La santé des philosophes

Il faut écouter le peuple, ceux que l’on appelle les gens simples, qui sont près des réalités parce qu’ils savent ce que lutter pour survivre veut dire. Quand ils souhaitent quelque chose ils disent « D’abord la santé ». En quoi ils ont raison. Quand la santé va, tout va. Quand elle ne va pas, rien ne va.

    On a la santé ? On peut travailler, assurer son travail et, de ce fait, assurer les siens, ainsi que soi-même. On ne l’a plus ? Les ennuis commencent. Les vrais ennuis. Les gros ennuis. Les ennuis étant les complications que donne la mauvaise santé. Les traitements qui n’en finissent pas, et qui coûtent non seulement du temps mais de l’argent. Le climat de ce temps coûteux. Un climat d’enfer. L’attente d’un résultat d’examen. L’angoisse. Les coups de massue qui vous assomment. La mine préoccupée du médecin. Les mauvaises nouvelles. Du genre « On va devoir vous garder », ou bien « Il faut vous opérer tout de suite ». L’horreur de cet entre-deux que provoque la mauvaise santé. Pas mort, mais plus vraiment vivant. L’impression d’être prisonnier, étranglé. Par son corps. Par le système hospitalier. Sa couleur. Son odeur. Son absence de visage. Et, au sortir de l’hôpital, quand on en sort, la ruine. Plus de travail. Plus de quoi assurer les siens et s’assurer soi-même. La débâcle et parfois la chute.

    La mauvaise santé est un cercle vicieux, infernal. La santé est à l’inverse un cercle vertueux. Le langage populaire parle bien là encore. Quand on a la santé, on résiste. On est du roc. L’adversité survient ? On la balaie. Geste riche d’enseignements. On pense en général que c’est avec sa tête et son intelligence que l’on se libère des épreuves. Erreur. C’est avec sa santé. Celle-ci est une conscience présente en nous, la conscience de la vie, une conscience instinctive, immédiate, fulgurante. Le corps sait ce qui est bon pour lui.  Il le sent. Il fait la différence entre ses amis et ses ennemis. Lorsque quelque chose est mauvais pour lui, il le sent tout de suite. « Je le savais, je n’aurais jamais dû manger ces huîtres » dit l’intoxiqué alimentaire. Ce qui vaut pour le corps vaut pour l’âme. Celle-ci sait repérer les climats malsains, les ambiances délétères. Il y a des signes qui ne trompent pas. Les visages. Les regards. Les mines. Le sentiment qu’il se prépare un mauvais coup.

    Descartes, à la fin du Discours de la méthode, fait de la santé le but de la sagesse. Il n’hésite pas à conférer à la santé la vertu d’être un salut. Science. Sagesse. Santé. Les trois choses se tiennent. Tout part de la sagesse. Il faut bien conduire sa vie. On la conduit bien quand on laisse parler la simplicité foncière qui se trouve en soi comme dans tous les hommes. La science, pour cela, n’est pas inutile. Quand elle s’appelle méthode, elle apprend à bien user des choses. Elle simplifie. Elle peut alors s’attaquer à l’essentiel: la santé. Les hommes souffrent dans leur corps. Ils vivent dans la solitude du fait de cette souffrance. Redonnons leur la santé. On a fait quelque chose d’utile pour les hommes et pour la sagesse. Quand on sent la simplicité de la vie et son unité couler en soi, on est apte à penser la simplicité et avec elle la sagesse. Vivant ce que l’on pense, on est en mesure de penser ce que l’on vit. Sagesse de Descartes toute faite d’économie et de simplicité. Le bon sens donne toujours une impression de santé. On le sent chez Molière qui est plein de bon sens. La sagesse est une affaire de corps. Descartes ose le dire. En quoi il y a en lui quelque chose de très taoïste, la sagesse chinoise ne pensant jamais la sagesse en dehors du corps. Spinoza dans L’Éthique ne dit pas autre chose.

    On a une âme ? Oui, en proportion du corps que l’on a, mais surtout que l’on est. La preuve: qui n’est pas son corps n’a pas beaucoup d’âme, et ce qu’il dit de celle-ci sonne faux. On est capable de balayer l’adversité et ainsi de se détacher du monde et de ses passions ? C’est que l’on a, là encore, un corps apte, puissant, capable de laisser parler la vie. La vie est puissante quand on la laisse parler. Comme tout ce qui est égal à lui-même et donc comme tout ce qui est un. Surtout quand cette identité et cette unité sont celles de la vie qui est le fond de toute chose. Comment aller contre ? Comme pour vivre, on doit lui emprunter de la vie, on en dépend. Aussi ne peut-on pas aller contre elle sans aller contre soi. La conséquence en est importante. Allons avec nous-mêmes. La vie vient. Ce qui peut aller loin. Quand quelqu’un est vraiment un avec lui-même, il n’est plus lui-même. C’est la vie qui parle à travers lui. D’où cette parole de Spinoza au début de la partie III de L’Éthique quand il dit « Nul ne sait ce qu'eut le corps ». Ce dernier a une énergie colossale quand on le laisse faire. On se demande comment il a été possible d’agencer les pierres monumentales qui ont construit les pyramides ou bien comment un somnambule peut marcher sur le rebord d’une gouttière au-dessus du vide. C’est le corps qui parle et, derrière lui, la vie. D’où le lien entre la sagesse et le corps, le corps et la sagesse. Et par là même entre la santé, la sagesse et le corps.

    La santé est la sagesse même parce que la sagesse est la santé même. On le comprend quand on s’incarne en rentrant dans son corps au lieu d’en sortir comme on le fait tant. Nietzsche l’a bien compris. La philosophie, la vraie, est une grande santé. Une affirmation du corps et de la vie. Qu’est devenue cette affirmation en Europe ? Où est la grande santé ? Que de corps maladifs donnant lieu à des philosophies maladives qui se plaignent et se traînent. Nietzsche pense au christianisme quand il dit cela à la fin de La généalogie de la morale. Le conformisme religieux ne respire pas la santé. C’est le moins que l’on puisse dire. Et pourtant, le christianisme est par excellence la religion de l’incarnation. Le monachisme byzantin s’en souvient quand il prie pour la santé du corps et de l’âme, et l’accomplissement des mariés dans leur âme et dans leur corps. Belle réponse à Rimbaud qui, à la fin d’Une saison en enfer, s’écrie : « Je cherche la vérité dans une âme et dans un corps ». La vie spirituelle est une affaire de corps divin, être spirituel comme le dit Isaac le Syrien consistant à « tout sentir en Dieu ». Ce qui est un signe. S’il y a un corps divin que le moine expérimente, il y a donc une santé inconnue sous la forme d’une santé divine. N’est-ce pas ce qu’ont pressenti Descartes, Spinoza et Nietzsche ? N’est-ce pas parfois ce que nous pressentons ?  La médecine est aujourd’hui une médecine réparatrice. Elle cherche à être exploratrice. Peut-être qu’un jour dans ses recherches elle tiendra compte de la santé des philosophes.