Introduction.
Pour un philosophe des sciences la question du réel commence avec la question générale du réalisme scientifique. Une seconde entrée est fournie par une autre question majeure de la discipline, soit celle dite du réductionnisme. Dans les deux cas, le problème concerne le statut de réel des entités auxquels les énoncés scientifiques référent. Les protons dont parlent la physique sont-ils réels ou ne sont-ils qu’une manière efficace de décrire les résultats de nos expériences (un peu comme le ‘il’ de il pleut ne réfère à rien de réel mais est bien efficace pour décrire la pluie)? Et ces protons, tout réels qu’ils soient (s’ils le sont), ne sont-ils pas moins réels que les quarks dont une enquête plus poussée nous a montré qu’ils les composaient (un peu comme une forêt est en réalité un ensemble d’arbres, et qu’il pourrait être légitime de dire que les arbres existent mais les forêts sont des abstractions)?
Je vais donc présenter ces questions comme elles se posent vis-à-vis de la biologie et singulièrement de la biologie évolutive. La question du réel en biologie se laisse appréhender ainsi, en entrecroisant plusieurs problèmes de philosophie des sciences. Je ne soutiendrai ici aucune thèse sur le réel en biologie, mais après avoir introduit la manière dont un philosophe des sciences est confronté en premier lieu à la question du réel, j’explorerai plusieurs perspectives en biologie, pour me demander à chaque fois comment le réel y est rencontré par le biologiste. Il s’agit donc de dresser une sorte de paysage dans lequel se formulerait la question du réel pour le biologiste. Le fil de cet article sera soutenu par l’attention à deux questions, celle de la causalité et celle de l’interprétation des modèles. La fin du texte abordera la différence tangible entre le réel pour le biologiste, dont s’occupe le philosophe des sciences, et le réel pour la vie elle-même, si cette expression à un sens; j’y viendrai en considérant un article intrigant et fort discuté consacré par Thomas Nagel à ce que ça peut bien faire à une chauve-souris d’être une chauve-souris…
1. Le réalisme scientifique.
Les entités théoriques.
La question du réalisme scientifique peut se décliner sous plusieurs angles. J’en retiens ici deux. La thèse du réaliste scientifique (du moins en sciences empiriques; les mathématiques sont une autre affaire) nous dit que les énoncés scientifiques visent à dire le réel. Les contradicteurs du réaliste sont, au moins, le relativiste, le pragmatiste, l’instrumentaliste, l’empiriste.
Si je dis que (p): « les corps s’attirent en fonction du produit de leur masse et de l’inverse du carré de leur distance », peu douteront de ce qu’il s’agit là d’un énoncé vrai, au sens naïf où il correspond à la réalité. Le relativiste dirait certes que cet énoncé n’est pas vrai pour un Grec du temps d’Aristote, par exemple, et qu’il n’y a pas possibilité de trancher entre deux ordres de « vision du monde » (pour dire vite): la gravitation newtonienne qui fait se mouvoir des corps inertes, et les tendances intrinsèques des corps aristotéliciens à aller vers le bas.
Mais si on laisse le relativiste de côté, interpréter la vérité de mon énoncé (p) reste problématique. Le réalisme consiste à interpréter « s’attirent » comme la thèse qu’il existe bien, dans la réalité, une force d’attraction - la gravitation newtonienne. De manière générale, le réalisme scientifique est la thèse que les entités (forces, particules, systèmes, champs, etc.) auxquelles référent les énoncés vrais de la science existent réellement, sont les choses réelles qui composent ce monde. Bien entendu, si un énoncé tenu pour vrai s’avère un jour faux, on dira que les entités crues réelles ne le sont pas; mais que celles auxquelles la science à venir référera dans ses énoncés seront plus probablement vrais.
Ces entités, comme les forces, ou les électrons et toutes les particules en physique, sont souvent appelées ‘entités théoriques’ ou référents de ‘termes théoriques’ car elles ne sont pas directement visibles (on les oppose aux ‘entités observables’) et sont uniquement décrites dans une théorie (dans laquelle elles sont nécessaires). L’empiriste ou l’instrumentaliste soutient, lui, que ces entités théoriques n’existent pas réellement; elles sont absolument corrélatives de nos instruments, et sont des outils que nous postulons pour pouvoir faire des prédictions sur les données obtenues par ces instruments. Le couple proton-électron est ainsi la meilleure fiction utile pour prédire les propriétés électriques et dynamiques des atomes, mais rien ne nous dit qu’il y a des protons comme il y a des chaises ou des arbres. Parfois l’amélioration de nos prédictions implique de redéfinir nos entités théoriques, avec souvent des conséquences contre-intuitives, par exemple lorsque la physique quantique a introduit des corpuscules de lumière sans masse - les photons - pour rendre compte, entre autres, de l’effet photoélectrique.
Le réalisme scientifique est un ensemble de thèses assez sophistiquées en philosophie des sciences parce que sa thèse initiale rencontre un grand nombre d’objections qu’il fallut dépasser. La plus simple est celle qu’on appelle joliment la métainduction pessimiste : presque toutes les théories scientifiques émises à ce jour ont été réfutées, sauf les plus récentes; donc, par induction, celles-ci seront réfutées un jour, et en poussant au bout l’induction, toutes les théories scientifiques seront réfutées, donc aucune ne pourra nous présenter les entités réelles qui peuplent ce monde.
Un autre argument très subtil repose sur la logique formelle, plus exactement le calcul du premier ordre. Un théorème de logique dit en effet que si un ensemble d’énoncés (qu’on appelle ici une théorie) est satisfait par une structure mathématique de cardinal infini quelconque (techniquement: « a un modèle »), alors il est aussi satisfait par une structure mathématique de cardinal infini égal au cardinal des entiers[1]. Ce théorème dit de Löwenheim-Skolem appliqué à la question du réalisme devient un argument très puissant (dit set-theoretical argument against realism), puisque toutes les théories scientifiques sont mathématisées. Le théorème implique que de l’intérieur d’une théorie il n’y a pas moyen de décider le cardinal de l’univers que cette théorie décrit. Autrement dit, selon une même théorie donnée, notre univers peut être d’une infinité de manières (il y a une infinité de cardinaux infinis). On ne peut décider parmi une infinité de réels possibles décrits par la même théorie lequel est ‘vraiment’ réel en quelque sorte, ce qui est un argument fort contre le réalisme scientifique.
