« Espérer, c’est démentir l’avenir. »
Emil Michel Cioran
Préface
« Ça y est, j’y suis. Ça fait des jours que j’y pense constamment, que ça m’obsède. J’en ai marre d’exister, vraiment marre. Vivre m’est pénible, trop pénible. À quoi bon ? Plus j’avance, pire c’est. J’ai plus envie de rien. Toute façon la vie c’est quoi ? Sortir d’un trou pour finir dans un autre ? Peintre réaliste, Courbet l’avait bien compris : « L’origine du monde », « Un enterrement à Ornans », tout est là : on nait, on est puis on n’est plus. L’avenir se mute en passé, l’espoir en regret. On passe puis on trépasse. Woody Allen est lucide lorsqu’il définit la vie comme une maladie sexuellement transmissible au taux de mortalité de cent pour cent. Toute façon je n’ai plus rien à faire ici, plus rien à espérer. Le temps, c’est trop long. Vingt-cinq ans à jouer à cette balzacienne comédie humaine, toute cette mascarade me dégoute. Finalement, ça tient qu’à ça, à un mètre, à un pas. J’ai déjà bien réfléchi, c’est plus le moment. Un verre, deux verres, le courage monte. Un pas en avant et je serai libérer. La mort, tout le monde y passe. En fait, t’es juste un peu plus pressé que les autres, t’étais déjà né prématuré alors... Allez courage. Fais un décompte si tu veux, ça t’aidera peut-être à moins penser. 10, 9, 8… bon jusqu’ici tout va bien… 7, 6, 5, j’arrive à la moitié. Mon esprit reste bien décidé mais mon corps se tend, mon pouls s’accélère, j’ai les mains moites. 4, 3, 2, c’est impossible, malgré ma conviction mon corps refuse de m’obéir, il reste là, figé. Allez vas-y putain, c’est pas le moment de penser. T’en as pas l’audace, pas le cran ? Qu’est-ce qu’y te retient ? À cet instant, j’assiste malgré moi au refus de mon corps. La raison n’est-elle pas l’instance directrice de mon être ? Alors pourquoi ce foutu corps se refuse-t-il à obéir ? Il me semblait pourtant être suffisamment infusé des préceptes stoïciens prônant la maitrise des passions. L’esprit n’est-il pas maitre en sa demeure comme le suggérait Descartes ? Alors pourquoi ça ne marche pas ? Pourquoi je n’y arrive pas ? Dans le cas présent c’est Nietzsche qui me semble avoir vu juste quand il affirme que cette petite raison, ce dérisoire entendement, est bien limité face à la grande sagesse qu’est le corps. Bref, c’est pas le moment de penser ! Allez vas-y. »
«Il n'y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux : c'est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d'être vécue, c'est répondre à la question fondamentale de la philosophie. »
Albert Camus
Introduction
Plus de huit cent milles par an. Selon l’OMS, toutes les quarante secondes, quelqu’un, quelque part, meurt par suicide. Dix fois plus important, le nombre de tentatives est proprement gigantesque. Si les chiffres sont affolants, le cas du suicide demeure de nos jours tabou, l’événement dérange. Étrangement, le suicide d’une personne inconnue interpelle, gêne, il est porteur d’une certaine incompréhension mêlée de culpabilité pour celui qui le constate. C’est que l’individu qui clôt son destin, par son acte même, dresse le procès de la vie, s’adresse à nous. Néanmoins, s'il engendre des réactions extrêmes comme l'estime ou le dégoût, le suicide suscite plus fréquemment la sympathie et la pitié. Rien ne l’arrête, c’est un fait social que l’on peut qualifier d’absolu. Que ce soit à travers le temps, dans les différentes époques allant de l’antiquité au post-modernisme en passant par le moyen-âge ou à travers l’espace, dans les différentes sphères culturelles et les multiples sociétés jonchant notre planète, il est partout. Ainsi, quels que soient le genre, l’âge ou la situation socio-économique, le suicide touche indifféremment des individus hétéroclites partout dans le monde. Pourquoi ? Quelles en sont les causes ? Choix rationnel ? Crime passionnel ? Pathologie ? Décision délibérée ? Impasse fortuite ? Qui veut-on tuer lorsqu'on se donne la mort ? Un passé que l’on regrette ? Un moi que l’on ne supporte pas ? Une vie dépourvue d'intérêt ? Dans cet essai nous effectuerons tout d’abord une investigation philosophique afin d’explorer différentes thèses possibles à propos du suicide. Nous poursuivrons par une analyse sociologique du phénomène, précédée d’une étude sur la légitimité de la sociologie à apporter des réponses à ce sujet. Nous terminerons par une approche psychologique précédée d’une succincte présentation de l’histoire de cette discipline.
«Le suicide, cette mystérieuse voie de fait sur l'inconnu.»
Victor Hugo
Non-être
Tentons tout d’abord de cerner notre sujet : le suicide. Etymologiquement dérivé du latin « suicidium », terme composé du préfixe « sui » signifiant « soi » et du verbe « caedere » signifiant « tuer », le suicide désigne l’acte délibéré de mettre fin à sa propre vie. Dès lors, le suicide serait-il désir de mort ? Peut-on désirer la mort ? Sommes-nous au moins capables de savoir ce qu’elle est ? Car oui, mourir demeure profondément mystérieux. Hormis un célèbre rabbin juif originaire de Nazareth, doté d’un talent oratoire certain et doué pour les mises en scène tragique, nul n’en est jamais revenu. Il nous est impossible de nous représenter la mort. Il est possible de constater la mort d’autrui, on peut se représenter son propre corps matériellement étendu les mains sur la poitrine, on constate avec Héraclite que tout passe et on intuitionne qu’il en sera de même pour nous, par expérience vague nous dit Spinoza. Cependant, il est impossible de se figurer le concept, l’idée de mort en tant que tel. En effet, qu’est-ce que la mort sinon le néant ? Et qu’est-ce que le néant ? Convoquons ici Bergson pour qui l’idée de néant est « une idée destructrice d’elle-même ». Pour celui-ci toutes représentations mentales requièrent un contenu or le « néant » ou le « rien », étant sans contenu, ne sont pas imaginables, pas représentable par la pensée. Cela ne dépend pas des facultés d’imagination du sujet, ce n’est pas un défaut, même l’imagination débridée d’un grand romancier n’y change rien, le concept de néant, à l’image de celui de Dieu, est ineffable. Il n’est délimitable que par des termes négatifs, il est possible de dire ce qu’il n’est pas mais impossible de dire ce qu’il est. Lui ajouter des adjectifs serait faire de l’idée de néant, un étant, ce qui serait problématique. Tout comme le concept de néant, le concept de mort est inconcevable, impensable. Ainsi, la mort est assimilable au néant, au rien. Pour appuyer cela, convions Epicure. En effet, pour ce dernier, la mort n’est rien pour nous. Selon lui, la vie est sensation et la mort absence de sensation. Elle n’est pas à craindre car lorsque nous existons la mort n'est pas là et lorsque la mort est là nous n'existons plus. Rien de bien terrifiant en somme, néanmoins rien de bien désirable non plus, car comment désirer le rien ?
