Sommes nous libres d'être créatifs?

Ne pas être libre ou l'art de graisser ses tablettes

    Faire gagner du temps à l’homme, le lui rendre et le rendre ainsi créatif... Le rêve prétendu de tous les « innovants », de tous les Cook et Bezos. Mais depuis quand l’homme veut-il disposer de son temps? Ne voit-il pas plutôt dans les pléthoriques appareils techniques qu’on lui propose précisément un moyen d’en perdre, de s’oublier, de faire des sauts de singe piqué par des abeilles, donc de s’agiter et d’agir pour ne rien créer, mais seulement en vue de perdre du temps dont on ne sait quoi faire? La fameuse peur de la liberté ne trouve-t-elle pas son remède dans l’aliénation grandissante de notre activité, toujours plus scindée et fragmentée, toujours plus dépossédée d’un sens quel qu’il soit? Ne sommes-nous pas devenus des singes qui passons notre temps à nous épier les uns les autres, à « manger nos poux » à travers nos pâles et moribonds « réseaux sociaux », en glissant nos pouces graisseux et frénétiques sur nos tablettes de verre? Sommes-nous devenus libres d’être créatifs? Il faut être un bouffon même pour poser la question. La réponse, tout le monde l’a dans son cœur oppressé et tourmenté. Le sentiment de ne plus être maître chez soi, de ne plus avoir aucune sagesse à laquelle s’attacher pour faire face à nos ennemis sans nombre, de ne pouvoir rien réellement faire qui ait un sens définitif; d’être sans cesse accaparé et dispersé, voilà ce dont nos cœurs sont gros, voilà leur maladie, ce dont ils souffrent.

    Chaque homme se déteste secrètement lui-même lorsqu’il se voit de l’extérieur en train de se prendre de passion pour des bibelots techniques, ruineux et parasites, lorsqu’il passe chaque jours trois bonnes heures de son temps à contempler la pâle image de son voisin, de se voir mentir à son tour pour exciter la jalousie, de ne vivre qu’une vie qui ne vaut pas le dixième de n’importe quelle vie menée avec panache, c’est-à-dire une vie qui prétend encore avoir, chose rare, des valeurs. Nos vies sont laides, elles ont perdu toute propension à être originelle et originale, à être un reflet fier de ce que l’on peut devenir et de ce que l’on se sait pouvoir devenir. Mais, comme le demande Thomas Mann, comment peut-on faire mieux lorsque tout une société est sans tête et sans idéal, lorsqu’elle ne propose rien d’autre que la « réussite » et le confort? Réponse de Mann: Il faut être un héros, ni plus, ni moins.

    Qui voudrait prendre le temps d’en être un, alors qu’il est si savoureux de se perdre dans les méandres adoucis des plans de vie, tous imprimés de la même paresse et lâcheté?
    Qui voudrait en être un alors qu’il sent désespérément son existence devenir toujours plus une extériorité sur laquelle il n’a plus prise, avec laquelle il converse comme avec un étranger?
    Qui voudrait en devenir un, un héros, alors qu’il ne se sent les forces que de suivre des courants qui le portent vers les chutes, vers les cimetières des âmes mortes dans des corps en vie?

    Être un homme libre et créatif est devenu la forme de vie la plus courageuse et la plus héroïque qui soit, la forme de vie qui réclame le plus d’énergie et de temps. Ceux donc qui affirment travailler pour l’humanité, afin de la rendre créatrice, sont des criminels en bonne et due forme qui devraient être jugés par toute loi dont les raisons d’existence seraient l’émancipation humaine, la fin du tourment économique, la reconnaissance des aspirations profondes et idiosyncratiques des individus…
    Mais nous n’y sommes pas, et sommes très loin d’y être.
    Il ne nous reste alors qu’à graisser nos tablettes.