Sans entrer dans le débat, le constat très général qui découle de l’existence d’arguments contre le réalisme scientifique est que les termes ou concepts explicatifs dans les théories - tels que électron, photon, gène en biologie, habitus en sociologie bourdieusienne, marché en économie - n’ont pas d’existence garantie à l’extérieur des modèles qui les emploient.
Mais le réaliste n’est pas sans réponse - par exemple, il peut faire valoir que plus un grand nombre de modèles différents impliquent les mêmes entités théoriques dans leurs énoncés, plus ces entités ont de chance d’être réelles. Parfois nommée « analyse de robustesse », cette espèce de consensus par recoupement prolonge une manière usuelle d’attester de la réalité des choses dans la vie quotidienne (si plusieurs sens, ou plusieurs sujets indépendants, tiennent X pour réel, X a de grandes chances d’être réel). Une autre manière d’être réaliste, relativement en vogue aujourd’hui et dont le mathématicien et physicien Henri Poincaré donna une première formulation dans les années 1920, s’appelle le « réalisme structural »[2]. Ici, on abandonne l’idée que la science découvre les entités réelles - puisque, comme le set-theoretical argumentle dit, toutes les théories ont des modèles définis ‘à un isomorphisme près’, donc instanciés par une infinité d’univers possibles. Reste que les relations entre entités - ou en généralisant, les structures mathématiques - sont bien saisies par ces modèles qu’élaborent nos meilleures théories. Au niveau des structures et non des entités, on peut donc être réaliste.
Les genres naturels (natural kinds)
La question des référents des termes termes théoriques, à laquelle on résume parfois celle du réalisme scientifique, nous amène à une seconde question métaphysique ou ontologique concernant la référence des termes, question qu’on nomme souvent en anglais problème des natural kinds (genres naturels). L’idée de base est que la science, pour reprendre une expression de Platon, essaye de découper le réel selon ses articulations naturelles (carving nature at its joints, en anglais), comme le boucher découpe un boeuf en steaks. Toutes les découpes ne sont toutefois pas conformes à la réalité. Intuitivement, un discours qui découpe le monde en « animaux verts » et « plantes ou animaux non verts » est moins proche du vrai que la biologie actuelle, avec sa classification en cinq règnes extrêmement complexe basée sur une phylogénétique essentiellement moléculaire aujourd’hui. La notion de ‘natural kinds’, c’est l’idée qu’il existe des groupements réels et non conventionnels d’individus - les chiens, les chats, Arabidopsis thaliana, le granit, l’or.. - et que la science nous les révèle.
On peut certes être absolument nominaliste en matière de groupements, c’est à dire penser qu’au fond il n’y a que des individus, que toute classe n’est qu’une abstraction, un simple nom. Cela bute sur cette intuition que certaine classes d’individus - Drosophila, Mus musculus, l’uranium - sont plus réelles que d’autres, les légumes, par exemple, qui regroupent des fruits comme des tomates, des racines comme les radis, et des bulbes comme les poireaux. Un des aspects du réalisme scientifique consiste donc à penser que la science tend à identifier les ‘natural kinds’ réels (ce qui est un pléonasme, évidemment).
Cette notion de natural kinds a été développée initialement par Saul Kripke dans un texte qui, dans les années 1970, a marqué la renaissance de la métaphysique en contexte de philosophie analytique, Naming and necessity; il me suffit de relever que sa thèse alors était que les sciences découvrent a posteriori les genres naturels, en révélant à quoi réfère leur nom, et ceci dans tout monde possible imaginable (donc cette référence est nécessaire). Ainsi, l’or est un vrai genre naturel parce que ‘or’ réfère à une certaine structure atomique (recensée dans le tableau des éléments de Mendeleev), telle que, si dans un quelconque monde possible différent du monde actuel (par exemple, le monde d’un roman) un corps possède cette structure, ce sera de l’or, et mon terme usuel ‘or’ réfère aussi à cet or-ci. A l’inverse gastroentérite n’est pas un genre naturel parce que ce terme peut référer à la présence de très nombreuses souches de bactéries. La médecine, même organique, disserte beaucoup sur des genres non-naturels[3].
2. Le réalisme scientifique en biologie.
En biologie, comment ces questions se posent-elles ?
Il y a clairement ici des entités explicatives non-observables. L’hérédité est certes observable en tant que pattern de similarité intergénérationnelle, mais le ‘mécanisme de l’hérédité’, soit ce qui explique ces ressemblances, est typiquement de l‘ordre de l’entité théorique. Depuis Mendel, les gènes fondent un tel mécanisme et sont donc des entités théoriques, du moins quand les premiers généticiens mendéliens en ont traité dans les années 1910-20. Après 1953, avec la découverte de l’ADN, ils deviennent observables mais la question est ouverte de savoir si une séquence d’ADN est exactement ce que Mendel et les autres dénotaient par ‘gène’.
Ces concepts, gène, hérédité, on peut se demander s’ils sont indépendants des théories où on les emploie, s’ils signifient quelque chose hors de l’appareil conceptuel de la génétique - à l’inverse, ‘dent’ a un référent clairement identifié même en dehors de la science anatomique. (De fait, dire qu’un caractère est héritable à un certain degré n’est déjà pas une assertion absolue mais suppose une population et un environnement donnés; bref si le concept ne dépend pas de manière évidente d’une théorie, en tout cas son usage suppose d’avoir déjà défini un modèle précis, avec ses simplifications, donc avec des chances de passer à côté du réel).