Si nous suivons Platon, le désir trouve son origine dans un manque qui engendre une souffrance. Mais comment pourrait-on manquer de rien ? Comment souffrir de rien ? Platon ajoute que le manque, seul, ne suffit pas à donner naissance au désir. Il faut encore que l’imagination entre en jeu, signale la carence et suggère un moyen de l’assouvir. Ainsi, le désir n’appartient pas au corps, il est une faculté de l’âme qui est, elle, capable de représentations. La mort n’étant pas représentable, n’étant rien, notre thèse selon laquelle le suicide est désir de mort s’avère réfutée.
«Les sauvages ne s'avisent point de se tuer par dégoût de la vie ; c'est un raffinement de gens d'esprit.»
Voltaire
Refus d’obstacle
Si le suicide ne correspond pas à un désir de mort se pourrait-il donc qu’il soit assimilable à une répulsion de la vie ? Si la « vie » s’avère difficile à définir, trop grande pour être mise en boite, elle est. C’est là un avantage considérable face au néant de la mort. Cependant, être, exister, avoir à vivre, peut s’avérer difficile. Il est vrai que la vie se termine toujours mal. Mais ne soyons pas trop pessimiste, ne dit-on pas que la vie est belle ? Qu’elle vaut la peine d’être vécu ? Cette seconde expression populaire, en associant peine et vécu, met le doigt sur le paradoxe. La vie, dans sa totalité, aurait une valeur supérieure, un poids plus élevé que le poids des peines, des souffrances qu’elle implique. Pourquoi ? N’est-ce pas étrange d’estimer sa peine de vivre supérieure à la délivrance que serait la mort ? Qu’est ce qui nous pousse, contre vents et marées, à ramer toujours et encore dans cette galère ? Personne ne l’a choisi, c’est bien malgré nous que nous sommes. Chacun de nous s’est retrouvé, contre son gré, à la suite d’une course folle et d’une longue gestation, projeté dans l’existence. Nous voilà donc confronté à la pénibilité de la tâche. Il est néanmoins remarquable qu’un certain nombre de déterminismes, biologique, sociologique, historique, hasardeux et inégalitaire pour sûr, peuvent rendre la besogne plus compliquée à certains qu’à d’autres. Corps, parents, pays, époque, on ne choisit rien. Ainsi, le charme, le charisme, la richesse, le pouvoir, peuvent rendre le trajet plus aisé mais ne se trouve pas distribués équitablement parmi les mortels. Tempéraments, caractères, complexion, les cartes semblent aléatoirement distribuées. Si Dieu existe, c’est à coup sûr un croupier aveugle. La vie peut s’avérer difficile et les peines peuvent peser très lourd, peut-être trop lourd. «Décider si la vie vaut la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie» écrivait Albert Camus, le problème demeure le même aujourd’hui. Mais ne plus vouloir de la vie, rejeter sa vie, est-ce moral ?
À cette question l’ensemble des religions monothéistes répondent par la négative. Traditionnellement, ces théologies déistes considèrent l’homicide comme un péché et le suicide comme un homicide égoïste. La faute est passible de la damnation éternelle, c’est long. Sous ces latitudes dogmatiques, la soumission divine est totale : Dieu donne l’impulsion vitale, Dieu décrète l’heure de la mort. Entre les deux, prier est permis. Mentionnons néanmoins le cas particulier de l’Ecclésiaste, livre de la Bible Hébraïque, de l’ancien testament, qui contraste avec le reste du corpus. « Vanité des vanités, tout est vanité » commence le traité, « […] Quel profit l’homme retire-t-il des peines qu’il se donne sous le soleil ? Une génération s’en va ; une génération lui succède ; la terre cependant reste à sa place. Le soleil se lève ; le soleil se couche ; puis il regagne en hâte le point où il doit se lever de nouveau. […] » poursuit-il amèrement. Néanmoins, l’Eglise s’est modernisée et l’actuel pape François en est l’incarnation. Il est désormais d’usage de traiter le suicide avec compassion, de le considérer non pas comme un péché, mais comme un acte de folie. Remarquons que cette posture a pour effet d’ôter aux personnes suicidaires leur responsabilité et à l’acte suicidaire son caractère de liberté. Quittons le champ théologique pour revenir à nos moutons philosophiques.
Pour Kant et son impératif catégorique il en va de même, le suicide n’est pas permis. En effet, l’auteur de la Critique de la raison pratique considère que pour qu’un acte soit qualifié de moral, il doit pouvoir être universalisable. Il nous faut agir de telle manière que la maxime de notre action puisse être élevée au rang de maxime universelle. Ainsi, dans notre cas, cela donnerait lieu à l’extinction de l’espèce. Conséquemment, pour Kant mettre arbitrairement fin à sa vie n’est pas un acte moral car un « tel arrangement ne serait pas un ordre de choses durable ». Mais qu’est-ce qu’un homme, ou une femme évidemment, en a à faire de la morale dans le cas où il, ou elle, en arrive à la situation de penser au suicide ? Que pèse la morale face à un tel désespoir ? Nous répondrons paradoxalement que dans ce cas extrême, face à ce découragement absolu, la seule chose qui peut infléchir la courbe de l’anéantissement, a minima faire reculer le moment fatidique, c’est bien la morale. Pourquoi ? Car dans ces moments de désespoir, il n’y a plus de motivation intrinsèque, plus de désir de quoi que ce soit, le salut ne peut donc qu’être extrinsèque. Si l’on se borne à rechercher un motif égoïste, autocentrée, nous ne trouverons rien. La seule chose qui soit capable de retenir un individu dans une telle situation c’est celle de faire du mal, non pas à lui-même, mais aux autres. Ainsi c’est l’attachement, le lien, le fait que le malheur soit transmissible et que des proches en seront affectés, c’est ce fait inadmissible et uniquement celui-ci qui peut sauver. C’est ainsi que la morale empêche l’acte.
Nous avons jusqu’ici exploré deux interprétations possibles du suicide, l’une comme désir de mort qui s’est avéré réfutée faute à une contradiction dans les termes et l’autre en tant que rejet de la vie, que l’on a considéré comme moralement inadmissible. Pour la suite de notre investigation nous étudierons l’articulation entre le suicide et la notion de volonté. En effet le suicide peut s’entendre : premièrement comme un manque de volonté, un manque d’abnégation, de force qui conduit à l’abandon pur et simple et secondement comme un excès d’une volonté pervertie, comme une utilisation excessive de la liberté. Le terme de volonté se révèle polysémique, si l’on considère l’Homme comme doté d’un libre arbitre, on peut définir la volonté comme la faculté de déterminer ses actes en fonction de motifs rationnels, elle se rapproche ainsi de la notion de liberté. Le pouvoir de faire ou de ne pas faire quelque chose dépendrait d’elle. Dans un autre registre, elle peut également être définie comme la disposition de caractère qui porte à prendre des décisions avec fermeté et à les conduire à leur terme sans faiblesse, en surmontant tous les obstacles, dans ce cas elle se rapproche de la notion de persévérance, d’obstination.
«Le suicide ! Mais c'est la force de ceux qui n'en ont plu, c'est l'espoir de ceux qui ne croient plus, c'est le sublime courage des vaincus.»
