Chanceux sont ceux qui, dans ces temps de réclusion, ont le privilège de pouvoir cultiver leur jardin sans transformer leur salon en véritable serre. Mais se rendent-ils bien compte que leur loisir de jardinier repose sur une transformation révolutionnaire, non seulement de l’art, mais aussi des rapports politiques d’autrefois ? Jacques Rancière aborde cette problématique dans son dernier ouvrage, Le temps du paysage, paru en 2020 chez La Fabrique. Il est question d’un dialogue reconstitué à travers le temps, principalement entre les philosophes et les artistes du XXVIIIe et du XIXe siècle, qui ont assisté à des changements radicaux d’organisation politique et d’idéologie à travers l’Europe. De l’Angleterre jusqu’en France, Jacques Rancière nous fait entrer dans le monde de l’art et de l’esthétique de cette époque. Le temps du paysage est divisé en cinq parties – sans compter l’avertissement et l’épilogue – qui abordent chacune un angle spécifique.
Comment comprendre ce titre assez énigmatique, Le temps du paysage : aux origines de la révolution esthétique ? La réponse est livrée d’emblée : « Le temps du paysage est celui où l’harmonie des jardins aménagés ou la dysharmonie de la nature sauvage contribuent à bouleverser les critères du beau et le sens même du mot art » (p. 9-10). Chronologiquement, ce temps concorde avec la Révolution française, soit en 1789. Cette époque voit également naître l’esthétique, en tant que régime de l’art. Le paysage de nos contrées ne peut donc que se voir changé par toutes ces transformations sociétales : or on ne change pas notre environnement sans changer nos mentalités. C’est là tout l’enjeu de cet ouvrage.
Le titre du premier chapitre, Un nouveau venu dans les beaux-arts, fait référence à un événement marquant pour l’histoire de l’art : en 1790, Immanuel Kant, dans Critique de la faculté de juger, définit l’art des jardins par « [l’art] du bel arrangement » des produits de la nature. D’autres avant lui avaient déjà émis cette idée, notamment l’Anglais Thomas Whately, 20 ans auparavant, dans son ouvrage intitulé Observations on Modern Gardening, qui accorde à l’art des jardins la définition suivante : « l’art de disposer de la manière la plus parfaite les objets de la nature ». Ces définitions tout à fait novatrices engendrent de nouveaux défis : comment comprendre la notion de perfection ? et celle d’art ? Kant s’essaie à esquisser quelques réponses. Lui, qui distinguait deux formes d’art – les arts mécaniques et les arts libéraux -, classe l’art des jardins dans la deuxième catégorie. La principale conséquence d’un tel choix est que de fait, l’art des jardins se voit dépourvu de toute fonction utilitaire. L’élévation des jardins au sein des arts libéraux soulève la consternation des penseurs de cette époque. Porté par l’effervescence du débat, Kant affirmera que l’art des jardins est une catégorie de la peinture, et non de l’architecture comme on pourrait le penser : car de même que la peinture, l’art des jardins est « un art des apparences qui imite les apparences » (p. 21). Les apparences produites par l’art des jardins ne sont qu’artificielles, ce qui lui fait mériter sa place dans les arts libéraux.
Le chapitre suivant, Les scènes de la nature, revient sur certaines notions qui prennent désormais un sens différent de celui qu’on leur accordait jusqu’ici. Il est notamment question de la nature, dont la définition se transforme radicalement depuis celle du Dictionnaire de l’Académie de 1694, où la nature désigne entre autres « l’ensemble de l’univers ». En 1846, Alexander von Humboldt écrira dans Cosmos, essai d’une description physique du monde que « la nature est le règne de la liberté ». Ce changement fondamental s’accompagne d’une nouveauté bien particulière : la nature est une artiste, dont l’art consiste à représenter des scènes. Ces dernières ne sont néanmoins pas perçues de la même façon en France qu’en Angleterre : la patrie de Molière affectionne la régularité et l’angle droit qui caractérisent le classicisme, tandis que celle de Shakespeare préfère la vastness et l’intricacy. La première notion, introduite par Joseph Addison entre 1710 et 1712, évoque « l’étendue qui ouvre à l’imagination la possibilité de prolonger ce qu’elle voit » (p. 34) ; l’intricacy, quant à elle, est un terme qui apparaît en 1753 chez William Hogarth et qui désigne « la variation de la ligne qui tient l’œil en chasse […] en l’empêchant de se fixer jamais en aucun point » (p. 34). Ces deux concepts joueront un rôle capital dans l’histoire de l’art des jardins.