Espèces biologiques et genres naturels
Du côté des natural kinds, en biologie, on tombe sur la question qui a préoccupé tous les naturalistes depuis Linné, et qui tourmente encore systématiciens, biologistes évolutionnistes en général et paléoanthropologues, à savoir celle du statut de l’espèce biologique. L’espèce, c’est typiquement ce par quoi on partitionne la nature vivante. Les taxinomistes des dix-septièmes et dix-huitièmes siècles, Linné, Ray, Tournefort, Jussieu, s’occupaient essentiellement de classifier le vivant en espèces. En général, beaucoup s’accordaient pour dire que les niveaux taxonomiques supérieurs à l’espèce - e.g. les genres comme canidés, les ordres comme mammifères, etc. - sont des abstractions; mais la dispute ici passait entre un nominaliste comme Buffon qui soutenait que seul l’individu est réel et un réaliste de l’espèce comme Linné qui pensait que l’espèce constitue aussi un niveau ontologiquement réel.
Mais qu’on soit nominaliste ou réaliste au sujet des espèces, le fait est que la différence entre le chien et le mouton nous semble bien plus consistante et moins conventionnelle que la différence entre le nimbus et le cumulus, pour prendre une classification d’un autre genre, celle des nuages. On peut certes partitionner n’importe quoi par un calcul des ressemblances et dissemblances et ainsi produire des classifications des nuages, des instruments de musique, des genres littéraires ou des styles de musique, etc. Chacun sent pourtant bien que dans ces domaines, en variant la métrique de ressemblance, on obtiendra différentes classifications, aucune n’étant supérieure ou plus réelle que les autres. Or avec les espèces biologiques c’est différent : le découpage en espèce semble réel - la raison derrière est très simple, c’est que l’espèce se prolonge dans le temps grâce à l’hérédité. Les chats font des chats, les gnous font des gnous. Reproduction et génération sont des propriétés essentielles de l’espèce - Buffon la définit d’ailleurs comme l’ensemble des individus interféconds et Darwin comme beaucoup reprendra ce critère. Il y a comme un lien matériel réel et causal entre tous les membres d’une espèce biologique, qui n’existe pas entre par exemple toutes les instances de cumulus, ou d’opérette viennoise (si on considère les classifications musicales).
On pourrait donc soutenir qu’en biologie les ‘genres naturels’ - l’équivalent des corps purs dans la classification de Mendeleev, basée sur les différences de structure atomique - sont les espèces. Toutefois une objection est que, à la différence de l’or, les espèces ont un début et une fin dans l’histoire.
Reste que si la différence entre espèces biologiques est réelle et non conventionnelle, la manière de concevoir le rapport entre des individus réels et des espèces réelles a changé avec Darwin, d’une manière que Ernst Mayr, un des auteurs majeurs de la théorie évolutive classique, a résumée ainsi: avant Darwin les biologistes étaient ‘typologistes’, avec Darwin ils deviennent ‘population thinkers’. Il s’agit là d’une différence dans la conception de la réalité de l’espèce. Pour Mayr, les prédarwiniens concevaient depuis Aristote au moins l’espèce comme un ensemble de copies plus ou moins mal réussies d’un typespécifique. Ce qui prime, c’est donc le type, les multiples individus de l’espèce sont comme anecdotiques. Dans un monde plus parfait, les individus pourraient se ressembler bien davantage entre eux et in fine au type spécifique.
Quêtelet, un des fondateurs de la statistique, illustre bien cette manière de penser; pionnier de la statistique humaine, il a réalisé à partir de nombreuses données un portrait robot de ce qu’il appelait « l’homme moyen », soit un être défini pour chacun de ses traits par la moyenne de la distribution de ce trait dans la population. Généralement les traits sont distribués selon des courbes en cloche, dites gaussiennes ou normales, la plus grosse partie de la population affichant donc une valeur du trait proche de la moyenne du trait (pensons à la taille). Pour Quêtelet, cet homme moyen que révèlent les statistiques est justement le type de l’espèce ‘homme’ (le procédé marcherait avec n’importe quelle espèce); les individus diffèrent, parce qu’une somme de petites causes idiosyncratiques fait que l’un ou l’autre va, pour chacun des traits, s’écarter plus ou moins du type, qui est ainsi comme la cause profonde de cette forme humaine plus ou moins mal instantiée chez chacun.
A l’inverse, dans la biologie darwinienne, qui est aujourd’hui le cadre de toute la biologie - « rien en biologie ne fait sens excepté à la lumière de l’évolution », comme l’a dit dans une formule célèbre cet autre fondateur de la théorie évolutive moderne, Theodosius Dobzhansky - une espèce est un ensemble d’individus variables, nécessairement variables. Un espèce existe concrétement comme (un ensemble) de populations, toujours constituée d’individus variants. Le type, la moyenne des valeurs de ces variants, n’est que pure abstraction. C’est parce qu’il y a des variations - héritables, et donnant à chacun une meilleure ou une moins bonne adaptation à l’environnement (pensons à la vitesse de course, à la taille, à la couleur d’un camouflage) - qu’il peut y avoir ce qu’on appelle « sélection naturelle » des petites variations les plus adaptatives, ce qui conduit à une évolution, soit, un changement des traits et de leur fréquence dans une population, et finalement apparition éventuelle de nouvelles espèces. Or évidemment d’un point de vue darwinien la sélection naturelle est l’explication majeure en biologie : les adaptations, la diversité des vivants, certaines de leurs propriétés communes, la phylogenèse, s’expliquent le plus souvent par cette sélection. Donc la variation est épistémologiquement première: si on la laisse de côté comme du bruit superimposé à un type spécifique essentiel, on ne comprend plus rien car il n’y a plus de sélection naturelle pensable. Elle est donc, en quelque sorte, le réel de l’espèce. Pour faire court, une première réponse à la question du réel en biologie, dans le cadre darwinien, serait de dire : le réel c’est la variation.
Et cette variation, encore une fois, a un rôle causal majeur dans l’évolution (sans variation, pas de sélection donc pas d’évolution).
