Deleuze et le capitalisme: un aperçu

Cet article offre un bref aperçu de la notion de capitalisme chez Deleuze, fondé sur une ressource qui est rarement utilisée à cet effet, malgré son importance, à savoir le premier cours enregistré de Deleuze, «Appareil d'État et Machine de Guerre», professé entre 1979 et 1980, qui porte entre autres sur le thème du capitalisme.

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    La notion de capitalisme est au centre de la critique sociale et politique de Gilles Deleuze. C’est le concept à la base de deux œuvres majeures, «L’Anti-Oedipe» et «Mille plateaux», qui composent le célèbre opus «Capitalisme et schizophrénie».

    Cet article offre un bref aperçu de la notion de capitalisme chez Deleuze, fondé sur une ressource qui est rarement utilisée à cet effet, malgré son importance, à savoir le premier cours enregistré de Deleuze, «Appareil d'État et Machine de Guerre», professé entre 1979 et 1980, qui porte entre autres sur le thème du capitalisme.

    Dans ce cours, Deleuze propose deux approches générales de la notion de capitalisme: l’une historique, l’autre philosophique et conceptuelle. Nous allons les examiner séparément.

     

    1. L'approche historique du capitalisme

    Deleuze pose le problème du capitalisme via la question suivante: pourquoi le capitalisme est-il apparu en Europe au 18ème siècle et non, par exemple, en Chine au 12ème siècle? En soi, cette question souligne le fait que, pour Deleuze, un phénomène tel que le capitalisme n’est pas la conséquence d’une chaîne causale déterminée, mais plutôt la réalisation d’un potentiel dans un contexte donné, dans lequel une conjonction de flux décodés spécifiques crée ce que l’on appelle  capitalisme.

    Le contexte dans lequel le capitalisme apparaît est la forme appelée «état-nation», qui se distingue des formes antérieures telles que la formation primitive ou la cité-état médiévale. Pourquoi le capitalisme n'est-il pas apparu sous ces formes antérieures? Selon Deleuze, les formations primitives et les cités-états médiévales ne possédaient pas les deux éléments qui rendent le capitalisme possible: le concept de propriété privée, essentiel à la création et à l'expansion du capital, et les ressources matérielles nécessaires pour annexer la machine de guerre. En raison de sa structure juridique forte et de ses ressources matérielles immenses, l'état-nation est la seule forme sociale capable de garantir la propriété privée tout en restant suffisamment prospère pour annexer la machine de guerre.

    A noter que dans ce contexte, la «machine de guerre» est un concept philosophique défini comme multiplicité conjurant toute forme d’état centralisé. Alors que l'état-nation évolue dans un espace dit "espace rayé", la machine de guerre, dite "nomade", évolue dans un "espace lisse". Les nomades de la machine de guerre sont en conflit avec l'appareil d'état sédentaire qui a pour fonction de capturer tout ce qui lui est extérieur, y compris bien sûr la machine de guerre nomade. Historiquement, cette capture a été réalisée le plus complètement par l'état-nation.

    Ainsi, lorsque l'appareil d'état centralisé, avec sa notion juridique de propriété privée, devient suffisamment prospère pour saisir la multiplicité nomade de la machine de guerre, le contexte se fait propice à l'apparition du capitalisme.

    Pour que le capitalisme apparaisse, il faut que deux types de flux distincts soient mis en relation, dans le contexte de l’état-nation. Ces «flux décodés» sont les conditions nécessaires et suffisantes pour le capitalisme, à savoir: la disponibilité d'une nouvelle forme de main-d'œuvre, appelée «travailleur nu», et l'abstraction de la richesse.

    A noter qu'un flux est un événement (par opposition à une essence), et on dit qu'il est «décodé» parce qu'il dépasse un seuil défini: dans les formations primitives et les cités-états, travail et richesse étaient codés de manière stricte en ce sens qu'ils faisaient partie d'un ensemble explicite de coutumes et de lois maintenues par l'empereur ou le souverain; dans l'état-nation, le travail et la richesse sont décodés, ils atteignent un nouveau niveau d'abstraction et leur rencontre rend possible le capitalisme. Comme nous le verrons, le travail décodé devient «salarié» et la richesse devient subjective par l’exercice de la spéculation.