Guy de Maupassant
Lucidité troublante
Dans le cas du suicide par manque de volonté, c’est la volonté dans sa conception psychologique qui est visée, c’est la ténacité qui est incriminée. Ainsi, serait-il possible de manquer de volonté au point de déclarer forfait, de quitter la partie ? À moins que ce ne soit une posture de mauvais joueur ? Dans son roman « L’extinction du domaine de la lutte », l’écrivain Michel Houellebecq nous dépeint une société dans laquelle, sous l’influence du modèle libérale, la compétition règne en maitre. Dans cette société postmoderne atomisée, la lutte entre les différentes classes sociales, entre les individus, se voit agrandie à tous les horizons, du travail à la sexualité. Ainsi, dans ce monde néolibéral ou l’individu est livré à lui-même, ou la compétition fait rage, le narrateur s’en est bien tiré du coté professionnel. Il est cadre dans une entreprise et dispose à ce titre d’un revenu confortable. Cependant, du côté personnel, c’est la débandade, au sens propre comme au figuré. Dépourvu de beauté comme de charme il se trouve dans l’impossibilité de fournir à une femme la satisfaction narcissique requise pour la séduction, elle-même nécessaire et précédant tout acte sexuel. Il est seul, disqualifié des olympiades de l’amour et du sexe. Perspicace analyste de la situation globale, peut-être excessivement lucide sur sa situation particulière, le narrateur est en proie à de fréquents épisodes dépressifs et souhaite parfois tout arrêter, sans parvenir à s’y résoudre. Toujours en quête d’un surplus de plaisir, d’une rentrée d’argent, sa condition est pathétique. Pour résumer, Houellebecq nous présente, avec une acuité particulière, une situation bouleversante, navrante, dans laquelle l’individu se retrouve boudé d’Éros. N’ayant pas le privilège d’avoir reçu une bonne main, le narrateur ne dispose objectivement pas des cartes qui lui permettront de tirer son épingle du jeu. Dès lors, pourquoi poursuivre ? Pourquoi résister à Thanatos ? Pour assister, hébété, à son impuissance ? Pour constater, sidéré, de combien le dépasse l’injustice du destin ? Pourquoi persévérer, pourquoi s’entêter ? Pour expliquer cela, deux pistes s’ouvrent devant nous.
La première voie, ouverte par Spinoza, est celle de l’immanence, du conatus. La seconde est celle de la transcendance, de la volonté de puissance, ouverte par Nietzsche. Si l’on suit Spinoza dans la brèche qu’il a ouverte dans l’épaisse jungle de l’ignorance, nous découvrirons le concept du conatus (qui n’est toutefois pas de première main puisqu’il le reprend à Hobbes, son homologue anglais). Le conatus, Spinoza le définit comme l’effort par lequel « chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être ». Selon l’ontologie spinoziste, une « chose » peut désigner, sans distinction, une pierre, une fleur, un ornithorynque ou un être humain, ce dernier n’étant pas « un empire dans un empire ». Ainsi, dans ce bas monde, la loi fondamentale de la vie, c'est la croissance, l’augmentation de la puissance d’agir. Spinoza ne pense pas en termes manichéens, sur Terre, ni bien ni mal absolu, seulement du bon et du mauvais relatif, pour nous. En conclusion, selon Spinoza, le suicide s’explique comme la conséquence d’un état de servitude de l’homme soumis à des causes externes qui s’opposent au conatus. Nous sommes vaincus de l’extérieur par un élément n’entrant pas en adéquation avec notre complexion intrinsèque. Ainsi, le suicide n’est pas conforme à l’effort pour persévérer dans son être, il n’est pas explicable en termes de manque de volonté.
Si l’on suit Nietzsche dans les hauteurs ou le mène ses promenades, nous y trouverons la notion de volonté de puissance. Afin de saisir toute la complexité de ces notions, qui ont pu être interprétées de façon détournée et malencontreuse durant l’histoire, nous aurons besoin de la notion physique d’entropie. En thermodynamique, l’entropie est une grandeur physique qui caractérise le degré de désorganisation d'un système. La notion opposée, la néguentropie, désigne pour sa part l’évolution d'un système qui présente un degré croissant d'organisation. Ainsi, selon Nietzsche la volonté de puissance, dans son sens général, qualifie « l’être du Devenir », c’est-à-dire tout ce qui, dans l’univers, est créateur de formes, de nouvelles synthèses, tout ce qui s’arrache à l’entropie naturelle comme perte d’information, tout ce qui contredit les processus de dégradation morbide. Pareillement au conatus de Spinoza, la volonté de puissance s’observe partout dans la nature, elle inscrit sa dynamique dans toutes les couches de ce qui est, de la matière inanimée aux êtres humains en passant par les règnes animal et végétal. Ainsi, la notion de volonté de puissance est assimilable à la notion de vie dans ce qu’elle a de néguentropique. Elle désigne cette lutte acharnée et permanente, organisatrice et structurante, qui s’oppose au chaos, à la tendance entropique, à la déstructuration, la désagrégation, l’anéantissement. Pour terminer, rassurons notre anti-héros houellebecquien, selon Cioran, le pire est derrière lui, il est déjà né.
«Le suicide, c'est l'ultime expression de la liberté. De savoir que je peux choisir ma mort, ça m'aide à vivre.»
Guy Bedos
Enchainé au détachement
Dans l’autre cas, celui du suicide par excès de volonté, c’est la volonté dans sa conception métaphysique qui est visée, c’est la notion de libre arbitre qui est pointée du doigt. Il serait ainsi concevable qu’un homme use ultimement de sa liberté dans le but d’abroger toutes libertés ultérieures. Dans ce cas, c’est la question de la motivation qui s’impose. Raison ou passion ? S’agit-il d’une décision prise rationnellement, après une évaluation comparée des avantages face aux inconvénients ? Ou s’agit-il au contraire d’une angoisse qui nous surpasse ? Pour le premier cas, celui de la décision rationnelle, nous nous appuierons sur le stoïcisme. La philosophie stoïcienne, rivale de la philosophie épicurienne durant la Grèce antique, préconise d’aborder l’existence avec froideur et détachement. Elle repose sur l’idée selon laquelle il faut être maitre de ses émotions, ne pas se laisser contrôler par le désir du plaisir ni la peur de la douleur, avancer avec rationalité et accepter son destin. Le système philosophique stoïcien repose sur trois piliers : la logique, la physique et l’éthique. La dimension qui nous importe ici est celle de l’éthique. Cette doctrine sépare les choses en trois parties distinctes : les biens, les maux, les indifférents. Pour résumer, font partie des biens l’ensemble des vertus telle que tempérance, justice, courage, etc. ; font partie des maux les vices telles que l’intempérance, l’injustice, la lâcheté, etc. La vie, la santé, la richesse se voient pour leurs parts reléguées sous la bannière des indifférents. Néanmoins, les indifférents sont de deux types, préférables ou non-préférables. La vie, la santé et la richesse se situent tout de même du côté des préférables et la mort, la maladie et la pauvreté sont qualifiées de non-préférables, à repousser. Quid du suicide ? Préférable, certes, la vie, selon les stoïciens, demeure cependant parmi les indifférents et seules les vertus peuvent prétendre au rang de bien. La vie n’est donc pas placée au sommet de la pyramide, la vertu lui est préférable, elle est le souverain bien. Non préférable, la mort n’en demeure pas moins un indifférent également. Nous pouvons donc déduire que si, par un revers de fortune qui m’échappe, il m’est impossible d’agir vertueusement, l’éthique stoïcienne n’interdit pas l’annihilation, elle ne la considère pas comme mal. Appuyons tout de même sur le fait que le stoïcien tendra plutôt à accepter la mort quand elle se présente irréfutablement à lui plutôt que d’aller volontairement au-devant d’elle. Cette éthique de la raison pure peut cependant apparaitre trop rigide, cette sérénité trop hégémonique pour être crédible, cette posture trop difficile à tenir pour un être humain. En cela le doute est permis quant à la possibilité, pour un être de passion tel que l’être humain, de respecter pareils préceptes.
