La santé comme puissance

Chaque chose, autant qu'il est en elle, s'efforce de persévérer dans son être. - Spinoza, Éthique, Troisième partie, Proposition VI
La Joie est le passage de l'homme d'une moindre à une plus grande perfection. - Ibid. Définition II des affects
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    Parler de la santé n’est pas une tâche facile dans la mesure où l’on a trop souvent tendance à définir celle-ci négativement et à la réduire à l’absence de maladie. Or, l’expérience nous en offre des témoignages fréquents, nous savons bien qu’il y a parfois des malades en meilleure santé que certaines personnes dites « bien portantes ». Ce constat signifie donc que la santé n’est pas l’opposé de la maladie et que la différence entre la maladie et la santé n’est pas de nature, mais de degré. En effet, personne ne peut prétendre qu’il est en parfaite santé, il suffit de s’étudier quelque peu et l’on s’aperçoit que l’on ressent une légère douleur dans telle ou telle partie de notre corps, que l’on ne digère pas correctement certains aliments, que l’on souffre de telle allergie, etc. Sans aller jusqu’à affirmer comme le docteur Knock que toute personne bien portante est un malade qui s’ignore, on peut considérer que l’on est toujours plus ou moins malade ou plus ou moins en bonne santé.

    Il peut donc sembler judicieux, pour appréhender la santé d’une manière plus concrète que ne le font les définitions traditionnelles, d’envisager celle-ci sous un angle plus dynamique que statique.

    Pour justifier ce choix, nous prendrons deux exemples qui nous semblent significatifs pour illustrer cette approche statique de la santé.

    En premier lieu, nous évoquerons la célèbre définition de Leriche qui présente la santé comme « la vie dans le silence des organes ». Définition pour le moins étrange car elle nécessite que l’on soit en mesure de comprendre ce que signifie un organe silencieux. Est-ce un organe qui ne se fait pas sentir ? un organe qui se fait oublier ? Cela implique-t-il nécessairement que dès qu’un organe se fait sentir, dès qu’il devient bruyant, tonitruant, nous sommes face à un signe de maladie ? Pourtant dans la jouissance nos organes ne sont pas silencieux et l’on peut difficilement admettre que l’homme qui jouit est malade… On pourrait également se référer à la définition de l’O.M.S. : « La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d'infirmité ». Si cette définition a le mérite d’être positive, elle n’en est pas plus satisfaisante, car on voit mal à quoi correspond ce « complet bien-être » qui caractériserait la santé. Une fois de plus la santé est qualifiée comme un état au lieu d’être appréhendée de manière plus dynamique. La santé, n’est-ce pas d’abord le mouvement ? La notion de bien-être a quelque chose d’insipide et peut même faire peur. Les esclaves de Brave new world programmés pour aimer leur servitude ressentent certainement une impression de bien-être. On n’est guère désireux, néanmoins, de leur ressembler, car on ne perçoit pas dans leur condition une quelconque source de salut. Car c’est là, en effet, le véritable sens du terme de santé. La santé, c’est d’abord ce qui nous sauve. La santé nous sauve, certes, de ce à quoi nous n’échapperons pas, mais nous permet de vivre, malgré tout, en sachant que nous sommes vulnérables et que notre existence est finie.

    Aussi, à la santé définie statiquement en termes de bien-être, il faut préférer une définition plus dynamique s’inspirant à la fois de la pensée de Spinoza et de celle de Georges Canguilhem, celle de la santé comme puissance. La santé désigne donc avant tout la puissance d’agir et peut donc, par conséquent, se rapprocher également de la capacité à ressentir de la joie au sens où l’entend Spinoza. La santé, c’est également la capacité de pouvoir définir ses propres normes de vie, voire d’en faire craquer les limites, la santé est normativité pour reprendre le terme utilisé par Georges Canguilhem dans Le normal et le pathologique.

    La santé enfin, c’est la grande santé au sens Nietzschéen, « la grande santé…, celle qu’il ne suffit pas d’avoir, celle qu’on acquiert, qu’il faut acquérir constamment, parce qu’on la sacrifie sans cesse, parce que sans cesse il faut la sacrifier !... ».

    Mais qu’on ne s’y méprenne pas, il ne s’agit pas de faire de la santé le privilège d’une quelconque élite et de nier en son nom la vulnérabilité foncière des humains. Bien au contraire, la santé ainsi envisagée n’est rien d’autre que la puissance de l’homme vulnérable, de l’homme qui est d’autant plus puissant qu’il assume sa condition d’être humain fragile et dépendant de ses semblables. Cette puissance dans la vulnérabilité se manifeste, par exemple, chez le malade qui, même en fin de vie, est capable de faire s’esquisser un sourire sur les lèvres de ses proches qui viennent lui rendre visite. C’est bien en ce sens que nous pouvons affirmer qu’il y a des malades en bien meilleure santé que certains de leurs semblables jugés bien portants.