    Suite à l’analyse de Marx, Deleuze explique que, dans l’Europe du XVIIIème siècle, le travailleur est irrémédiablement arraché à la terre qu’il cultivait. Cela est dû notamment au fait que le servage européen est définitivement abolit. À partir de ce moment, le travailleur devient «nu», ce qui signifie qu'il n'est plus un esclave ou un serf, mais bien plutôt le possesseur d'une puissance de travail purement abstraite qu'il échange contre un salaire: il cesse d'être un paysan attaché à une terre et intègre le corps de ce qui deviendra le prolétariat.

    Le deuxième flux décodé est l'apparition de la richesse abstraite. Selon Deleuze, qui utilise à nouveau l’analyse de Marx, la richesse est devenue abstraite lorsque les premiers capitalistes ont commencé à acheter des terres alors qu’elles étaient bon marché et à les vendre à des prix avantageux, c’est-à-dire lorsqu’ils ont commencé à pratiquer la spéculation. En d'autres termes, ce qui était pris en compte par les premiers capitalistes n'était pas la valeur objective d'un terrain, mais  plutôt sa valeur perçue.

    Ce dernier point est d’ailleurs une bonne illustration du fameux concept de «déterritorialisation», selon lequel le territoire, ou la terre, acquiert sa valeur en raison de facteurs distincts de sa valeur objective. Ainsi, si un terrain est convoité par plusieurs acheteurs potentiels pour quelque raison que ce soit, sa valeur augmente quel que soit son potentiel de production: c’est ainsi que, dit de manière concise, la richesse est devenue abstraite.

    Le capitalisme se réalise à travers deux modèles opposés d'états-nations, selon Deleuze. D’une part, l’état tyrannique tel qu’il existe dans le tiers monde, et l’état social-démocrate, tel qu’il se trouve en Occident. C'est à travers ces deux «modèles de réalisation» que le capitalisme trouve le moyen de se répandre et de créer, parfois par la violence et la contrainte, davantage de travailleurs nus et plus encore de richesse abstraite.

    Deleuze cite un exemple intéressant de la tendance des états-nations à limiter le décodage des flux afin de s'assurer que le capital ne devienne pas apatride. Au moment de l'exploration spatiale inaugurée dans les années 50, la NASA avait investi des sommes considérables dans des projets spatiaux comme l’exploration lunaire. Le Président Eisenhower décida de réduire le budget de la NASA pour s’assurer que ces investissements colossaux resteraient sur Terre. En d'autres termes, il tenta de limiter, avec succès, la tendance naturelle du capitalisme à déterritorialiser ou décoder les flux de capitaux.

    Selon Deleuze, il s'agit d'un exemple typique du rôle de l'état-nation dans un régime capitaliste: reterritorialiser les flux de manière à ce que le capitalisme ne les décode à l'infini. L’état-nation dans un régime capitaliste est le mécanisme de régulation qui tend à maintenir le caractère national, donc territorial, des flux de personnes et de marchandises que décode le capitalisme.

     

    2. Le concept de capitalisme

    Comme les derniers paragraphes l’on laissé entendre, le capitalisme au sens de Deleuze est un système axiomatique (par opposition à un système logico-formel). Les trois axiomes centraux du capitalisme sont les suivants : il existe une hétérogénéité absolue des états-nations capitalistes; la production a comme but la production pour elle-même; et les limites du capitalisme sont immanentes au capitalisme.

    Comme mentionné, le capitalisme a des modèles de réalisation hétérogènes, à savoir l'état-nation tyrannique et l'état-nation social-démocrate, qui se distinguent par leur mode et leur rapport de production. Le travailleur nu fournit au capitalisme son mode de production, qui s'exerce par le biais de la production salariale.

    À son tour, la richesse abstraite définit le rapport de production du capitalisme. La propriété privée au sens capitaliste signifie que la richesse n'est pas nécessairement caractérisée de manière spécifique (par un terrain, des biens immobiliers, une certaine quantité de lingots de métal, etc.), mais est définie par des droits abstraits. La nature abstraite de ces droits vient du fait que la richesse abstraite peut être convertie à tout moment en une ressource spécifique telle que la terre, l’argent, les matières premières, l’immobilier, les moyens de production, etc., basé sur des droits de propriété abstraits.

