La reconnaissance des pratiques de santé alternatives – un défi philosophique majeur

En Suisse, les guérisseurs, désenvoûteurs, rebouteux[1] et autres coupe-feu ont un grand succès.

    Dès la parution en 2006 du livre Guérisseurs, rebouteux et faiseurs de secret en Suisse romande, de l’anthropologue Magali Jenny[2], beaucoup ont été surchargés d’appels et ont dû réorganiser leur pratique pour faire face à la demande, beaucoup ont dû abandonner leur pratique. Le résultat en tout cas est évident : ces pratiques ne sont plus taboues, elles sont même parfois reconnues dans le milieu hospitalier.

    On peut plaisanter à ce sujet en disant que c’est un phénomène analogue aux redéploiement de cépages autochtones oubliés ou de légumes disparus. Mais l’activité des guérisseurs va plus loin et questionne beaucoup plus profondément nos présupposés quant à la santé, au corps et aux relations intersubjectives. Ces pratiques sont issues de la nuit des temps – elles témoignent d’un rapport avec le monde et avec autrui qui est antérieur à la modernité, et même antérieur à la christianisation. Elles constituent une sorte de survivance animiste au cœur même de notre culture hyper-technique. Et nous n’avons pas de place pour cela dans notre répertoire théorique.

    Les Evangiles décrivent un Jésus de Nazareth à la fois exorciseur et guérisseur, face à des démons généralement décrits comme malveillants. Les Eglises chrétiennes en ont tiré une vocation de rivalité avec les guérisseurs traditionnels, rivalité qui a connu des moments plus répressifs et des moments de coopération. Avec l’industrialisation et la perte d’influence des Eglises, les guérisseurs sont devenus totalement invisibles, leur action niée et reléguée dans la catégorie infamante des « superstitions ». Les raisons de cette relégation peuvent être résumées de la manière suivante : le principe de leur action inaccessible à des relations causales. Cela empêche toute maîtrise et reproductibilité de ces pratiques, par des institutions ou des procédures. Un savoir médical, à l’instar de tout savoir scientifique, est reconnu comme établi à partir du moment où l’expérience d’où il est issu est reproductible dans des conditions identiques. Or les pratiques traditionnelles de guérison sont totalement étrangères à de telles procédures de vérification. L’attestation de leur efficacité vient uniquement de la pratique elle-même.

    Il n’y a pourtant pas de raison de les rejeter à l’avance d’un point de vue philosophique, et de les laisser à la seule curiosité des anthropologues de la culture. L’écart entre leur succès (qui atteste indéniablement d’une efficace) et l’absence totale de discours qui en rende compte est un fait qui devrait attirer l’attention des philosophes. Mon propos ici est d’indiquer à quelles conditions on pourrait rapatrier ces pratiques dans la sphère du discours rationnel. Il ne peut pas s’agir d’« expliquer le secret », puisque ce dernier est très souvent la condition de l’efficacité ; le secret d’un guérisseur n’est pas comme celui d’un prestidigitateur. Mais on peut essayer de comprendre ce qui ressortit aux survivances animistes dans notre culture, et à quel genre de rapport au monde et à autrui cela correspond.

    Le premier point est que, manifestement, l’usage des technologies contemporaines n’est en rien contraire à la pratique des guérisseurs. Les coupe-feu par exemple opèrent souvent par téléphone[3]. Le deuxième point est que leur action n’est pas liée à une foi particulière, ne dépend pas de l’adhésion à une croyance quelconque, bien qu’ils soient tous en relation avec des entités invisibles. Beaucoup de récits de personnes guéries font état de surprises, ou de résultats inattendus. Le troisième point est que le « secret » est transmis de personne singulière à personne singulière, et la personne qui le reçoit n’a que rarement elle-même décidé de le recevoir, comme on déciderait de faire des études de médecine.

    Sur le plan de la conception de la personne humaine, les guérisseurs partent du présupposé d’une union fondamentale de l’esprit et du corps. Ils convoquent souvent la catégorie de l’énergie, pour laquelle la tradition occidentale n’a pas de théorie, mais qui est très commune en médecine chinoise. Et il me semble enfin qu’une caractéristique essentielle est celle d’une communication entre les corps d’un genre particulier, d’une sorte de sentir infra-verbal de la part du guérisseur à l’égard de l’autre.

    Ces différents aspects pointent en direction d’une continuité entre ces pratiques et celles de la médecine orientale, donc à une sorte d’universalité par le bas de l’expérience thérapeutique ; elles convoquent une conception de la subjectivité comme étant d’emblée intersubjective (voire intercorporelle, pour reprendre un terme de Merleau-Ponty) ; enfin, ces personnes revendiquent tous que leur pouvoir est limité et qu’ils ne sont que des transmetteurs.

    Se dessine là une autre anthropologie que celle qui domine encore dans notre culture, une conception où la relation précède l’identité, où la domination sur les forces de la nature est un leurre et où le « mental » et le « physique » ne s’opposent plus, mais font partie de la même chair. Ce serait un effort collectif énorme que de mettre nos conceptions philosophiques en adéquation avec l’expérience réelle et commune. Un effort hélas peu compatible avec les exigences du monde académique.

    • [1] L’usage du masculin est générique. Il s’agit bien souvent de femmes en réalité.
    • [2] L’ouvrage s’est vendu à plus de 50'000 exemplaires. Une seconde édition actualisée a été publiée en 2012, sous le titre Le nouveau guide des guérisseurs de Suisse Romande Portraits et témoignages inédits, aux éditions Favre.
    • [3] Il existe une application pour smartphone pour trouver un faiseur de secret, téléchargeable du site de Georges Delaloye : http://www.gedelaloye.ch/fds.php.