Ces deux premiers chapitres posent les fondements nécessaires à la compréhension du débat autour de l’art des jardins. Le troisième chapitre, Le paysage comme la peinture, aborde le rapport qu’entretient la peinture et l’art des jardins. Comme expliqué précédemment, l’art des jardins doit plutôt être rapproché de la peinture, comme une sous-catégorie de celle-ci, plutôt que de l’architecture. Les deux arts apparentés font usage de la mimesis – l’imitation - dans notre cas, de la nature. Or pour imiter, il faut savoir observer avec justesse : tel est le propre des peintres. Le quatrième chapitre, Au-delà du visible, évoque les effets provoqués par l’art des jardins sur nos esprits, les sentiments qui naissent en nous en contemplant ces paysages. Le pittoresque, le grand, la smoothness, le sublime ou encore la simplicité, des termes tous connotés qui nous permettent de décrire un paysage, de telle sorte qu’il nous est possible d’exprimer notre ressenti.
Le dernier chapitre – Politique du paysage – met le doigt sur un élément essentiel : notre façon d’arranger nos jardins est étroitement liée à la politique. Le désaccord entre les Français et les Anglais peut effectivement s’expliquer par la différence du régime politique de l’époque : « un ordre social et politique peut se décrire comme un paysage » (p. 95). J’ajouterais même qu’il peut se décrire par un paysage. La preuve en est que l’Irlandais Edmund Burke, révulsé par la Révolution française, adressera des critiques à la politique française en la comparant à ses jardins : on ne trouve plus les courbes délicates et les jeux d’ombre et de lumière, qui donnaient lieu à une scène harmonieuse tant appréciée par l’Irlandais. Cette apparence d’harmonie traduit la volonté politique d’intégrer toutes les classes sociales au sein d’un régime fort, les paysages deviennent les représentations de la réalité politique : « Les gradations de l’ordre social deviennent des dégradés de lumière sur la toile. La dissimulation de l’inégalité dans l’apparence de la communauté est traitée comme cette dissimulation des extrémités d’un lac ou de l’origine d’une chute d’eau qui donne son étendue imaginaire à un paysage borné. Et la tonalité générale de la société harmonieuse reçoit elle-même son identité picturale : elle ressemble à l’atmosphère d’une belle soirée. » (p. 108). Avec la venue des Lumières, ces jardins français, si clairs et ordrés, prennent désormais la forme de compositions plus floues, ce qui déconstruit toute idée d’une quelconque hiérarchie ou frontière. Une confession d’Uvedale Price datant de 1803, tirée d’une lettre à Lady Beaumont, confirme une fois de plus le lien entre politique et paysage : « la seule tactique que je connaisse ou que je souhaite jamais connaître est celle d’arranger et de disposer les arbres ».
Les bouleversements amenés par Kant seront mis à mal par Hegel, quelques décennies plus tard : c’est l’objet principal de l’épilogue. Hegel rapprochera à nouveau l’art des jardins à l’architecture - comme un prolongement de ce dernier -, niera la théorie de la nature artiste, soulignera l’aspect égocentrique de l’art, et établira que la régularité et la symétrie, tant abhorrée par les Anglais, est la forme la plus digne à l’art des jardins. Toutes ces nouvelles positions et leur contexte soulèvent une interrogation fondamentale dans la philosophie esthétique : quelle est la limite entre ce qui est de l’art, et ce qui n’en est pas ? La question reste ouverte, et il est de plus en plus difficile d’y répondre, notamment à cause des progrès techniques qui sont désormais sans fin depuis la révolution qu’était l’invention de la photographie.
Voici de quoi il s’agit dans Le temps du paysage. Cet ouvrage, vous l’aurez compris, est très intéressant à exploiter du point de vue de l’histoire de la philosophie. Dans un style clair et reposant, Jacques Rancière nous accompagne tout au long de ce voyage temporel, comme une balade avec un vieil ami à travers les paysages évoqués. L’aspect didactique de l’ouvrage le rend tout à fait accessible à un public néophyte, tout en n’étant nullement ennuyeux pour celles et ceux qui souhaitent étudier les questions abordées dans cet ouvrage plus en détail. En somme, il s’agit d’une très belle découverte, qui se paie le luxe d’ouvrir des perspectives de réflexion sur le temps présent : que faire de l’art des jardins au XXIe siècle, époque où les apparences sont reines ?