C’est aussi une raison pour douter que, aussi curieux que cela puisse paraître, les espèces soient vraiment des ‘genres naturels’ au sens employé plus haut, comme l’or ou le zinc en chimie. Car toutes les instances d’or, ayant la même structure, sont très semblables : leurs propriétés individuelles dérivent toutes de la structure atomique de l’or. En revanche, pas question de cette similarité pour une espèce biologique, puisque la variation en est constitutive, et qu’il est donc douteux de penser que tous les individus aient nécessairement comme l’or une structure identique (il y a toujours des variants extrêmement différents, précisément du fait des mutations génétiques).
3. Le réductionnisme : rareté ou prolifération du réel ?
Les réductions
L’autre entrée dans la question du réel pour un philosophe des sciences c’est le problème archiclassique du réductionnisme. C’est une question sur le réel, puisqu’en gros, si l’on prend deux domaines ou deux sciences, mettons la biologie et la chimie, le réductionnisme ontologique dit : “les entités dont parle la biologie nous sont bien utiles pour décrire les choses, mais elles sont en réalité faites d’entités purement chimiques, et au final le réel c’est donc les choses de la chimie’’[1]. Le réductionnisme est une thèse sur la rareté des niveaux de réel. Son opposant - dualisme, pluralisme, émergentisme, les rivaux abondent - affirme au contraire la prolifération des niveaux de réel: il y a des électrons, mais aussi des macromolécules, mais aussi des cellules, mais aussi des organismes, mais aussi des êtres pensants, mais aussi des sociétés, etc.
Le ‘mais aussi’ résume bien le problème : si les organismes sont faits de cellules faites de molécules, comment peut-il y avoir des molécules et puis aussi des organismes (puisqu‘en nommant les molécules on a nommé tout ce qu’elles pouvaient constituer donc aussi les organismes)?
On peut prendre cette question, ici encore, par le biais de la notion de causalité. L’un des plus éminents penseurs du réductionnisme et contempteur de tous les émergentismes et dualismes, Jaegwon Kim, a développé dans les années 80-90 de nombreux arguments pour montrer que, si je sais qu’une entité de niveau X constitue des entités de niveau Y, et que celles-ci semblent avoir une action causale sur le monde, les premières rendent intégralement compte de cette causalité, donc en réalité les secondes n’ont pas vraiment d’effet causal. Kim a amplement élaboré tout ça dans le cadre de la philosophie de l’esprit et donc du « problème de l’esprit et du corps » (mind-body problem), je n’en parle pas ici.
Mais le réductionniste - ou dans sa version encore plus forte, l’éliminativiste, celui qui pense qu’à terme le discours de, par exemple, la biologie disparaitra comme ont disparu la psychologie des facultés ou la chimie du phlogistique - rencontre un problème principiel, à savoir: si chaque science traite d’un objet ontologiquement constitué d’objets d’un autre ordre, où s’arrête encore quelque sorte la régression au réel le plus fondamental ? Si les organismes sont des cellules, les cellules des molécules, les molécules des atomes, et ainsi de suite jusqu’aux constituants ultimes de la physique des particules, le réel n’est il que quarks ? Mais surtout, si comme il est plausible de le penser, la science en progressant dévoile des niveaux ultérieurs de réalité toujours plus fondamentaux, ne peut-on pas a priori dire que le réel nous échappera toujours, puisque nous sommes toujours en retard sur le prochain niveau de réel fondamental et constitutif que découvrira la science ? Ou bien faut-il en conclure que la langue n’est par principe pas adaptée à dire ce réel ? Car déjà la physique quantique dépasse nos schèmes usuels de compréhension - ce que Bachelard appelait « l’obstacle substantialiste » il y a longtemps - selon lesquels le réel est fait de choses, identiques à elles mêmes et solides; déjà, des entités qui sont à la fois des particules et des ondes, dont les niveaux d’énergie passent sans transition d’une quantité discrète à une autre, voilà qui contredisait à la fois le vieil adage « la nature ne fait pas de sauts » (soit, le principe de continuité dans la nature), et la préconception que le monde est fait de « choses », de substances. Mais les nouvelles avancées de la physique vont encore plus loin dans la description d’un réel affranchi de nos schèmes conceptuels sinon langagiers. Certains disent que le niveau ultime de la physique quantique pour l’instant n’est plus la matière, ou la matière-énergie comme dans la physique relativiste, mais l’information. En attendant la prochaine avancée majeure.
Naïvement, on conçoit souvent à la manière des poupées russes l’idée de niveaux de réalités plus fondamentaux: des quarks dans des protons dans des atomes dans des molécules, etc. Or dans une poupée russe tous les niveaux sont ontologiquement homogènes (ce sont tous des poupées); là, les niveaux sont totalement hétérogènes: si on peut certes concevoir les molécules comme des ‘choses’ très petites, c’est exclu pour les niveaux infimes de la matière. Il se pourrait même que le réel, dans cette régression à l’infini, prenne successivement la forme de l’information, d’entités mathématiques, etc., bref qu’il ait de moins en moins à voir avec des ‘choses’, alors même qu’une entente intuitive du ‘réel’ nous dit que le réel est fait de choses.
Une thèse réductionniste radicale finirait donc par dissiper complètement l’idée d’un ‘réel’. Toutefois le réaliste structural, évoqué plus haut, n’aurait évidemment aucun souci avec une situation de ce genre.
Ce qui est irréductiblement biologique dans la biologie?
Mais, en laissant de côté maintenant ces sophistications suscitées par l’étrangeté croissante de la physique fondamentale, cet ensemble d’arguments et de contre-arguments qui constitue la problématique du réductionnisme vaut au premier chef pour la biologie dans son rapport avec la physique et la chimie. Les vivants sont constitués de molécules organiques - donc faites d’atomes de C, H, O et N - impliquées dans une certaine classe de processus chimiques. Sont-ils, en réalité, davantage qu’une classe de phénomènes chimiques ?
