysfonctionnements démocratiques dont le gouvernement est en partie à l’origine. Résumons la situation.

    Un groupe industriel lance l'idée d'un projet d'autoroute pour améliorer sa compétitivité. Ce projet est à la fois écocide (artificialisation des sols, destruction de milliers d’arbres, construction d’usines polluantes) et impopulaire (61% des habitants du Tarn et de la Haut-Garonne, sur un échantillon représentatif, sont opposés à ce projet). Il existe par ailleurs un consensus scientifique autour de ce projet. Deux milles scientifiques ont signé une lettre ouverte au président de la République pour le dénoncer. Valérie Masson-Delmotte, membre du GIEC et directrice de recherche au CEA (Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives) a aussi exprimé son opposition. Diverses associations et plusieurs collectifs citoyens comme Solidaires, Les soulèvements de la terre, La voie est libre, mais aussi le groupe national de surveillance des arbres (GNSA), ont tenté d'alerter les autorités sur les conséquences catastrophiques qui découleraient de la construction de l’A69. Face à un projet dénué d’arguments d’utilité publique, que faire lorsque la population, les scientifiques et les associations ne sont pas entendus ? Que faire lorsque la proposition d’un référendum est refusée, lorsque les manifestations pacifiques n’ont pas eu d’impacts sur les décisions politiques ? Lorsque la voie légale n'aboutit qu'à de l'indifférence ou du mépris, quel est le moyen d'action dont dispose le "bon manifestant" pour se faire entendre ? Clément Beaune s’emploie avec vigueur à décrédibiliser la désobéissance civile, dressant la liste des quelques barres de fer et couteaux retrouvés. Mais il oublie une violence bien plus terrible, la violence politique, sans laquelle la violence contestataire n’existerait pas. L'impasse à laquelle mènent les voies démocratiques empêche tout contre-pouvoir d’exister. Le gouvernement agite désespérément l'argument de la représentativité incarnée par les élus locaux. Mais il n’existe pas de système véritablement représentatif en France. Déçue par le peu d’alternatives réjouissantes, la nouvelle voie démocratique ne s’exprime pas dans les urnes mais dans la vie de tous les jours, à travers des projets innovants et dans la contestation systématique de toutes formes de domination. Si le gouvernement souhaite revaloriser l’argument démocratique, il lui faudra tout d'abord écouter l'expression du peuple, majoritairement opposé au système néolibéral et qui, par manque d'alternatives politiques, s'est détourné des urnes. La légitimité politique mise en avant pour justifier la réalisation de ce projet "ne tient pas la route". Il semble donc nécessaire de continuer à prouver l’aspect fallacieux des arguments qui visent à légitimer des décisions politiques non légitimes. Ceci pour que les termes « démocratie » et « République » ne soient plus employés pour défendre des projets qui ne sont le résultat d’aucun processus républicain ou démocratique.

     

    L'importance des mots

    Dans ce dernier paragraphe, nous insisterons sur l’importance des mots. Comme nous l’avons développé à la fin du paragraphe précédent, les mots « république » et « démocratie » sont souvent utilisés de façon abusive, dans le but de donner une légitimité à l'action du gouvernement alors que les projets politiques ne sont que très rarement animés par un esprit républicain ou démocratique. Lors de la période des gilets jaunes ou pendant l’épisode des retraites, seule la violence contre les policiers était pointée du doigt par le gouvernement. Certains discours faisaient le raccourci entre les violences contre les policiers et le rejet de la République et des principes démocratiques. Puisque la police incarnerait les institutions et la défense de la République, s’en prendre à elle reviendrait à s’attaquer aux institutions républicaines et à leurs règles. Seulement, sans revenir en détail sur ce sujet qui a déjà été analysé dans l’article De la démocratie en France, la population était justement descendue dans la rue parce qu’aucun processus démocratique n’était à l’origine des mesures contraignantes prises à l'encontre de l’ensemble de la population. Comment alors parler de « république » ou de « démocratie » si la parole du peuple ne pèse en rien sur les réformes qui affectent lourdement leurs vies ? Employer ces mots dans de tels contextes relève de la tromperie.

    Pour terminer cette revue de presse, nous allons nous attarder sur un dernier terme, celui de « socialisme ». Cela fait longtemps que ceux qui connaissent la définition et l’histoire du socialisme doivent se demander pourquoi le Parti Socialiste est aujourd’hui devenu si peu socialiste ? Le socialisme est un courant libertaire, qui vise l’égalité sociale. Il a engendré le communisme et l’anarchisme. Ce courant a connu de grandes figures comme le pacifiste et anticolonialiste Jean Jaurès, mais aussi Léon Blum qui est à l’origine des congés payés ou encore des révolutionnaires comme Auguste Blanqui. Le socialisme représente le combat militant pour l’égalité, contre les inégalités sociales et contre l’exploitation des hommes par les hommes. Comment est-ce que Carole Delga, Présidente de la région Occitanie, peut-elle affirmer "droit dans les yeux" être de gauche et socialiste ? Au micro d’Europe 1, elle définit sa gauche comme une gauche qui « refuse le vote blanc », qui est républicaine, qui aime l’entreprise et soutient les salariés. Mais quelle est la part du républicanisme lorsque l’on soutient un projet à ce point impopulaire ? Le républicanisme est-il compatible avec le refus du vote blanc, expression du mécontentement ?  Lorsqu’il lui est demandé de donner un point commun entre sa ligne politique et celle des autres partis indubitablement de gauche (France Insoumise et le parti écologiste), Carole Delga répond : « proposer un projet de société à nos concitoyens ». Cela est-il propre à la gauche ? Les partis de droite et d’extrême droite ont eux aussi un projet de société à proposer. Exceptée cette réponse, qui n’en est pas une, Carole Delga ne trouve aucun autre point commun véritablement « de gauche » avec les autres partis. Serait-ce parce que la politique qu’elle mène repose sur des principes beaucoup plus ancrés à droite ? La défense du patronat et des forces de l’ordre au détriment de la parole citoyenne est un comportement que nous avons beaucoup observé à droite. Une fois de plus, le terme de « socialiste » ou « gauche » ont été détournés par une personne qui les a vidés de leurs substances. Ne cessons jamais de questionner l’utilisation qui est faite des termes en politique, car ceux-ci construisent notre imaginaire quant à la personnalité et aux idées de nos hommes et femmes politiques.

     

    Références