L’utilité de l’inutilité de la passion du pour-soi chez Sartre

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    Résumé :


    En proclamant l’inutilité de la passion du pour-soi à réaliser la fusion des régions d’être, Jean-Paul Sartre n’entend pas du tout conclure à un échec définitif de la réalité- humaine. Notre analyse a démontré que l’échec de l’être-en-soi pour-soi se ressaisit, en fin de compte, comme gain de l’existence. Ainsi, plutôt que d’abandonner le combat pour sa perfection au regard de la négation qui est au cœur de la réalité-humaine, l’homme doit continuer à la rechercher, non pas pour l’obtenir, mais pour tendre vers sa réalisation.
    L’essentiel, ici, ce n’est pas l’atteinte de la perfection, mais la poursuite de cet idéal.

    Mots clés : Être – En-soi – Pour-soi – Réalité-humaine – Valeurs.

     

     

     

    Introduction :


    La philosophie de Jean-Paul Sartre regorge de petites formules qui, parfois, alimentent la polémique. L’une des plus célèbres de ces formules est sans nul doute celle-ci : "l’homme est une passion inutile". Ce propos, tenu quasiment à la fin de son analyse du sujet humain sous sa double postulation ontologico-phénoménologique dans L’Être et le néant avec ce sous-titre évocateur, "Essai d’ontologie phénoménologique", ne passe pas inaperçu. Étant donné que toute l’analyse de l’œuvre est parsemée de qualificatifs dégradants pour l’homme, l’assimilant à un néant d’être, un trou d’être et à la souffrance perpétuelle, cette formule semble la sentence définitive, la condamnation sans recours pour la réalité-humaine aux yeux
    de certains critiques, entre autres, Fulbert Cayré, Pedro Descoqs. Toutefois, qu’est-ce qu’il en est exactement ? La formule sartrienne décrivant l’homme comme une passion inutile s’épuise-t-elle dans la négativité ? Ne peut-on pas l’analyser comme une positivité, une sorte de récupération de la réalité-humaine après son échec à réaliser l’être parfait ? En clair, à quoi renvoie cette formule ?

    I- La réalité-humaine comme désir d’être Dieu


    Selon Sartre, Dieu, en tant qu’être parfait doit rassembler toutes les dimensions de l’être, à savoir l’être et le non-être ou, pour utiliser ses propres termes, l’être-pour-soi et
    l’être-en-soi. Les régions d’être étant opposées par nature, les rassembler en un seul être n’est qu’une vue d’esprit. Pourtant, la réalité-humaine vit sous le mode de la tentative de la conciliation des deux régions irrémédiablement opposées. C’est cela même la passion. Il est impossible pour la réalité-humaine de se passer de cette tentative, en raison de sa constitution comme manque. Ainsi que Sartre l’écrit, « la réalité-humaine se saisit dans sa venue à l’existence comme être incomplet. Elle se saisit comme étant en tant qu’elle n’est pas, en présence de la totalité singulière qu’elle manque et qu’elle est sous forme de ne l’être pas
    et qui est ce qu’elle est. La réalité humaine est dépassement perpétuel vers une coïncidence avec soi qui n’est jamais donnée » [1]

    On peut comprendre à travers cette idée que c’est le
    manque même qui caractérise la réalité-humaine.
    De cette façon, la totalité qu’elle veut se donner n’est pas réalisable, d’où son effort inutile de vouloir coûte que coûte, vaille que vaille, aboutir à sa complétude ou à sa plénitude.

    Dans cette mesure, la réalité-humaine, effectivement d’appréhende comme une passion inutile parce que sans espoir de parvenir à la réalisation du projet d’être plein. Mais, si la tentative humaine de fonder Dieu demeure toujours vaine dans, comment, finalement, convient-il de concevoir Dieu ? Ne faut-il pas, dès lors, concevoir la course à la réalisation de Dieu comme source de valeurs ?

    II- La tentative d’être Dieu comme recherche de valeurs


    Que faut-il comprendre à travers ce titre ? Il est ressenti par la réalité humaine en tant qu’insuffisance d’être, une totalité d’être qu’elle n’est pas, et qui semble pourtant être ce
    qu’elle devrait être, et qu’elle cherche à être. Autrement exprimé, parce qu’ayant l’idée de parfait, l’être imparfait se sait imparfait. Mais en même temps, il fait des efforts pour faire de soi-même cet être parfait qu’il ne pourra jamais être. « Ainsi la réalité humaine surgit comme telle en présence de sa propre totalité ou soi comme manque de cette totalité. Et cette totalité ne peut être donnée par nature, puisqu’elle rassemble en soi les caractères incompatibles de l’en-soi et du pour-soi. Et qu’on ne nous reproche pas d’inventer à plaisir un être de cette espèce : lorsque cette totalité dont l’être et l’absence absolue sont hypostasiés comme transcendance par delà le monde, par un mouvement ultérieur de la médiation, elle prend le nom de Dieu » [2]

    Partant, Dieu, être parfait que l’être imparfait échoue à être prend le sens de l’irréalisable à la manière de la valeur. En effet, la valeur peut être vue comme ce que l’on veut réaliser sans pouvoir y arriver. L’être de la valeur se révèle comme manque d’être. Par la pureté qu’on lui reconnait, la valeur se présente comme quelque chose d’irréalisable, le modèle par excellence ou tout simplement comme le Bien platonicien. Nous disons Bien platonicien, parce que dans le monde des Idées de Platon, il fait du Bien le stade suprême de la perfection vers quoi doivent tendre les êtres perfectibles.