Ici encore plusieurs manières de formuler cela. Le philosophe matérialiste australien J.J.C. Smart disait dans les années 1960 que la biologie est à la chimie un peu comme l’ingénierie à la physique: un cas particulier, avec des règles empiriques assez efficaces. Mais personne n’irait dire que les transistors et les moteurs constituent une sorte de réel à part entière; le fait est qu’il n’y a pas de lois d’ingénierie, mais des lois de la physique (l’électronique, la dynamique, la physique des matériaux) appliquées aux problèmes des ingénieurs. Donc la thèse réductionniste de Smart nous dit qu’il n’y a pas de lois en biologie non plus, qu’il n’y a en réalité que des systèmes physicochimiques plus ou moins complexes gouvernés par les lois du même nom, parmi lesquels nos propres intérêts d’animaux rationnels nous font isoler un sous-ensemble privilégié que nous nommons ‘biologie’ et que nous trouvons particulièrement intéressant.
La problématique du réductionnisme biologique est proliférante, il n’y a aucun intérêt à la résumer. Elle est à la fois posée aux relations entre sciences, comme ici : la biologie se réduit elle à la chimie ?, et aux relations intradisciplinaires dans une science: par exemple, le gène de Mendel et des Méndéliens se réduit-il à l’ADN (lequel éventuellement se laisserait réduire ensuite à la chimie)?
Beaucoup de biologistes - Jacques Monod, François Jacob, Louis Pasteur, Claude Bernard parmi les plus connus - étaient sensibles à cette question de l’autonomie ou de la consistance ontologique de leur objet. Ernst Mayr proposa une réponse assez simple, selon laquelle ce qui est vraiment irréductible en biologie, c’est l’évolution. Il y a, disait-il, deux ordres de questions en biologie - l’une, visant les causes localisées dans l’individu vivant, contemporaines de son cycle de vie. Par exemple, expliquer le comportement des oiseaux migrateurs c’est analyser leur système nerveux, leur sensibilité à certains signaux (réductions de la durée du jour, baisse des temperatures etc.), leur câblage moteur etc. Mais une autre chose consiste à demander: pourquoi ces oiseaux migrent-ils selon leur trajectoire, et en des termes contemporains, comment le programme génétique[2] qui est le leur leur a-t-il échu ? Et là, on répondra en considérant les populations ancestrales de ces espèces d’oiseaux, la manière dont le comportement de migration a donné à ceux qui l’initièrent (soit, les quelques individus différents des autres qui possédaient des gènes rendant cela possible) un avantage sur les autres en termes de survie et de reproduction, cet avantage devenant plus conséquent encore dès lors que le trajet suivi concordait avec vents et courants d’air chaud pour optimiser l’effort investi. C’est ainsi que l’instinct de migration et la trajectoire suivie jusqu’a destination se sont fixés dans les individus de l’espèce, par ce qu’on appelle la selection naturelle. Notons pour la suite que la survie / reproduction attendue (ou espérée, au sens de l’espérance mathématique) d’un organisme se nomme fitness, un terme technique central en biologie évolutive, issu de l’expression « survival of the fittest » que Darwin utilisait parfois pour nommer la sélection naturelle, et dont aucune définition ne fait l’unanimité. La fitnessétant une grandeur probabiliste, elle se mesure en considérant une classe d’organismes et en prenant le nombre moyen de descendants, puisque la survie seule ne contribue pas à l’évolution directement. On estime ensuite la fitnessd’un trait ou d’un gène en considérant la classe des organismes ayant ce trait ou ce gène, et en calculant le succès reproductif dû à ce trait ou ce gène.
Pour revenir à sa distinction épistémologique présentée ici, Mayr ne tranche pas sur le réductionnisme. Il suggère juste qu'il y a deux biologies, celle des causes prochaines, au fond réductibles à la physico-chimie complexe via la biologie moléculaire, et celle des causes ultimes, relevant de l’évolution (essentiellement par sélection naturelle); et seule la seconde constitue quelque chose d’irréductiblement biologique.
On n’est pas forcé d’adhérer à cela, mais Mayr illustre un geste courant pour éviter le réductionnisme en biologie, à savoir dégager une zone de phénomènes biologiques dont il semble que la biochimie - ou son succédané encore plus complexe, la biologie moléculaire - ne saurait la dissiper. En ce sens, le réel de la biologie, si on suit Mayr ou le pousse à ses limites, c’est la sélection naturelle. On retrouvera des formes de cette affirmation forte dans la suite.
4. La biologie évolutive et le réel : une thèse radicale sur les gènes et les organismes.
Je vais donc me concentrer maintenant sur la biologie évolutive et indiquer une façon massive de poser la question du réel. Il s’agit du statut des gènes et des organismes.
La biologieévolutive moderne - soit celle qui synthétise génétique mendélienne et évolution darwinienne, et commence à s’élaborer dans les années 1920-30 avec l’essor de la génétique des populations - a mis les gènes au centre de notre compréhension du processus évolutif. Les traits qui peuvent évoluer par sélection naturelle, comme le comportement migrateur des grues, doivent être héritables, et s’ils le sont cela implique qu’ils sont conditionnés par des gènes (souvent, un très grand nombre, chacun n’ayant que peu d’effets). Certains ont donc vu l’évolution comme étant fondamentalement un changement des fréquences de gènes dans les populations (suivant une définition de Dobzhansky). Darwin, lui, pensait que la lutte pour l’existence entre organismes causait la sélection naturelle donc l‘évolution. Après l’intégration de la génétique mendélienne dans l’évolution, donc de la thèse que l’hérédité repose sur les gènes, ce rôle majeur des organismes dans l’évolution est ainsi devenu moins évident.
