Faisant sortir la médecine des temples, selon Hippocrate, la santé consistait en un équilibre "naturel" que le médecin tentait de rétablir. Dans une collaboration active avec le malade, le médecin devient un homme de l’art qui ne fait qu’aider le processus naturel de guérison1. On retrouve cette idée dans la phrase célèbre d’Ambroise Paré : « Je le pansai, Dieu le guérit ». Le mystère reste ainsi présent et la médecine hippocratique n’était pas totalement détachée de certains mythes ou fantasmes.
Or de nos jours, la maladie est vue comme la conséquence d’agents pathogènes externes (traumatismes, virus, facteurs toxiques) ou de désordres internes (déséquilibre biochimique). La médecine comme science a pour but de comprendre et de traiter les conséquences d’un dysfonctionnement organique observable. Dès lors le malade peut être envisagé comme une victime (plus ou moins responsable suivant les circonstances) d’un dérèglement d’origine physiologique qu’il ne peut véritablement comprendre.
Pourtant, il fut une époque où médecins et malades pensaient la maladie dans le même langage, celui d’une « métaphysique du mal ». Ce temps est définitivement révolu. La maladie du malade est bien différente de celle du médecin. A cet égard, il n’est pas inutile de rappeler que la langue anglaise possède plusieurs termes pour évoquer la maladie. Il existe ainsi une différence entre les altérations biologiques qui porte le nom de disease et le terme illness[1] qui représente le vécu subjectif du malade. Avec cette distinction nous sommes face à deux approches, celle qui se veut rationnelle, scientifique, donc du médecin, et celle plus phénoménologique, plus imprégné d’affects du malade. Ces discours sont deux vérités qui reposent toutefois sur des types de savoirs qui n’ont que peu de choses en commun. Que ces discours puissent à un moment donné se rencontrer représente alors tout l’enjeu de la relation soignante. Cette rencontre est d’autant moins aisée qu’il peut tout aussi bien avoir disease sans illness, c’est à dire anomalie biologique sans symptôme, qu’illness sans disease, c’est à dire processus de somatisation.
Par ailleurs, les pathologies mortelles (du moins dans nos pays occidentaux) ne sont plus dues comme auparavant à des maladies infectieuses (sauf le sida depuis les années quatre-vingt) mais renvoient plus directement à des maladies (cancers, maladies cardio-vasculaires) pour lesquelles les comportements individuels peuvent être parfois en cause. Ainsi, il est devenu habituel de parler de sa santé comme d’un capital reçu, d’un patrimoine dont on aurait hérité qu’il s’agirait d’éviter de gaspiller, de gérer au mieux, voire, si possible, de faire fructifier. Dans une société qui place la santé et la jeunesse comme des valeurs premières, la maladie d’un point de vue personnel se vit de plus en plus comme une terrible injustice, d’autant plus que cette expérience reste largement de l’ordre de l’incommunicable. Reste que – suivant le degré de responsabilité réelle ou imaginée que l’individu a dans la survenue de sa maladie – cette injustice est souvent considérée (par les autres) comme relative.
Toutefois, faits nouveaux, dans les deux cas de figure – que la maladie soit considérée comme une injustice (physiologique ou sociale) ou que l’on considère le malade comme responsable par son mode de vie de sa maladie – on attend du malade qu’il collabore activement à son traitement. La passivité en ce domaine est devenue mal acceptée puisqu’il faut être acteur de sa maladie – au risque parfois d’ailleurs d’augmenter considérablement l’anxiété des malades. Ne pas collaborer, refuser l’aide de la médecine devient incompréhensible, parfois même quasiment la marque d’un esprit rebelle qu’il s’agirait de remettre dans le « droit chemin ».
Quelle santé?
La maladie peut donc être définie de manière bien différente selon l’approche qui est privilégiée, celle du médecin ou celle du malade, celle de la science ou celle de la doxa. Ce qui est vrai pour la maladie l’est tout aussi pour la santé qui reste de la même manière une notion bien relative. Pour Leriche, c’est simplement la vie dans le silence des organes. La santé traditionnellement correspond ainsi depuis Hippocrate à un état d’équilibre naturel. Canguilhem voit pour sa part dans la santé cette capacité de tomber malade et de guérir, c’est donc selon lui un « luxe biologique ». Levinas associant la vie au corps explique : « La vie atteste, dans sa peur profonde, cette inversion toujours possible du corps-maître en corps-esclave, de la santé en maladie.[2] » Quant à l’OMS, sa vision est particulièrement large puisque la santé n’est rien moins qu’« un état de complet bien-être physique, mental et social (qui) ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité.[3]» Reste, et ce n’est pas le plus simple, à définir ce qu’est le bien-être ? Ainsi, de la santé comme absence de maladie ou silence du corps, on passe à la santé comme bien-être total.
De manière plus générale, il serait possible de distinguer deux grandes conceptions de la santé. La première conception dont nous parle Nietzsche, sous le terme de « grande santé », représente la vérité du corps vivant mise à l’épreuve de tous les désirs. La santé y est perspective, puissance de vie mais en aucun cas un objet pour la science. Liberté même, la santé est non-conditionnée, impossible à comptabiliser. D’ailleurs, la maladie ici ne s’oppose pas à la santé. Au contraire la maladie est nécessaire puisqu’elle est un point de vue sur la vie qui fait disparaître l’attachement innocent à la vie. L’homme qui a connu la maladie est donc littéralement « inguérissable », non pas qu’il reste malade, mais l’expérience même de la maladie le rend autre, la guérison suppose la fin de l’innocence biologique comme le notait Georges Canguilhem.
La seconde conception de la santé n’a rien à voir avec la première puisque ici la « bonne santé » se résume à un RAS (rien à signaler). Elle serait d’autant meilleure qu’elle se situerait au plus près d’un état dit « normal » défini par la science. En bref, c’est la vie dans les normes et la quiétude. La santé peut donc parfois s’opposer à la vie comme puissance d’exister. Elle peut même devenir un élément « perturbateur » de la vie, car pour reprendre Sophocle : « La vie ne veut pas guérir ».
Si nous entretenons aujourd’hui un rapport de plus en plus médicalisé au corps et à la santé, c’est que cette seconde conception de la santé est aujourd’hui hégémonique. D’un droit aux soins, on serait passé à un droit à la santé. Pourtant, si la santé dépend en partie de l’efficacité des soins médicaux, elle dépend aussi, il ne faudrait pas l’oublier, d’autres facteurs qui ne sont pas liés à la médecine. Ainsi, les déterminants de la santé (notion essentielle en santé publique) ne se réfèrent pas uniquement au système de soins. Le mode de vie, l’environnement et la biogénétique (vaccination et peut être dans l’avenir thérapie génique) sont des déterminants qui agissent tout autant – sinon plus – sur l’état de santé d’une population que la seule activité médicale curative. Il ne s’agit évidemment pas ici de nier les bienfaits de l’évolution des techniques médicales en terme notamment d’espérance de vie, mais simplement de souligner que de nombreux autres facteurs sont en causes.
- [1] Notons que la langue anglaise est particulièrement riche en ce domaine puisqu’il existe un troisième terme pour nommer la maladie, celui de sickness qui lui se rapporte au processus de socialisation des épisodes pathologiques
- [2] Levinas E. Totalité et infini, op. cit., p. 177.
- [3] Extrait du préambule de la Constitution de l'Organisation mondiale de la Santé.