«La pensée du suicide est une puissante consolation, elle aide à passer plus d'une mauvaise nuit. »
Friedrich Nietzsche
Censé sensé
La question du sens de la vie à déjà fait couler beaucoup d’encre. Prise dans son acception commune, le sens d’une chose peut se rapporter à son orientation, à la direction qu’indique une flèche. Selon cette définition, indubitablement, la vie pointe vers la mort, la direction est certaine, un cercueil ou un vase, pour sûr le néant. Blague à part, la question du sens, de la signification de l’existence, semble inhérente à la nature humaine, l’être humain semble avoir un besoin essentiel de chercher, et de trouver en sus, une raison, un motif, une cause, qui justifierait son insignifiante existence. Le terme essentiel peut ici s’entendre selon deux acceptions distinctes. Selon la première, celle du langage courant, la notion d’essentiel se rapporte à une chose d’un intérêt majeur, d’une importance capitale ; selon la seconde, philosophique cette fois : est essentiel ce qui fait partie de l’essence d’une chose, de sa nature intrinsèque, ce qui la caractérise en propre. Ainsi, cette quête de sens fait pleinement partie de la constitution d’un être humain, c’est un besoin qualifiable de naturel au même titre que boire et manger. Il est vrai qu’au premier abord la vie peut sembler absurde, l’individu livré à lui-même se trouve projeté sans son consentement dans un monde hostile totalement indifférent à son sort, où la compétition écrase la coopération, où le bonheur est une denrée rare et la souffrance commune. Elle peut même paraitre tragique, le fait est que dès la naissance le compte à rebours est lancé, la mort approche. En plus d’être qualifiable d’absurde ou de tragique la vie peut également porter l’adjectif de mystérieuse. En effet, le mystère est total. La vie, le temps, l’espace, l’univers, sont des phénomènes difficiles à appréhender pour la cognition humaine. Y’a-t-il un grand architecte ? Notre existence est-elle contingente, résultant de processus purement hasardeux, ou nécessaire, prévue dès le départ par une entité supérieure ? Se prolonge-t-elle après la mort ? Habitons-nous la seule planète accueillant la vie ? Ces questions, pouvant plonger dans l’angoisse les esprits les plus fragiles, semblent prendre racine dans le sentiment que l’anglais nomme « awe ». N’ayant pas vraiment d’équivalent dans notre langue ce terme désigne un sentiment pourtant universel, celui que procure par exemple la prise en considération de l’immensité du cosmos, de la colossale carrure d’une montagne ou encore de la puissance d’un coup de tonnerre et qui peut être défini comme un sentiment accablant de révérence, d'admiration mêlée de crainte devant quelque chose d’immense, d’extrêmement puissant, de sublime selon l’acception kantienne. Devant ces stupéfiants spectacles, l’Homme éprouve sa petitesse. Explorons les réponses possibles au questions précédemment soulevées. Si les réponse mythiques et théologiques ont longtemps tenu la barre, répondant aux questions existentielles par des récits révélant d’avantage la faculté d’imagination de notre espèce que des vérités justifiées, la science va changer la donne. En effet, aux cours des siècles, la science a infligé trois graves démentis au narcissisme naïf de l’humanité, affectant par la même son égocentrisme cosmique. En premier lieu, citons le cas de la recherche astronomique de Copernic qui a montré que la Terre, loin d’être le centre de l’univers, n’a qu’une place quelconque et insignifiante dans un univers gigantesque dont nous parvenons à peine à nous représenter la grandeur. En second lieu, citons le cas de la recherche biologique de Darwin ou Wallace, qui, en montrant que l’Homme n’est pas distinct du règne animal, en établissant son arbre phylogénétique, en prouvant sa parenté avec les autres espèces d’hominidés tels que les gorilles ou les orang outans, a affecté l’Homme. Ainsi, progressivement, le modèle héliocentrique et la théorie de l’évolution par la sélection naturelle ont pris le relais du récit biblique, Dieu est mort comme l’a souligné Nietzsche. Dès lors, n’occupant qu’une place dérisoire dans un cosmos indifférent, n’étant qu’une forme de vie parmi une immense variété d’autres, n’étant en rien privilégié par une divinité, l’Homme s’est trouvé destitué de son hégémonie, livré à lui-même. Néanmoins, l’égo humain ayant du mal à accepter que la création ne soit pas produite à son intention, la résistance fut forte. Ainsi, ces découvertes révolutionnaires, jugées provocantes par une population croyante, ne furent pas sans déchainer le tollé général dans la société. L’institution catholique, garante du discours biblique officiel, n’entendant pas se faire déchoir de son autorité, se verra mettre en place un tribunal relevant du droit canonique, une juridiction ecclésiastique en charge de sanctionner les discours hérétiques nommée Inquisition. Ainsi, la religion s’opposera au progrès de la science et il faudra attendre le développement de la nouvelle philosophie et la révolution des Lumières pour porter une estocade décisive au dogmatisme scolastique et diffuser massivement le savoir. Nous pouvons également ajouter à ces deux premières brisures les découvertes récentes dans le domaine de la paléoanthropologie qui ont montré, notamment grâce aux progrès de la génétique, que notre espèce, Homo sapiens, n’est même pas la seule espèce du genre Homo. En effet, d’autres formes d’humanité ont également existé, d’autres espèces humaines ont habité ce globe, l’existence d’Homo floresiensis, d’Homo luzonensis, d’Homo denisovensis et d’Homo neanderthalensis est avérée et les spécialistes attestent même d’un certain compagnonnage de notre espèce avec cette dernière, notre ADN contenant environ deux pourcents d’ADN néandertalien. De plus, les théories actuelles émanant du domaine de la cosmologie et de l’astrophysique ne sont guère plus flatteuses. En effet, grâce à l’observation du rapide éloignement des astres, par une extrapolation en sens inverse, l’abbé Lemaitre fut le premier à proposer sa théorie de l’atome primitif donnant lieu à l’actuelle théorie du big bang. Selon cette théorie, l'univers n'a pas toujours été tel qu'il se présente aujourd'hui à nos yeux, lui aussi a une histoire, un début et peut être une fin. Soumis à l’entropie, il semble en effet se destiner, à terme, à une tragique mort thermique. Ainsi, les planètes, les étoiles, l’ensemble des galaxies, l’intégralité de la matière baryonique, étaient au départ contenues