    Chez Sartre, également, le soi ou l’être, en tant qu’horizon du pour-soi cherchant à être prend le sens de valeur comme il l’affirme à travers l’idée suivante :

    « Nous pouvons à présent déterminer avec plus de netteté ce qu’est l’être du soi : c’est la valeur. La valeur, en effet, est affectée de ce double caractère, que les moralistes ont fort incomplètement expliqué, d’être inconditionnellement et de n’être pas. En tant que valeur, en effet, la valeur a l’être ; mais cet existant normatif n’a précisément pas d’être en tant que réalité. Son être est d’être valeur, c’est-à-dire de n’être pas être. Ainsi l’être de la valeur en tant que valeur, c’est l’être de ce qui n’a pas d’être. La valeur semble donc insaisissable : à la prendre comme être, on risque de méconnaître totalement son irréalité et d’en faire, comme les sociologues, une exigence de fait parmi d’autres faits » [3]

    Cette idée signifie que la valeur est l’horizon de l’être. Cela ne veut pas dire pour autant que l’être serait une existence réelle ou matérielle contenue dans quelque chose qu’on appelle valeur. Ici, la valeur prend le sens de ce qui est à rechercher parce que ne pouvant pas être
    possédée.


    III- La valeur comme l’horizon de l’être


    La valeur a un caractère insaisissable ainsi que l’a fait remarquer Ehrenfels : La valeur d’une chose est sa désirabilité. Ceci pour dire tout simplement que « la valeur est par-delà l’être » [4] C’est la raison pour laquelle Sartre nous met en garde de réduire la valeur à un acte
    valorisant.

    Pour lui, en effet, si on considère par exemple la noblesse comme valeur, « elle se donne comme un au-delà des actes envisagés, comme la limite, par exemple, de la
    progression infinie des actes nobles » [5]

    Ainsi, aucun acte noble ne peut-il épuiser la noblesse
    en tant que valeur, c’est-à-dire l’horizon vers lequel tendent les actes nobles. L’acte noble échoue toujours à atteindre la noblesse elle-même comme être-raison dudit acte. C’est dans cette logique que se donne à comprendre l’idée suivante : « La valeur, c’est le soi en tant qu’il hante le cœur du pour-soi comme le pour quoi il est. La valeur suprême vers quoi la conscience se dépasse à tout instant par son être même, c’est l’être absolu du soi, avec ses caractères d’identité, de pureté, de permanence, etc., et en tant qu’il est fondement de soi. C’est ce qui nous permet de concevoir pourquoi la valeur peut à la fois être et ne pas être. Elle est comme le sens et l’au-delà de tout dépassement, elle est comme l’en-soi absent qui hante l’être pour soi » [6]

    Comme il est donné de voir à travers cette idée, la valeur se donne à saisir comme l’être-en-soi que le pour-soi poursuit par l’acte de néantisation sans jamais pouvoir l’atteindre. En ce sens, s’écarte toute possibilité de distinguer la valeur de Dieu. Il y a une compénétration saisissante entre la valeur et Dieu ; ce qui permet de comprendre tantôt Dieu comme valeur, tantôt la valeur comme Dieu dans la pensée sartrienne. En effet, si nous convenons que pour Sartre Dieu n’existe pas et qu’il vient d’être établi une relation intime entre Dieu et la valeur, c’est reconnaitre, même implicitement, que la valeur est aussi manque d’être. « La valeur, c’est cet être manqué dont la liberté se fait manque ; et c’est parce que celle-ci se fait manque que la valeur apparaît ; c’est le désir qui crée le désirable, et le projet qui pose la fin. C’est l’existence humaine qui fait surgir dans le monde les valeurs » [7]

    La valeur en tant que le désirable est la preuve que la valeur n’existe pas, parce que rien ne saurait assouvir une fois pour de bon le désir. L’homme désire toujours au-delà de ce qui est censé combler son désir.


    IV- Les implications positives de la passion inutile


    Même, à bien considérer les choses, on se rend compte qu’il arrive même à l’homme ordinaire d’aborder dans le même sens que le penseur. Combien de fois n’avions-nous pas entendu dire dans nos échanges quotidiens ces paroles : la valeur, ce n’est pas ce qui est, mais plutôt ce qui doit être ; la valeur, c’est la recherche de l’excellence ou du mieux, etc. Mais ce qui doit être, l’excellence ou le mieux ne renvoient-ils pas tous au suprême bien dont Sartre dit qu’il reste en infinie progression, pour ne pas dire fluctuant et insaisissable ? En tout cas, la recherche de la réalisation de Dieu et la visée des valeurs renvoient à une seule réalité :
    la vertu humaine. On ne peut acquérir de positivité dans la vie, si on ne vit pas passionnément. Toute vie bien menée, doit s’infuser d’un peu de passion.