Richard Dawkins, zoologue à Oxford et spécialiste d’écologie comportementale, est célèbre pour avoir dans son fameux livre Le gène égoïste (1976) soutenu parmi les premiers qu’en réalité la sélection naturelle porte sur les gènes et non sur les organismes, et que l’évolution se comprend mieux si on se place au niveau du gène. Cela permet par exemple d’expliquer pourquoi des comportements apparement altruistes[3], donc délétères pour l’organisme lui-même, existent - donc ne sont curieusement pas éliminés par la sélection naturelle. La raison est qu’en réalité ces actes augmentent le nombre de gènes transmis à la génération suivante via les effets sur les organismes génétiquement apparentés (descendants, neveux, etc.). C’est ainsi que l’on explique la stérilité des abeilles ouvrières (pourquoi un comportement stérile serait-il sélectionné, puisque son porteur par définition ne se reproduira pas?): en travaillant pour la reine au lieu d’enfanter, compte tenu du système de parenté très spécial des insectes hyménoptères[4], l’abeille ouvrière maximise le nombre de gènes laissés par elle à la génération suivante (ce qui inclut les gènes ‘de’ la stérilité). Ce qui compte ici ce n’est donc pas la fitness de l’abeille mais ce qu’on nomme sa ‘fitness inclusive’ , qui prend en compte le nombre de gènes que son travail permet de reproduire à la génération suivante via ses soeurs et ses cousines, nièces, etc.
La thèse de Dawkins se nomme « séléctionisme génique ». Rien à voir avec le soi-disant déterminisme génétique, qui est un non-sens (puisque par définition l’effet d’un gène dépend de l’environnement et de tous les autres gènes donc ne détermine rien à lui seul). Le séléctionisme génique pose simplement que la sélection naturelle vise avant tout les gènes.
Les consequences pour la question du réel en biologie sont massives. Pour comprendre l’évolution, dit Dawkins, il faut regarder les gènes. Ils sont des ’réplicateurs’, des entités se multipliant génération après génération en proportion des effets positifs qu’ils ont sur cette multiplication. Pour lui, les organismes ne sont que les ’véhicules’ de ces réplicateurs. Un organisme, c'est comme une bande de gènes qui s’entendraient pour ne pas se nuire trop, afin d’assurer à tous une réplication meilleure que celle de leurs concurrents, via la reproduction de l’organisme entier.
La forme extrême de cette idée est le concept qu’il baptise le « phénotype étendu » (1982) Usuellement on distingue depuis Johannsen dans les années 1910 le génotype et le phénotype (soit le corrélat organismique du génotype dans un environnement donné). Le gène est localisé dans un noyau, dans une cellule, dans l’organisme, certes. Mais le cas de l’altruisme biologique nous indique qu’il faut aussi prendre en compte l’effet des gènes sur les autres organismes pour comprendre l’évolution. Pourquoi alors borner le phénotype à la peau de l’organisme ? Le filet de l’araignée, par exemple, est au fond un phénotype de l’araignée, puisqu’avoir ou ne pas avoir certain gènes conditionne la possibilité ou pas de fabriquer ces filets. Mais si je concède cela, alors le barrage des castors, effet du comportement du castor, l’est aussi: les phénotypes incluent donc des choses extérieures aux organismes, apparement même abiotiques. Au-delà, le phénotype d’un gène peut même être un autre organisme que celui qui le contient, comme le suggèrent les cas de gènes qui induisent un organisme à manipuler d’autres organismes - par exemple certaines bactéries qui font tousser leurs hôtes, donc modifient le comportement de l’hôte d’une manière influençant d’autres organismes (puisqu’ils inhaleront ces bactéries). Les biologistes ont même trouvé beaucoup d’exemples bien plus exotiques de ces parasitismes qui, chez les insectes, semblent parfois transformer en zombie le malheureux individu infecté par un ver ou une bactérie retorse.
La thèse du Phénotype étenduest alors radicale: un organisme c’est une portion de l’espace matériel qui est comme l’arène d’interactions entre un grand nombre de gènes, certains physiquement logés en lui, d’autres extérieurs, certains coopérant entre eux, d’autres au contraire ayant des effets sans égard pour le bien de l’organisme dont le malheur peut très bien contribuer à leur propre réplication (mais cette différence entre gènes hostiles ou favorables à la reproduction de l’organismes ne recoupe pas la distinction dedans/dehors : certains gènes internes sabotent la vie de l’organisme, certains gènes ‘dans’ d’autres organismes lui sont bénéfiques, comme lorsqu’ils font ‘fonctionner’ des bactéries nécessaires aux fonctions physiologiques de l’hôte). Le réel, ce sont ces gènes en lutte constante, une lutte qui passe aussi par des alliances locales…
Dawkins est ambigu sur la manière d’interpréter cette thèse radicale. Parfois il en parle comme d’une simple perspective alternative, un peu comme ces illusions d’optique telles le cube de Necker, que l’on peut voir aussi bien comme avançant vers nous que reculant vers le fond, sans qu’aucune vision soit plus vraie que l’autre: « point de vue du gène » (gene’s eye view) et point de vue de l’organisme seraient ainsi complémentaires mais exclusifs. Ailleurs toutefois il semble dire que la vraie ontologie de la biologie est celle donnée par le point de vue du gène. Ce qui est réel c’est le gène, parce que c’est à ce niveau là que la sélection naturelle selon Dawkins s’exerce, et les organismes sont comme des épiphénomènes.
On peut trouver de nombreux contre-arguments à cette thèse, et ils nécessitent de rentrer dans le détail des théories sur l’altruisme ou la manipulation écologique. Le simple fait que l’évolution peut se décrire en termes de sélection sur le gène, et souvent peut se modéliser uniquement comme cela si l’on veut des mathématiques compréhensibles, ne signifie pas directement que les vraies interactions causales que dénote le concept de sélection ont lieu à ce niveau-là.
Autrement dit, si la thèse que, en biologie évolutive « le réel c’est les gènes » possède une certaine puissance de séduction, et l’intérêt de mettre à mal une ontologie naïve de la biologie, elle ne s’impose pas irrémédiablement par la seule force de sa logique interne.
Ce qui est en jeu, c’est la manière dont on va comprendre et interpréter les relations causales décrits dans les modèles de biologie évolutive. Reste que, de manière générale, à partir du moment où on consent à ce que, en biologie, « tout fait sens par rapport l’évolution », il n’est plus du tout évident que le réel ce soit les organismes.