dans quelque chose d’infiniment plus petit qu’une tête d’épingle. Le temps, l’espace, n’ont pas toujours existé sous cette forme, ils ne sont pas éternels et immuables. Selon Einstein le temps et l’espace n’ont même pas d’existence propre, ils sont mêlés, interdépendants, apparaissant comme les deux faces d’une même pièce. L’espace-temps est la trame de fond dans laquelle la matière se déploie, cependant la densité de la matière est susceptible d’agir sur ce tissu et de le déformer. En sus, il parait que ce tissu est par endroit troué, les trous noirs, inconcevables pour Einstein, semblent en réalité être légion et se prêtent même à des shootings télescopiques. Le progrès des connaissances ont également permis d’estimer la date de péremption de notre lampe chauffante qu’est le soleil, qui, bien qu’il ait été conçu bien antérieurement à l’ère consumériste, est lui aussi victime de l’obsolescence programmé. En résumé, l’univers va mourir de froid et la Terre mourir de chaud, brûlée par un soleil en expansion, mutée en ce que les spécialistes ont paradoxalement baptisé une naine rouge. Le déploiement de la vie, en partie dirigé par le hasard n’est pas finaliste, l’évolution n’a aucun dessein, aucun plan prédéfini, tout cela n’était absolument pas prévisible dès le départ et n’est pas plus prévisible quant à sa direction future. Si ce constat confère à l’homme une immense liberté, la responsabilité qui l’accompagne peut-être angoissante. Nous aurons remarqué que ces questions, « qu’est-ce la vie ? », « qu’est-ce que l’univers », semblent dériver d’un questionnement identitaire de l’homme qui cherche à déterminer son essence, son rôle, sa place. Mais ces imposantes questions ne dépassent-elles pas les capacités cognitives de notre espèce ? N’oublions pas que notre espèce, comme toutes les autres, est issue de la sélection naturelle et que le cerveau doit son développement à une adaptation à l’environnement. Le cortex est davantage prévu pour des fonctions vitales telles que s’orienter dans un environnement naturel, trouver de la nourriture ou d’autres activités de ce genre ayant trait aux besoins naturels. La question de la saisie du cosmos par l’esprit, de son intelligibilité, de la possibilité d’une compréhension, reste ouverte. Énergie noire, matière noire, trou noir ne porte cet adjectif que pour leur degré d’opacité, pour les difficultés d’intellection qu’ils représentent. Précisons qu’énergie noire et matière noire représente environ 97% de l’univers, ce qui porte notre risible connaissance de celui-ci à hauteur 3%. Pour résumé, on n’y comprend rien. Le mystérieux cosmos et son silence qui effrayait déjà Pascal se dérobe à l’entendement et refuse de nous fournir une réponse au sujet d’un sens prédéterminé. L’évolution, buissonnante, non finaliste, contingente, du vivant ne fait pas mieux. L’univers, la vie, n’ont aucune vocation téléologique. La question « pourquoi ? », si elle est légitime pour questionner les motivations d’un agent, a déjà déserté le champ de l’investigation scientifique à la suite de la révolution positiviste et ne semble pas plus adaptée à fournir une réponse à ce questionnement existentiel. Ainsi n’est-ce pas Nietzsche qui a raison lorsqu’il affirme que « ce n’est pas le monde qui est absurde mais la volonté de lui donner un sens » ?
Heurt dans l’heur
L’eudaimonia, terme grecque composé de la racine daimon, populaire grâce aux déclarations de Socrate au sujet de son génie intérieur, précédée du préfixe eu, signifie littéralement le « bon génie » associé à la notion de « bonheur ». La quête eudémoniste, la recherche du bonheur, fait l’objet d’une opiniâtre prospection depuis que les philosophes de la Grèce antique l’ont élue au rang de souverain bien, de désirable absolu. Activité noétique ou otium pour Aristote, simple ataraxie pour Epicure, assimilé à la vertu par les stoïciens, le bonheur n’est pas un bien parmi d'autres, il n’est pas un moyen mais une fin, la fin des fins, l’ultime but. Il est ce après quoi les hommes et les femmes courent sans relâche, non sans confusion dans la direction à prendre, chacun s’affaire à la tâche. Néanmoins, le « mieux » étant l’ennemi du « bien » comme le dit l’expression populaire. L’être humain étant mu par un désir intarissable, et le désir étant l’expression d’un manque si l’on suit Platon, il est bien rare de trouver un individu totalement satisfait de son sort. À désir illimité carence perpétuelle. Ainsi, « qui parle de bonheur a souvent les yeux tristes » remarquait Aragon, appuyé par Prévert qui affirmait que le bonheur se remarque au fracas qu’il provoque lorsqu’il se dérobe, laissant la porte grande ouverte aux regrets, aux remords, à la nostalgie. Ainsi, le bonheur se fait davantage remarqué par son absence. Le bonheur est-il universel, ses modalités sont-elles les mêmes pour chaque individu, ou particulier, dépendant de la singularité d’un être ? Absolu, continu dans le temps et étranger aux circonstances, ou relatif, variant en intensité et en durée ? Intérieur, rapportable à un équilibre émotionnel inaltérable, à une sérénité sans faille ? Ou extérieur, assimilable à un revenu élevé, à un pouvoir d’achat décuplé par un gain au loto ? Personnel ou collectif ? Arrêtons-nous un instant sur l’étymologie du terme bonheur. Le bonheur se définit comme un état de satisfaction intense et durable, distinct du plaisir qui lui est bref. Étymologiquement, le terme de bonheur provient de deux mots latins : bonum et augurum. Le premier, bonum, signifie bon, positif, favorable tandis que le deuxième, augurum, se traduit par augure, présage ou divination et fait donc appel aux notions d’aléatoire, de contingence, qui sont parentes de la notion de chance. Ainsi, si chacun connaît des moments de plaisir tout le monde n’a pas droit à la bonne fortune. Il faut se rendre à l’évidence, le bonheur ne dépend pas entièrement de nous, il dépend pour bonne part des circonstances extérieures, environnementales, sociales, historiques. Dans ce monde chaotique, chacun tente d’apprendre les règles et de jouer sa main, chacun rame, mène sa barque au mieux dans un océan dont les courants sont bien plus puissants que ses petits bras. L’accès au bonheur d’un ukrainien innocent sous les bombardements russe apparait limité, celui d’un migrant à Lampedusa guère mieux. Mauvais endroit, mauvais moment. Nulle justice remarquera-t-on. Le paradoxe est provocant : ceux qui possèdent le bonheur ne le voit même pas, ceux pour qui il est inaccessible ne le voient que trop.
