Émotion, cognition et création artistique

Une critique de livre par Valentine Daendliker

    Lorsque l’on regarde un tableau, lorsque l’on écoute une chanson, il nous vient des pensées, des émotions, des sensations. De même lorsque l’on joue d’un instrument, lorsque l’on dessine se mettent à l’œuvre en nous toutes sortes d’émotions et de dispositifs cognitifs comme la mémoire et l’attention. Comment naissent ces émotions provoquées par l’expérience artistique lors du processus de création ou lors de la réception d’une œuvre ? En quoi sont-elles reliées à nos dispositifs cognitifs ? Ces dispositifs cognitifs contribueraient-ils à notre conception du monde ? C’est à ces questions que tente de répondre Xavier Lambert en réunissant dans cet ouvrage dix chercheurs de domaines différents tels que la philosophie, la science cognitive et l’art. Car pour être analysé dans toute sa complexité, le phénomène de l’expérience esthétique demande une collaboration interdisciplinaire. « Émotion, cognition et création participent au-delà de leur différence d’un macro-processus global qui les intègre et les dépasse » (p.7). Cet ouvrage se compose donc de dix chapitres que l’on peut répartir selon deux pôles de réflexion : Chamanismes et intuitions (Marion Laval-Jeantet), Le miroir de l’esthétique (Xavier Lambert), Quand la cognition dialogue avec l’émotion, que dit la créativité ? (Heidi Charvin), Image et regard (Camille Prunet), Expérience artistique et plasticité cérébrale, analyser ces phénomènes (Christian Xerri), L’art à la recherche de la légitimité des perspectives optiques et anoptiques (Olivier Auber) analysent le phénomène de l’expérience, de la création et de l’émotion esthétique. En miroir, l’imagination artificielle (Gregory Chatonsky), Le rhizome cognitif nomade dans les « dessins automatiques » (Xavier Lambert), Ontologie du texte littéraire génératif (Jean-Pierre Balpe) et Tweet Art et Tweet Philosophie (Hervé Fisher) se concentrent sur l’utilisation des outils numériques dans la création et de leur influence sur le phénomène de l’expérience esthétique.

    Dans le chapitre
    Chamanisme et intuition, Marion Laval-Jeantet, chercheuse en ethnologie et en psychologie, s’intéresse au processus de la création. Elle décide de partir de la conception du rêve qu’ont les Noongar, peuple arborigène australien. Les Noongars, peuple chamaniste, admettent l’existence d’un monde visible et d’un monde invisible, ce dernier ne pouvant être compris que par l’intermédiaire du rêve. Pour eux, le rêve est la capacité de pouvoir entrer en connexion avec le monde invisible qui nous entoure. Et c’est grâce à cette connexion que les hommes peuvent accéder à la compréhension du monde invisible. « […] ce monde invisible auquel nous devrions savoir nous connecter dans le besoin » (p.34). Dans notre société, cette connexion s’effectue, selon Laval-Jeantet, dans le domaine de l’art. Grâce aux pratiques artistiques l’homme acquiert et exprime une vision plus subjective du monde, moins rationnelle, et donc plus connectée à ce monde invisible. Il est amené à « […] se laisser guider par des entités extérieures » (p.35). Ces entités extérieures le dépossèdent du sentiment de toute-puissance et de contrôle, sentiment omniprésent dans une société matérialiste en progression constante qui est centrée sur la technologie. La création artistique serait donc une connexion, une capacité cognitive permettant à l’homme de se relier à son environnement et d’ainsi mieux l’appréhender.


    Le miroir de l’esthétique de Xavier Lambert aborde la question de la définition et de l’émergence du phénomène de l’émotion. Il se base sur le psychiatre et psychanalyste Jacques Lacan qui définit le réel comme étant quelque chose d’impossible à saisir. Mais dans sa volonté d’agir et de comprendre le monde qui l’entoure, l’homme désire saisir le réel. Par conséquent, lors de la perception d’un évènement, l’être humain est confronté aux contradictions qui existent entre l’évènement qu’il perçoit, ses attentes et sa représentation du monde. Et c’est de cette situation problématique que naît l’émotion. « L’organisme et le réel ne font plus qu’un par le trouble qui saisit l’organisme dans sa compréhension du réel » (p.43). Selon Lambert, l’émotion artistique, celle que l’on éprouve lors de la création ou de la réception d’une œuvre, découle du même processus. C’est elle qui permet de relier l’homme à l’œuvre artistique en l’impliquant émotionnellement dans la relation. A travers le phénomène de l’émotion, l’homme accède ainsi à la création et/ou la compréhension de l’œuvre.