5. Le réel de l’écologie comportementale: un contrepoint.
Pourtant, du dedans même de la spécialité de Dawkins, l’écologie comportementale, soit l’étude des traits des organismes comme adaptations à leur environnement - une discipline issue de l’éthologie dans les années 1960, mais recentrée sur un cadre darwinien et influencée par la théorie des jeux en économie - , il est malgré tout usuel de poser l’organisme comme la réalité biologique première. Pourquoi ?
Certes l’évolution par sélection naturelle implique des processus de replication différentielle de gènes. Mais quand on se demande pourquoi un organisme a les traits qu’il a, par exemple pourquoi tel arbre a des grandes feuilles et tel arbre de petites feuilles, on ne connait généralement pas la constitution génétique du trait en question (la taille des feuilles). Techniquement, le trait s’appelle un comportement (ici le terme ne requiert pas de capacités cognitives; idem quand ces chercheurs parlent de ‘stratégie’). La taille humaine par exemple est déterminée par plus d’une centaine de gènes. C’est dire que les modèles d’écologie comportementale doivent se placer au niveau des phénotypes, donc des organismes. Ils considèrent l’environnement des organismes, et étant donné tous les réquisits de cet environnement en termes de ressources, de prédateurs, de parasites, etc., se demandent quels comportements conféreraient aux organismes la fitness la plus haute (ou la ‘fitness inclusive’, si on compte aussi les effets du comportement sur les individus apparentés). Si le comportement constaté dans la nature est bien le comportement maximisant cette fitness, on considère qu’on l’a correctement expliqué comme adaptations à ces demandes environnementales; si ce n’est pas le cas, on considérera qu’on a mal modélisé l’environnement, qu’on a oublié certaines demandes environnementales (le rôle des partenaires sexuels par exemple, que je n’avais pas mentionné plus haut).
En un sens, le réel ici, pour le modélisateur, c’est ces demandes ou, techniquement, ces ‘pressions de sélection’. L’organisme y répond, l’organisme est comme façonné par elles, au point que Julian Huxley, autre fondateur de la théorie évolutive classique, voyait en eux des bundles of adaptations, des faisceaux d’adaptations (et par ‘adaptation’ il faut toujours entendre ‘résultat de la sélection naturelle’) (Evolution: the modern synthesis, 1942). Les aspects de l’environnement qui ne sont pas des pressions de sélection - par exemple, les événements très contingents qui peuvent affecter la vie des individus, mais sont trop rares pour affecter le cours de la sélection naturelle - sont comme du bruit, ils ne sont pas vraiment le réel de l’écologie comportementale.
Si on considère cette thèse - le réel c’est les pressions de sélection - on peut développer trois remarques avant de conclure.
D’abord, la position méthodologique de l’écologie comportementale s’appelle ‘l’adaptationnisme’ - on considère que les traits sont ou s’expliquent comme des adaptations. Ce nom lui a été donné par ses plus féroces critiques, Stephen Jay Gould, paléontologue, et Richard Lewontin, généticien des populations - deux des figures majeures de la biologie évolutive des années 70-2000, dans l’un des articles les plus cités de la discipline, « The spandrels of San Marco and the panglossian paradigm : a critique of the adaptationist program » (1979). En quelques mots, leur cible était la naiveté qu’il y a à supposer que les traits soient tous des adaptations alors qu’existent bien des raisons (connues par tous les généticiens des populations) de penser que la sélection naturelle ne peut pas toujours maximiser la fitness des traits - soit que la constitution génétique des organismes ne le permette pas, soit que la population soit trop petite ou la variation génétique trop rare pour qu’elle s’exerce jusqu’à son terme. Or la méthodologie adaptationniste ne peut reconnaitre cela parce qu’elle est comme infalsifiable : si notre modèle ne prédit pas le comportement constaté, on va changer ce modèle, introduire d’autres paramètres environnementaux censément importants, jusqu’à ce que ce modèle prédise le comportement constaté comme un résultat de la sélection pour des demandes environnementales ainsi définies.
Indépendamment de la validité de cette critique, l’idée intéressante qui en découle c’est que si le réel, pour le théoricien de l’écologie comportementale, c’est les pressions de sélection, ce réel est en quelque sorte inscrutable car on n’est jamais sûr d’avoir mis la main sur le ‘vrai’ réel, en quelque sorte. (Ce qu’on prend pour le vrai réel pouvant toujours être un artefact du modèle adaptationniste).
La seconde remarque concerne la thèse indiquée plus haut, sur le réel comme l’évolution par sélection naturelle. Il est clair que le réel vu comme pressions de sélection, dans la perspective qui serait celle de l'écologie comportementale, se concilie bien avec l’idée que l’on pouvait avancer, dans le contexte de la critique du réductionnisme par Mayr, selon laquelle le réel de la biologie c’est l’évolution par sélection naturelle. De fait, il me semble que le rôle de la sélection naturelle est le coeur d’un ensemble d’affirmations ontologiques sur le réel telles qu’elles s’énoncent dans les divers champs de la biologie évolutive. Ainsi, je mentionnerai en passant une autre problématique, celle de l’individu biologique -soit la question de savoir qu’est ce qui définit un individu en biologie, sachant que si la question est souvent triviale (un cheval est un individu, une crinière de cheval ne l’est pas), dans de nombreux cas elle ne l’est pas : une fourmi est-elle un individu, une colonie de fourmis l’est-elle, une espèce est-elle un individu ? Quoi qu’il en soit des réponses, ce questionnement a été marqué par la thèse de David Hull, un des pères de la philosophie de la biologie institutionnelle, qui écrivait en 1981 qu’un individu, en biologie, c’est avant toutune unité de sélection naturelle. C’est à ce titre que parfois les gènes, parfois les organismes, parfois les espèces peuvent être des individus. L’individu réel - à la différence du pseudo-individu (une meute de loups, par exemple, ou une ville), répond tout d’une pièce à la sélection naturelle. Si on peut prouver qu’une ruche, ou qu’une espèce végétale, est sélectionnée comme un tout - de même qu’un organisme est considéré comme étant sélectionné comme un tout - alors ce sont réellement des individus.