Cependant, si les philosophes de l’antiquité ont érigé le bonheur au rang de souverain bien, Kant destituera ce dernier de la pole position. En effet, si le philosophe allemand définit classiquement le bonheur comme la satisfaction complète des besoins et des désirs de l’Homme, selon lui le bonheur ne peut pas et ne doit pas être notre étoile polaire, il ne doit pas guider notre boussole. Surprenant. Alors quoi ? Comment se pourrait-il autrement ? Prône-t-il un nihilisme funeste ? Sa rigidité de penser dépasserait-elle les limites ? Son austérité l’aurait-elle fait pencher du côté d’un ascétisme mortifère ? N’est-il pas un humain, est-il hors du monde ? Il est vrai qu’au regard de l’ampleur de sa philosophie, de la minutie de sa pensée, de l’immensité de son œuvre et au vu de sa stricte routine quotidienne, le doute est permis. Toutefois, ce n’est pas du tout le cas. En effet, ce que relève Kant c’est que le bonheur est un « idéal, non de la raison, mais de l’imagination ». Qu’est-ce à dire ? Ce que veut nous faire comprendre Kant c’est que le concept de bonheur, idem que pour celui de mort comme vu précédemment, est un concept creux, une boite vide. Ce n’est pas qu’il soit ineffable, c’est qu’il ne désigne rien d’autre que la levée de toutes les tensions, l’annihilation du désir et des problèmes liés à l’existence, la fin de la souffrance. Cependant, nous aurons remarqué non sans stupeur que cette définition colle assez bien avec celle de la mort biologique, parallélisme troublant. Ainsi le concept de bonheur émerge par contraste avec l’idée d’insatisfaction ressentie par un être, il est en quelque sorte son négatif, son opposé, l’autre face d’une même pièce. L’être constate l’imperfection de sa situation sans parvenir à définir clairement comment s’en dépêtrer, s’il constate l’impasse rien ne lui indique quel chemin emprunter pour sortir du labyrinthe. Tout homme désir être heureux mais personne ne sait précisément définir ce qu’il veut réellement, paradoxalement l’idée de bonheur n’aide pas tellement à être heureux. C’est que la vie est un apprentissage et que cette prospection eudémoniste requiert de l’expérience, c’est une recherche empirique nous dit Kant. Il met ainsi le doigt sur un problème trivial, personne ne connait par avance ni ce qui va le faire souffrir ni ce qui va faire son bonheur. Tel homme court après l’argent, l’érige au rang de fin au lieu de le considérer comme un moyen, pourtant le dicton populaire n’affirme-t-il pas que « l’argent ne fait pas le bonheur » ? Certains sont si pauvres que la seule chose qu’ils possèdent est l’argent… Tel autre court après la connaissance mais la sortie de la caverne peut brûler les yeux, Voltaire, avec l’ironie qu’on lui connait, lui répondrait que « l'esprit est tout le contraire de l'argent ; moins on en a, plus on est satisfait. », « qui ajoute à sa lucidité ajoute à sa souffrance » trouve-t-on dans l’Ecclésiaste. Un troisième, hédoniste n’ayant pas été mis en garde par Épicure, s’adonnera à une sisyphéenne collecte des plaisirs, qu’il se garde de terminer sa course dans la débauche. Si luxure et gourmandise figurent dans la liste des péchés capitaux cela n’est pas sans raison, une sagesse ancestrale, empirique, étant à la base de ce premier code juridique. Ainsi la pensée occidentale a créé une boîte mais ne sait pas comment la remplir, la définition du bonheur échappe, il est une sorte de mirage, d’illusion d’optique ou plutôt d’illusion cognitive, émotive. Tel un arc en ciel, la lumière du soleil, la joie, se réfracte sur les gouttes de pluie, de tristesse, faisant apparaitre une myriade de couleurs, de modalités, à l’œil humain. Tel un arc en ciel, quand on l’approche il s’éloigne d’autant. Nous conclurons avec Marcel Achard que « Le bonheur, c'est la somme de tous les malheurs qu'on n'a pas. »
Pour sa part, la très pragmatique culture chinoise, marquée par des centaines d’années d’agriculture, par une itérative alternance d’abondance et de disette, exprime l’idée de « bonheur » par l’idéogramme fú (福). Composé de deux parties que sont la clé 禾 qui représente la céréale et le phonogramme 畐 qui signifie abondance, la tradition chinoise s’est préservée d’une recherche abstraite pour s’en tenir à une définition terre à terre : le bonheur c’est un grenier plein. Si dans la société d’abondance dans laquelle nous baignons la problématique de la famine semble lointaine rappelons que ce n’est qu’un fait très récent et très localisé dans l’histoire de l’humanité.
Après avoir passé en revue différentes thèses philosophiques à propos du suicide et effectué un nettoyage conceptuel, la partie suivante étudiera la légitimité de la sociologie et ses apports pour terminer sur une étude psychologique.
«Tous les hommes recherchent d'être heureux. Cela est sans exception, quelques différents moyens qu'ils y emploient. Ils tendent tous à ce but. (…) La volonté ne fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. C'est le motif de toutes les actions de tous les hommes. Jusqu'à ceux qui vont se pendre.»
Blaise Pascal
Suicide, collectif
Auguste Comte, philosophe et mathématicien à l’origine du mouvement positiviste qui s’écarte de la théologie et de la métaphysique pour s’en tenir à l’objectivité scientifique, sera également l’initiateur d’une physique sociale. En extrapolant des principes issus de la physique et en les appliquant à la société il étudiera la statique sociale visant à déterminer les forces qui maintiennent la société ensemble ainsi que la dynamique sociale qui à l’inverse s’attèle à identifier les causes du changement social. Si les quatre interactions élémentaires que sont l'interaction nucléaire forte, l'interaction nucléaire faible, l'interaction électromagnétique et l'interaction gravitationnelle sont responsables de tous les phénomènes physiques observés dans l'Univers, Comte s’attachera à débusquer les forces sous-jacentes du corps social. Cette nouvelle approche scientifique de l'étude du fonctionnement de la société humaine sera nommée sociologie et prétendra pouvoir rendre compte du comportement des individus par des raisons sociétales. Dans cette optique la psychologie du sujet n’est pas première dans l’explication de son comportement car elle est insidieusement influencée par ses conditions d’existence. Le sujet se fait en quelque sorte emporter par des courants sociaux puissants, il adhère inconsciemment à un certain nombre d’attitudes et d’opinions préfabriquées. Pour donner un exemple de cela citons les travaux de Pierre Bourdieu au sujet de l’habitus. Ses recherches tendent à démontrer que les comportements et les gouts de son entourage proche, de sa classe sociale, influent grandement sur l’individu en cours de socialisation. Ce dernier va donc acquérir un capital social, différents selon sa place dans la société, incorporer un style de vie et adapter la grille d'interprétation correspondante. Ainsi, prolétaire et bourgeois, selon l’acception marxiste, n’ont pas les mêmes codes, pas les mêmes pratiques, pas le même vécu, pas les mêmes lunettes et donc pas le même regard sur le réel. Une bonne illustration de ce phénomène est le langage différemment usité en fonction du capital culturel dont dispose l’individu. Le capital économique aura pour sa part une influence considérable sur les opinions politique. Pour résumer, si la sociologie se targue d’expliquer les comportements individuels, elle doit avoir son mot à dire sur le suicide.
C’est à Emile Durkheim, l’une des figures majeures de la sociologie moderne, que nous devons la première analyse sociologique du suicide. Remarquons que la sociologie procède par une analyse extérieure, en troisième personne, et que l'objectivation n’est en aucun cas assimilable avec l’objectivisme. Les vérités sociologiques sont statistiques. Selon lui, le suicide peut s’entendre comme un fait social. Un phénomène dont on pourrait penser de prime abord qu'il est déterminé par des raisons relevant de l'intime, du psychologique, est également éclairé par des causes sociales, des déterminants sociaux. Ainsi, paradoxalement, la guerre, la révolution, semblent avoir un effet protecteur. En temps de troubles publics, le taux de suicide a tendance à diminuer car durant ce laps de temps les individus sont intégrés autour de grands enjeux nationaux qui ravivent le sentiment d'appartenance et d’utilité. De même la religion, la famille sont des instances d'intégration des individus qui les protègent du suicide. Selon l’analyse de Durkheim, le suicide peut s’expliquer par des motifs liés à l’intégration d’un individu dans un groupe, son immersion dans un tout, et à la régulation des mœurs, des comportements. Ainsi, un défaut d’intégration, lorsque l'individu n'est pas suffisamment rattaché aux autres, célibat par exemple, donnera lieu à un suicide égoïste. À l’inverse, un excès d’intégration, l’incorporation dans une secte par exemple, peut donner lieu à un suicide qualifié d’altruiste, dans ce cas l’individu ne s’appartient plus. Concernant la régulation, elle peut être excessive, dans ce cas les normes, le contrôle social sont trop important et la marge de manœuvre trop limité, la société viennoise des années 1900 en est un bon exemple, ce qui donne cour au suicide fataliste. Dans le cas contraire, un laxisme trop conséquent s’avère également dangereux, une règlementation floue, des désirs mal cadrés laisse place au suicide anomique. En conséquence, le recul de la religiosité et de toutes formes de communautarisme au profit d’un individualisme exacerbé font de l’époque contemporaine une période propice à élever le nombre de suicide égoïste. La libéralisation des mœurs incline pour sa part à davantage de suicide anomique.