    En tant que tel, le mode de production capitaliste n'est pas forcément le même dans chaque état-nation. Dans les pays pratiquant le quasi-esclavage, par exemple, le mode de production n’est pas capitaliste car les gens ne perçoivent pas un salaire suffisant pour leur travail, mais le rapport de production reste résolument capitaliste, car la valeur ajoutée peut être réinvestie dans des machines, des terres et autres ressources matérielles.

    Le fait qu'il existe des formes très différentes d'états-nations capitalistes à travers le monde, de la tyrannie à la social-démocratie, n'entrave pas le capitalisme: au contraire, la distinction entre le rapport de production et le mode de production garantit que le capitalisme prospérera dans tous les cas. Cela est dû à la nature axiomatique du capitalisme.

    En tant que tel, le capitalisme peut ajouter et supprimer des axiomes à volonté: dans les états tyranniques, le nombre d'axiomes sera minimal. Comme l'explique Paul Virilio (mentionné par Deleuze), l'état tyrannique n'est pas «l'état maximum», c'est-à-dire un état qui exerce un contrôle maximal sur la population. C'est au contraire l'état minimum, c'est-à-dire un état avec un minimum d'axiomes. Qu’est-ce que cela veut dire ?

    En termes politiques, le fait que l'état tyrannique opère avec un nombre minimal d'axiomes signifie, par exemple, qu'il n'existe qu'un seul modèle de normalité: aucun axiome ne sera ajouté pour les minorités ethniques et religieuses, qui sont ensuite traitées comme la majorité—un problème réel dans les pays qui ont des minorités autochtones caractéristiques. A l’inverse, l’état social-démocrate multipliera autant que possible les distinctions entre ses citoyens selon des critères d’origines ethnique, de sexe, d’orientation sexuelle, etc., ajoutant ainsi des axiomes au système. Les deux situations permettent au capitalisme de s’épanouir.

    En termes économiques, l’état tyrannique organise un effondrement du marché intérieur, ce qui signifie la prise en compte de seulement deux variables économiques: le niveau des réserves monétaire, et l’inflation. Cela signifie s'ouvrir aux investissements étrangers et donc à l'industrialisation du pays, mais uniquement en vue de créer des produits destinés à l’exportation. En revanche, les pays hautement industrialisés auront tendance à multiplier les axiomes destinés à renforcer le marché intérieur. Cela signifie encourager les investissements dans les biens et services destinés à la consommation intérieure.

    Le capitalisme ajoute et supprime des axiomes à volonté et très rapidement. Le passage entre la tyrannie et la social-démocratie est donc permanent et certains pays du «second monde» comme le Brésil (du moins à l’époque du cours) semblent rester entre les deux, indécis quant à la voie à suivre.

    Le fait que le capitalisme distingue le mode de production du rapport de production implique qu'à un moment donné, la nature de la production évolue: la production elle-même est décodée. La production n’est plus calibrée selon les lois relativement strictes de l’offre et de la demande, mais elle devient une fin en soi. La machine capitaliste commence alors à produire autant qu'elle le peut, et ce, aveuglément.

    Notons enfin ce point important : les limites du capitalisme sont immanentes au capitalisme. Cela signifie qu'elles ne sont pas imposées de l'extérieur mais sont atteintes lorsqu'un nombre maximal d'axiomes est atteint. Deleuze demande donc: que se passe-t-il lorsque le système axiomatique capitaliste est saturé? En d'autres termes: que se passe-t-il lorsqu'il n'est plus possible d'ajouter d'axiomes sans perte de cohérence dans le système?

    Deleuze se réfère ici au chapitre 13 du «Captial» de Marx qui décrit la célèbre thèse de la baisse tendancielle du taux de profit. Ce chapitre est basé sur l’idée suivante: la limite inhérente du capitalisme est immanente au capitalisme et est dictée par le fait que le capitalisme ne peut pas se développer sans modifier les proportions relatives de capital constant et de capital variable. À savoir, le capital constant (qui est le capital destiné à être réinvesti dans les machines, les matières premières, etc., c’est-à-dire les infrastructures, par opposition au capital variable qui est destiné à payer les salaires des travailleurs) devient de plus en plus important par rapport au capital variable, conduisant ainsi à une crise inévitable.