La troisième remarque m’amènera à ma conclusion, censée éclairer le titre du propos.
Le terme d’environnement, souvent utilisé ici, est assez flou. Or si au sens immédiat un environnement c’est l’ensemble de ce qu’il y a aux environs d’un individu vivant, la problématique de l’écologie comportementale esquissée plus haut déplace l’affaire. On peut ainsi distinguer de ce premier sens, qu’on appellera ‘environnement externe’, un environnement dit ‘sélectif’, selon l’expression du philosophe Robert Brandon, qui est constitué de l’ensemble des caractéristiques environnementales incluses dans les pressions de sélection expérimentées par les organismes. Or cet environnement sélectif, clairement, n’est pas indépendant desdits organismes. C’est la manière de manger, de chasser, de se déplacer, ou même de paraître, propre à une espèce d’organisme, qui va constituer son environnement sélectif. Si par exemple l’organisme est rouge, son environnement sélectif contiendra les prédateurs dont la vision discrimine le rouge, et n’inclura pas de possibles prédateurs aveugles aux couleurs.
Autrement dit - et c’est là où on s’écarte un peu de la question du ‘réel selon la théorie/discipline/science X’ que je traitais jusqu’ici - cet environnement sélectif est en quelque sorte codéfini par l’organisme; il se rapproche de ce qu’on pourrait appeler l’environnement vécu par l’organisme. Un écologue plutôt connu maintenant pour l’usage de ses travaux en psychologie, James J Gibson, utilisait le terme d’« affordance » pour nommer l’environnement vécu par l’organisme (to afford, c’est rendre quelque chose possible, permettre…) Il voulait dire que du point de vue du vivant, l’environnement c’est ce qui permet de faire X ou Y - toutes sortes d’actions pertinentes pour sa survie, sa reproduction, son bien-être même. Or il est plausible de penser que les affordances, dans l’environnement externe d’un organisme donné - et dans la mesure où ces affordancesont à voir avec sa survie et sa reproduction, i.e. sa fitness - sont comme l’envers de son environnement sélectif, celui que l’écologue comportemental entend modéliser, et qui constitue l’ensemble des pressions de sélection, donc le réel au sens de l’écologie comportementale. Le réel du modélisateur rejoindrait ici la réalité du vivant.
Conclusion.
L’un des plus fameux articles de philosophie de l’esprit s’intitule « What it’s like to be a bat ? »; il est écrit par Thomas Nagel (qui n’a rien d’un biologiste ou d’un philosophe de la biologie). La chauve-souris est relativement proche de nous, puisque c’est un mammifère, mais aussi radicalement différente parce qu’elle se repère dans l’espace via un système d’écholocation au lieu de voir. Nagel avec cet exemple si bien choisi voulait montrer que, même si la biologie explique totalement et absolument le système physiologique, perceptif, moteur, etc., de la chauve-souris, il restera impossible de savoir ce que ça fait, à la chauve-souris elle-même, d’être une chauve-souris (alors même que nous aurions une connaissance parfaite du mécanisme de l’écholocation). C’est un article classique pour ses arguments en faveur d’une différence radicale entre la première et la troisième personne.
Pour la question du réel, la thèse de Nagel est intéressante : elle affirme une incommensurabilité totale entre le réel de ou pour un animal, et la réalité de cet animal telle que l’explique le biologiste.
Je ne veux pas discuter les arguments de Nagel directement. Mais ce à quoi l’on aboutissait, après avoir considéré quelques thèses sur le réel et conclu sur cette notion d’environnement sélectif éventuellement coalescent à l’environnement vécu (par l’organisme) en tant que système d’affordances à la Gibson - n’est pas sans lien avec sa thèse sur la chauve souris.
De fait, « ce que ça fait d’être une chauve-souris » n’est pas pénétré par une quelconque théorie sur l’environnement sélectif de la chauve souris. Mais s’il y a bien, via la nature de l’environnement sélectif, une coalescence, une relation, un isomorphisme éventuellement, entre les pressions de sélection qui sont le réel de l’écologue, et les affordances expérimentées par l’organisme, alors le réel de l’organisme - le réel de la chauve-souris, pour ainsi dire - n’est pas totalement hétérogène au réel tel que le rencontre le modélisateur dans sa pratique.
Au terme de ce parcours, s’il appert que le réel, en biologie est loin d’être univoque, même si on se concentre sur ceux qui font de la biologie évolutive - et s’il est possible ici d’argumenter en faveur de l’idée que le réel a à voir avec la sélection naturelle sous plusieurs perspectives (toutes marquées par le lien que je fais dès le départ entre réalité et causalité) - il reste que le réel rencontré par le biologiste peut avoir un lien au moins évocatoire avec les réalités du vivant lui-même.
[4] Je laisse de côté les variantes faibles, méthodologiques ou épistémologiques de réductionnisme, car elles ne touchent pas la question du réel.
[5] Mayr est un des premiers à utiliser ce terme de ‘programme génétique’, dans le texte de 1961, « Cause and effect in biology », où il présente cette distinction. Je le reprends pour cette raison, mais comme le savait déjà Mayr et comme c’est devenu de plus en plus évident il n’avait de valeur qu’heuristique sinon métaphorique, et la métaphore est de nos jours de moins en moins usitée.
[6] Altruiste au sens de la biologie évolutive - donc non pas au sens psychologique d’une intention dirigée vers le bien de l’autre. L’altruisme biologique ne requiert aucune capacité cognitive ou délibérative, il se définit comme un acte bénéfique pour un ou des autres (en termes de reproduction) et coûteux pour l’agent. La stérilité des abeilles ou des fourmis est l’exemple type du comportement altruiste.
[7] Une abeille ouvrière partage plus de gènes avec ses soeurs qu’avec ses enfants.