« Condamnés à la mort, condamnés à la vie, voilà deux certitudes. »
Alfred de Vigny
Peine et peine
Après avoir présenté la grille de lecture de Durkheim, étudions le cas de la condamnation. La condamnation peut être de plusieurs types : historique, juridique, politique ou encore culturel.
Pour le cas de la condamnation historique nous étudierons sommairement la biographie de Walter Benjamin. Walter Benjamin est un philosophe, historien de l'art, critique littéraire et traducteur rattaché à l’école de Francfort. Né le 15 juillet 1892 à Berlin, il assistera à la défaite de son pays lors de la première guerre mondiale puis à la montée du national-socialisme et de l’antisémitisme. En septembre 1933, alors que la plupart de ses amis et proches sont partis à l'étranger ou sont arrêtés, Walter Benjamin, obligé de s’exiler, émigre en France, à Paris. Peu avant l'entrée en guerre de la France en septembre 1939, il espère quitter l'Europe pour les États-Unis mais n’en a pas les moyens financiers. Le 5 septembre 1939, en tant que réfugié allemand devenu apatride car déchu de sa nationalité, il est convoqué au stade Yves-du-Manoir. Il y reste jusqu'au 17 septembre, date à laquelle il est conduit depuis la gare d'Austerlitz jusqu'au camp de Vernuche. Grâce à des amis intellectuels haut placé, il obtient une décision de libération le 16 novembre. Le 10 juin 1940, quatre jours avant l'entrée de l'armée allemande dans Paris, Walter Benjamin quitte la capitale et se rend à Lourdes. De là, il part à Marseille et arrive finalement à Port-Vendres le 25 septembre 1940 avec l'intention de fuir en Espagne. Le 25 septembre 1940, il y écrit sa dernière lettre, en français : « Dans une situation sans issue, je n'ai d'autre choix que d'en finir. C'est dans un petit village dans les Pyrénées où personne ne me connaît que ma vie va s'achever ». Dans la soirée du 26 septembre 1940, après avoir franchi la frontière, Walter Benjamin, las de fuir, de vivre une vie non choisie, condamné par les événements, par l’histoire, se suicide en absorbant une dose mortelle de morphine.
Le cas de la condamnation juridique se voit illustré pour sa part par la condamnation la plus connue de l’histoire de la philosophie : celle de Socrate. Socrate, considéré comme le père de la philosophie, était un citoyen athénien en quête de vérité. Née d’une mère sage-femme il se donna pour mission d’accoucher les esprits de la vérité qu’ils portent en eux. Armé de sa méthode, la maïeutique, qui se veut être l’art du questionnement, de l’interrogatoire, il déambule sur l’agora, nu pieds, et interpelle ses concitoyens. Rebuté par les rhéteurs sophistes cupides, il enseigne gratuitement et côtoie la jeunesse athénienne aisé. C’est au printemps 399, qu’un procès pour impiété est intenté à Socrate. Ses accusateurs sont au nombre de trois : Anytos, homme politique de premier plan, Mélétos, poète, et Lycon, orateur. Les chefs d'accusation sont les suivants : « ne pas reconnaître les mêmes dieux que l’État, […] introduire des divinités nouvelles et […] corrompre la jeunesse ». À la suite du réquisitoire, la sentence tombe, sur les 501 juges, 280 votent en faveur de la condamnation, 221 de l'acquittement. Invité à proposer une peine, Mélétos demande la peine de mort. Socrate, un brin provocateur, demande, lui, à être nourri au Prytanée, honneur réservé aux citoyens les plus méritants. Les juges trancheront en faveur de la peine de mort et Socrate boira la ciguë avec un courage exemplaire qui ne manquera pas d’en faire le personnage emblématique que l’on connait, résistant encore à l’oubli plus de deux millénaires après sa disparition.
Concernant la condamnation politique, c’est la mort de Sénèque qui sera retenue. Sénèque, penseur de l’école stoïcienne romaine, auteur de traité philosophique et de pièces de théâtre, fut, après avoir été au service des empereurs Caligula et Claude, le précepteur du jeune Néron. En mai-juin 55, il devint même consul suffect ce qui en fait, avec le préfet du prétoire Burrus et Néron lui-même, l'homme le plus influent de l'Empire romain. Sa fortune constitue l'une des plus importantes de son époque, estimée à 75 millions de deniers, elle représente entre 5 et 10% des revenus annuels de l'État romain, elle est colossale et attirera la jalousie. En 65, plongé malgré lui dans la conjuration de Pison visant l’assassinat de l’empereur, Sénèque est contraint, sur l'ordre de Néron, à un suicide forcé et s’ouvrira les veines.
La condamnation peut également se trouver rattachée à des motifs culturels, c’est le cas du hara-kiri. Le hara-kiri, ou seppuku, est une forme rituelle de suicide par éventration, apparue au Japon vers le XIIe siècle dans la classe des samouraïs, intégralement masculine. Dans sa forme traditionnelle il consiste en une ouverture transversale juste au-dessus du nombril, il est considéré comme honorable. En Asie, le ventre est le siège de la volonté, du courage et des émotions, il prend en quelque sorte la place symbolique que tient le cœur en occident. Cette pratique est en général liée au déshonneur ou à la désapprobation et prend racine dans une interprétation culturel. Si de nos jours une diminution notable de cette pratique est attestée, le suicide demeure un phénomène national d'envergure importante au Japon, notamment à cause du phénomène intitulé « karoshi », qui désigne le travail excessif. Durant la seconde guerre mondiale le Japon enverra ses kamikazes se suicider pour le bien de la nation. Ces différents exemples démontrent l’impact de la culture sur le comportement individuel. Remarquons également que le Japon est le pays ayant le plus faible taux de rapport sexuel mais préservons-nous de la badinerie d’y voir une causalité plutôt qu’une corrélation.
«Ce n'est pas que le suicide soit toujours de la folie. Mais en général, ce n'est pas dans un accès de raison que l'on se tue. »
Voltaire
Psycho-illogique / Humeur noir
On peut faire débuter la médecine de l’âme à Hippocrate qui s’écarta des pratiques divinatoire, magiques au profit de l’élaboration d’un savoir et d’un savoir-faire d’un genre nouveau. Il sera l’initiateur de l’examen clinique visant à poser un diagnostic rationnel et précédant la prescription d’une thérapeutique. Sa théorie principale considère qu’une juste proportion des humeurs que sont le sang, la bile jaune, la bile noire, le flegme ainsi qu’un équilibre entre les qualités physiques que sont chaud, froid, humide et sec, est primordiale pour la santé de l’individu. Remarquons que les humeurs désignent alors les liquides du corps. De plus, durant la période hellénistique plusieurs médecins et philosophes remarqueront les effets de certaines plantes sur la psyché et éditeront une pharmacopée. Ce fait est métaphysiquement intéressant, certaines substances, notamment présentes dans les plantes, affectent le corps et modifient le fonctionnement de l’esprit. Si ce fait ne surprendra pas un chaman amérindien, il est philosophiquement intéressant en ce qu’il démontre l’intrication de la res cogitans et de la res extensa pour reprendre les vocables cartésiens. Ainsi, l’esprit humain, ou plutôt le corps-esprit humain, est susceptible d’être modifié par l’ingestion d’une substance.