    La thèse de Marx est que la valeur ajoutée provient du capital variable. En d’autres termes, si le profit est généré par le capital variable, la nature du capitalisme est telle qu’à terme, la proportion relative de capital constant aura tendance à augmenter. Cela conduit à une crise inévitable, quand relativement moins de valeur ajoutée est créée tandis que des montants plus importants de capitaux sont investis dans les infrastructures.

    A titre d'exemple concret, considérons le progrès technologique: il tend à donner plus d'importance au capital constant au détriment du capital variable. C'est-à-dire que plus d'argent est investi dans des machines toujours plus performantes, et moins dans le travail humain, augmentant ainsi la part relative du capital constant par rapport au capital variable.

    Les capitalistes, cependant, ont tendance à affirmer que les limites du capitalisme sont extrinsèques, non immanentes. Mais ce n'est pas le cas: les limites du capitalisme sont immanentes, insiste Deleuze.

    Par exemple, les nombreuses crises énergétiques que nous avons connues dans l’histoire moderne, notamment celles liées au pétrole, étaient bien connues de Deleuze. Ainsi, explique le philosophe, alors que les capitalistes peuvent prétendre que les limites des ressources naturelles comme le pétrole sont imposée de l’extérieur, de par leur nature finie, le fait est que la limitation de ces ressources signifie l’augmentation relative de capital constant dans de nouvelles infrastructures. On peut penser à des techniques de forage relativement récentes telles le fracking, bien que cet exemple spécifique ne soit pas mentionné par Deleuze. S’en suit alors la diminution relative du capital variable. La crise de l'énergie provient donc de la diminution relative du capital variable et non des limites perçues des ressources naturelles, qui peuvent être exploitées de diverses façons.

    Un autre exemple d'augmentation relative du capital constant par rapport au capital variable est illustrée par la divergence entre les salaires et la productivité survenue au milieu des années 1970, lorsque les travailleurs ont commencé à être moins payés tout en devenant plus productifs. Bien que cet exemple ne soit pas mentionné par Deleuze, il est sans ambiguité. En 2010, la productivité avait augmenté de 254% par rapport à 1950, tandis que les rémunérations (salaires) avaient augmenté d’environ 113%[1].

     

    3. Le capitalisme est-il une forme d'humanisme ou est-il une forme moderne d'esclavage?

    Deleuze explique que lorsque les capitalistes prétendent être des humanistes, ils ont raison à la lettre. En effet, aucun capitaliste n'a jamais confondu le capital constant avec le capital variable, ou l’inverse. Le capitalisme a toujours fait une distinction très nette entre l’aspect humain de la création de richesse et les investissements nécessaires dans les infrastructures. En tant que tels, les capitalistes peuvent être qualifiés d’humanistes.

    En même temps, le capitalisme a toujours poussé à l'asservissement social. Ce qui, explique Deleuze, se distingue de la servitude des esclaves de jadis. Néanmoins, la soumission à la machine capitaliste est un phénomène très réel, même si l’on peut choisir sa voie et même s’il existe dans notre société une certaine mobilité sociale.

    Toutefois, pour Deleuze, le problème ne concerne pas la liberté de choix. S'il est vrai qu'aujourd'hui, nous ne sommes pas asservis par la machine mais assujettis à elle, ce qui indique un exercice apparent du libre arbitre et implique donc l'existence d'une sphère privée, le fait n’en demeure pas moins que l'assujettissement à la machine repose sur l'importance relative du capital variable—tandis que la servitude à la machine est fonction du capital constant.

    En d'autres termes, plus l'importance relative du capital variable est élevée, plus l’assujettissement (et non la servitude) à la machine est élevé. Or l’assujettissement maintient une certaine liberté de choix, ou, tout au moins, une apparence de libre choix, par rapport à l’asservissement. Inversement, plus le capital constant devient important, plus les gens sont soumis à la machine et, partant, moins il y aura de sphère privée et de liberté de choix.

    En cette époque d’explosion technologique et d’augmentation rapide de la proportion de capital constant par rapport au capital variable, il faut s’attendre, si l’hypothèse de Deleuze est correcte, à un accroissement de la servitude par la machine technologique et, dès lors, à la destruction de la sphère privée. Or, le traitement des données privées par les grandes entreprises technologiques semble manifester un abaissement important de celle-ci.


     

    [1]Sur ce sujet, on pourra consulter l’excellent ouvrage de Martin Ford, “ Rise of the Robots ” (2015), p.34 et ff.