    IV- Les implications positives de la passion inutile


    Même, à bien considérer les choses, on se rend compte qu’il arrive même à l’homme ordinaire d’aborder dans le même sens que le penseur. Combien de fois n’avions-nous pas entendu dire dans nos échanges quotidiens ces paroles : la valeur, ce n’est pas ce qui est, mais plutôt ce qui
    doit être ; la valeur, c’est la recherche de l’excellence ou du mieux, etc. Mais ce qui doit être, l’excellence ou le mieux ne renvoient-ils pas tous au suprême bien dont Sartre dit qu’il reste en infinie progression, pour ne pas dire fluctuant et insaisissable ? En tout cas, la recherche de la réalisation de Dieu et la visée des valeurs renvoient à une seule réalité : la vertu humaine. On ne peut acquérir de positivité dans la vie, si on ne vit pas passionnément. Toute vie bien menée, doit s’infuser d’un peu de passion.

    V- La passion fonde l’existence


    L’être qui demande à être complété est en quelque sorte déjà conçu comme totalité, c’est-à-dire un être à qui ou à quoi on peut ajouter sa partie manquée afin de l’achever. On peut alors affirmer que c’est la transcendance humaine qui en tant qu’épreuve appelant à rechercher l’être qui quoique paraissant être à portée de main se soustrait toujours qui dévoile le désir. Par le désir, l’homme est comme perpétuellement appelé à être ce qu’il n’est pas tout en pensant pouvoir être un jour ce être qu’il n’est pas mais pour lequel il ne cesse de fournir des efforts pour être.
    Appréhendé de cette manière, le désir nous ramène à la situation du pour-soi et de l’en-soi. En effet, le pour-soi s’éprouvant comme manque de soi et recherche de ce soi, se présente comme une possibilité d’être ce soi. Mais en même temps si son soi ou ce soi est réalisé, le pour-soi devient en-soi. Alors que, nous dit Sartre :

    Cette tentative aboutit à la néantisation de l’en-soi, parce que l’en-soi ne peut se fonder sans introduire le soi ou renvoi réflexif et néantisant dans l’identité absolue de son être et par conséquent sans se dégrader en pour-soi. Le pour-soi correspond donc à une destruction décomprimante de l’en-soi et l’en-soi se néantit et s’absorbe dans sa tentative pour se fonder. [8]

    C’est dire tout simplement que, dans sa vaine tentative pour être Dieu, l’homme se fait exister comme homme. Alors qu’en tant qu’existant, il échoue à coïncider avec soi. Et pourtant, il lui est permis de tendre vers cet être qu’il ne sera jamais et ce, avec l’échec que cela comporte. C’est l’existence même qu’on appelle précisément manque d’être, et qui est pourtant cette manière d’être du pour-soi. Ainsi, ressort-il de manière évidente que la synthèse des régions d’être que sont en-soi et pour-soi est impossible. Partant, la remarque suivante faite par Sartre prend tout son sens : « La réalité-humaine se saisit dans sa venue à l’existence comme être incomplet. Elle se saisit comme étant en tant qu’elle n’est pas, en présence de la totalité singulière qu’elle manque et qu’elle est sous forme de ne l’être pas et qui est ce qu’elle est. La réalité humaine est dépassement perpétuel vers une coïncidence avec soi qui n’est jamais donnée » [9]

    Conclusion :

    La néantisation de l’être ou l’échec pour la réalité-humaine de coïncider avec soi n’est pas vaine tentative, ce n’est pas un échec. En réalité, cette entreprise se transforme en gain pour l’homme, dans la mesure où, à travers elle, il acquiert des valeurs pour la conduite de sa vie. Sans cette passion, sans cet effort, certainement, l’homme se confondrait à l’être-en-soi et perdrait toute dignité.

    Quelques indications bibliographiques

    1-SARTRE, Jean-Paul, L’Être et le néant, Paris, Gallimard, 1980, 699 p.


    2-DE BEAUVOIR, Simone, Pour une morale de l’ambigüité, Paris, Gallimard, 1972, 370 p

     

    Notes

    [1] Jean-Paul SARTRE, L’Être et le néant, Paris, Gallimard, 1980, p. 128.

    [2] Ibid., p. 129.

    [3] Ibid., p. 131.

    [4] Ibid., p. 132.

    [5] Ibid.

    [6] Ibid.

    [7] Simone de BEAUVOIR, Pour une morale de l’ambiguïté, p. 20.

    [8] L’Être et le néant, op. cit, p. 12.

    [9] Ibid, p.128.