Durant le Moyen-Age, le traitement réservé aux déviants, aux désadaptés, aux mauvais sujets pour reprendre le vocabulaire de l’époque est au mieux l’isolement dans un monastère austère et au pire l’expatriation dans les colonies, loin des yeux et loin du cœur. Le bûcher était également à disposition pour les plus extravagants. La création de lieux tels que les hôtel-Dieu, établissements faisant office d’hôpitaux, gérés par des représentants de l’Eglise, permettra la prise en charge des infortunés. La maladie étant considérée comme une punition divine, les soins, reposants sur un fond religieux, sont davantage tournés vers la confession, la communion et la participation aux offices. Les soins médicaux tels que les saignées, les bains ou les sirops, s’ils peuvent être utilisés, ne sont pas primordiaux.
La révolution des Lumières permettra un revirement philanthropique, ceux que l’on nommait jusqu’alors les « insensés » se voit désormais considérés comme des « infortunés », la pensée rationnelle, scientifique, tend à remplacer la vision théologique, les soins médicaux substituent les messes, les damnés sont dorénavant des malades. C’est un changement de paradigme important, la considération de la « folie », terme populaire, ou de l’aliénation mentale, terme savant, comme une pathologie permet de mettre à l’abri des condamnations judiciaires les personnes concernées et de faire progresser la recherche. Les symptômes observés sont de quatre types : manie, mélancolie, idiotisme et démence, mais sont rattachés à la même affection. Les égrotants désertent les hôtel-Dieu, où ils étaient quatre par lit, pour se diriger vers les asiles, nouvelles institutions dirigées par des médecins-chefs. L’étiologie médicale se voit émettre des thèses qui vont d’un coup reçu sur la tête jusqu’à la remise en cause de l’éducation, jugée trop sévère ou trop lâche.
Il faut attendre le milieu du XIXe siècle et le développement de la sémiologie pour que l’unité de la pathologie mentale soit démentie. Les signes sont multiples : confusion, angoisse, phobie, obsession, hallucination, excitation, diverses formes de délires, différentes caractérisations du déficit intellectuel, donnant autant de potentielles pathologies possibles. La connaissance de l’encéphale progresse grâce au développement de la neurochirurgie et au recours à l’expérimentation animale ce qui permet de mettre en relation l'expérience vécue et le comportement du patient avec le fonctionnement du cerveau.
Cette branche particulière de la médecine est de nos jours nommée psychiatrie, distincte de la neurologie elle s’attèle à soigner les affections du psychisme par l’utilisation de substances. Appuyée par la recherche en biologie, en chimie, en neuro-imagerie, et par le développement du secteur pharmaceutique, la psychiatrie dispose aujourd’hui de moyens efficaces pour réduire les symptômes associés aux maladies psychiques. Elle repose donc principalement sur la pharmacothérapie et utilise des molécules aux fonctions antidépressives, neuroleptiques, anxiolytiques, hypnotiques, thymo-régulatrices ou encore psychostimulantes pour combattre des affections telles que les troubles anxieux, les épisodes dépressifs, les troubles obsessionnels compulsifs, les troubles bipolaires, les addictions, la schizophrénie.
La pathologie qui retiendra plus particulièrement notre attention sera la dépression. La dépression mélancolique se caractérise par une vision de soi et du monde dégradée, un pessimiste foncier, des idées d’autodépréciation, d’impuissance, d’incapacité, de culpabilité, d’indignité, des idées délirantes, des idées d’incurabilité, sans être exhaustif. Si le déprimé névrotique est en quête de réconfort, le mélancolique reste muré dans le sentiment d’un malheur irrémédiable. La conscience mélancolique est tout entière envahie par la douleur, le malheur et la tristesse fondamentale, le désespoir. Cette maladie prend racine dans un dysfonctionnement de plusieurs systèmes biochimiques incluant la sérotonine et le cortisol. La sérotonine cérébrale est un neuromédiateur qui sert notamment à diverses régulations : alimentation, sommeil sexualité, mais aussi des processus de récompense et de punition, des interactions sociales, des émotions et des comportements inhibiteurs. Le cortisol, quant à lui, est une des principales hormones du stress.
Pour revenir à notre thématique qu’est le suicide, les recherches ont permis d’isoler des facteurs et des troubles ayant une influence sur les conduites suicidaires. Ces facteurs de risques sont statistiquement associés au passage à l’acte, s’il ne représente pas à un niveau individuel une cause nécessaire, ils sont à un niveau global corrélés à notre phénomène. Les facteurs peuvent être de plusieurs types : économique, familial, conjecturel, psychiatrique. Ce dernier facteur de risque, la pathologie mentale, étant, selon les données actuelles, corrélé à 90% des passages à l’acte, ce qui en fait de loin le plus déterminant. Ainsi, le risque suicidaire est de 20 à 120 fois plus élevé chez les personnes atteintes d’un trouble psychique que dans la population « normale ». Les troubles de l’humeur apparaissent en tête des maladies le plus souvent associées à la suicidalité avec 20 fois plus de probabilité de passer à l’acte quand l’une de leurs modalités est présente. Entre 40 % et 50 % des suicidés souffraient d’une dépression majeure et 29 % des patients bipolaires rapportent au moins une tentative de suicide au cours de leur vie. Un tempérament colérique augmente le risque.
Pour passer d’une échelle de masse à une échelle individuelle, il s’agit cette fois de distinguer des facteurs de risque personnalisés indiquant la vraisemblance de l’imminence d’un suicide. Si l’on étudie l’histoire des suicidants, on découvre que l’acte suicidaire survient à la fin de tout un processus évolutif au cours duquel le sujet a contracté des maladies psychosomatiques ou s’est livré à des toxicomanies et à l’éthylisme. Empiriquement, on distingue généralement deux composantes de la pensée suicidaire : le facteur nommé « désir et idéation » et le facteur nommé « plan et préparation ». Contrairement aux « simples » idées suicidaires, la planification implique une image mentale et une scénarisation du passage à l’acte. À ce titre elle constitue une élaboration plus poussée et un ancrage plus profond, les plans sont plus stables et plus résistants dans le temps. Les études témoignent d’un accroissement du risque lorsque le sujet a un scénario suicidaire en tête. L’individu imagine son futur geste suicidaire afin de s’habituer à la peur de la mort et de la douleur, de se désensibiliser des émotions de peur, des objections morales et d’acquérir une certaine résolution par la répétition mentale de l’acte. L’idée de mourir devient moins dramatique, le tabou suicidaire s’amenuise.
En conclusion, le suicide est souvent l’issue dramatique d’un syndrome dépressif sévère ou du virage mélancolique d’une personnalité bipolaire. Dans ce cas, la mort peut apparaître comme la seule option pour échapper à l’angoisse, la souffrance et l’absence de perspectives qui caractérisent ces maladies. Le sujet suicidaire ne souhaite donc pas mourir, mais cesser de souffrir.
«Que le suicide puisse être souvent conforme à l'intérêt et à notre devoir envers nous-même, nul ne peut le contester, qui reconnait que l'âge, la maladie ou l'infortune peuvent faire de la vie un fardeau, et la rendre pire que l'annihilation. Je crois que jamais aucun homme ne se défit d'une vie qui valait la peine d'être conservée »
David Hume