    Christian Xerri, chercheur en laboratoire de neurosciences intégratives et adaptatives, cherche à déterminer ce qui singularise le cerveau de la personne pratiquant une activité artistique. Tout cerveau a une plasticité, c’est-à-dire une capacité à remodeler ses connexions en fonction de l’environnement et des expériences vécues par l’individu. C’est ce qu’on appelle la neuro-plasticité. Cette capacité est fondamentale pour l’apprentissage et la pratique artistique notamment. Xerri prend pour exemple la musique. L’apprentissage d’un instrument, la lecture d’une partition, la production de gestes, tout cela opère au sein du cerveau des transformations ce qui nécessite une certaine plasticité de celui-ci. Transformations bénéfiques pour l’artiste car elles lui permettent d’établir des connexions de plus en plus rapides entre ses idées, ses sensations, ses sentiments et d’ainsi développer sa créativité. « […] Les artistes ont, durant des années, développé des modes de pensée et associations d’idées, ainsi que des pratiques favorisant leur propre expression artistique » (p.109). Il en ressort donc que l’expérience artistique influence fortement la structure et le fonctionnement du cerveau ainsi que les états émotionnels.


    Avec
    Image et regard. Poïesis et émotion esthétique à l’ère du numérique, Camille Prunet, docteur en esthétique et sciences de l’art et chercheuse au laboratoire L’Art et l’Eau, analyse les influences qu’exerce la pratique des technologies numériques actuelles sur la création et l’émotion. Elle constate dans notre société l’existence d’une longue tradition qui a toujours encouragé et valorisé le progrès technologique. Depuis l’invention de l’horloge à celle de l’ordinateur, l’homme ne cesse de chercher à maîtriser son environnement. Cette volonté de domination a de grandes conséquences sur les pratiques artistiques. L’ordinateur, conçu initialement comme un outil de calcul, s’est transformé en machine influençant notre relation au monde, un « filtre invisible appliqué à notre perception du réel » (p.79). Par sa logique machinique, il nous impose ainsi un rapport de plus en plus rationalisé avec le monde. Le réel représenté dans une image numérique devient une suite de chiffre « une représentation chiffrée du réel » (p.89). Pour lutter contre cette uniformisation et rationalisation de l’art, l’artiste doit créer une vision incompatible avec celle de la technologie numérique. Julien Prévieux s’applique dans ses créations à hacker des ordinateurs afin de déconstruire leurs processus machiniques. Par cette action il remet en question le pouvoir et l’influence de la machine sur l’homme et sa vision du monde. Il dénonce la vision positive associée à la technologie et espère ainsi amener une construction nouvelle du regard de l’homme sur son monde. Quant à l’artiste Vera Molnar, elle valorise dans ses oeuvres les erreurs, les hasards, dans le but de mettre le doigt sur la rigueur et la justesse implacable de l’informatique.


    L’ouvrage traite, au fond, une question philosophique. Car cette tentative d’analyser les phénomènes uniques et complexes de la création et de l’émotion témoigne d’une forte volonté de rassembler les domaines de l’art, du savoir et de la recherche. C’est un appel à la collaboration que fait Xavier Lambert car l’art, plus que jamais, doit faire face à une rationalisation extrême de la pensée dans une société de plus en plus soumise et dépendante de la technologie et de la rentabilité. Il n’y a rien de machinique dans le processus de création artistique d’une œuvre et de sa réception. Au contraire, ce phénomène nécessite avant tout une interaction subtile et constante entre des phénomènes cognitifs et émotifs. Tout y est organique, subjectif, humain. Xavier Lambert définit lui-même cette capacité propre à l’homme. « […] L’espèce humaine est celle qui a été en capacité de transcender l’émotion pour, non pas produire des objets, des artefacts esthétiques, ça, d’autres espèces d’animales le font, mais des œuvres d’art » (p.44). Nous pouvons en conclure que la création, l’émotion et la cognition sont intrinsèquement liées et demeurent un phénomène complexe, un témoignage du mystère de l’homme.


    Valentine Daendliker étudie la philosophie et le français à l’université de Fribourg.